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Sur l'interprétation d'Alchimie du verbe par Yann Frémy

dans l'entrée Une saison en enfer du Dictionnaire Rimbaud (Classiques Garnier, 2021, p. 732-759).

 

     Est-ce le fait d'écrire pour un dictionnaire ou l'exercice d'un doute méthodique, Yann Frémy, dans son entrée Une saison en enfer du Dictionnaire Rimbaud, n'expose jamais une thèse sans indiquer la possibilité d'une solution différente, avec mention circonstanciée de ceux ou celles qui les défendent. D'où la richesse de l'article, sur le plan de l'information. On perçoit malgré tout assez bien le type d'approche obtenant sa préférence : celle qui décrit Rimbaud tournant sans fin dans son labyrinthe intérieur, sans en trouver l'issue.

     Ainsi, commentant le sens à donner aux mots « enfer » et « damné » dans le livre, il risque, à titre d'hypothèse, l'idée suivante :

Une hypothèse séduisante est qu’Une saison en enfer est une prosopopée, la version imprimée s’ouvrant sur des guillemets qui ne sont pas refermés, une idée renforcée par le fait que la section liminaire semble suivre nécessairement « Adieu » sur le plan chronologique. Ainsi, le damné ne sortirait pas de l’enfer. (p. 741)

     Autrement dit, la parole serait donnée à un personnage (différent de l'auteur ?) qui resterait jusqu'au bout prisonnier de l'enfer puisque, au sein du prologue où il fait don à Satan de son « carnet de damné », ce dernier, par définition, est encore présent. Frémy conclut sur une idée très approchante son commentaire d'Alchimie du verbe :

Il y a donc bien deux enfers : l’enfer au passé et l’enfer au présent, qui se nourrit ponctuellement de l’enfer passé. La prose de « Délires II » n’est pas hors-enfer, du moins jusqu’à sa clausule (p. 755).

En effet, comme il vient de l'expliquer, le « délire » annoncé par le titre du chapitre, dont les poèmes en vers sont les témoins, déborde largement des vers sur la prose et contamine de façon variable mais continue le commentaire du narrateur. On ne saurait donc créditer celui-ci d'un point de vue surplombant, distancié, rationnel. Encore moins assimiler sa parole à celle d'un auteur revenu de ses erreurs passées et critiquant ses anciens poèmes. Celui qui s'exprime ici au présent, le sujet énonciateur du récit (et du livre dans son ensemble donc), est encore en enfer. Frémy reprend là pour l'essentiel une thèse naguère développée par Steve Murphy (cf. « Une saison en enfer et Derniers vers : rupture ou continuité », dans Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p. 421-442 et « Une saison en enfer pour (et contre) le lecteur », Revue des sciences humaines n° 313, janvier-mars 2014, p. 179-198).
 

Le dispositif d'écriture

     On peut analyser différemment le dispositif d'écriture propre à Alchimie du verbe. Parmi les neuf chapitres d'Une saison en enfer, Alchimie du verbe est celui qui respecte le mieux les conventions du genre autobiographique. On y trouve nombre de verbes conjugués à la première personne et dans les temps du passé, articulés avec un présent correspondant au moment de l'énonciation. Il s'achève sur la phrase : « Je sais aujourd'hui saluer la beauté ». La première personne du texte est donc assignable à un narrateur parlant à partir d'un savoir (« Je sais... »), acquis à l'issue des événements narrés (« ... aujourd'hui [...]. »). Le vocabulaire est fréquemment dépréciatif. Les modalisateurs d'incertitude abondent (le « comme si », par exemple, dans « Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure [...] » : il va de soi que celui qui parle ici ne partage pas le point de vue de celui dont il parle, il doute fortement des propriétés rédemptrices et lustrales de la mer). Ce sont là autant d'indices de la distance séparant le narrateur actuel (l'autobiographe) d'un personnage qui n'est autre que lui-même, mais dans le passé.
     On observe cependant un trait de style particulier, sur lequel se fonde Frémy pour justifier sa théorie de la contamination. Soit les passages suivants :

Exemple 1 :

Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.
     « Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante... »
     Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

Exemple 2 :

Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement.

Exemple 3 :

À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi, j'ai aimé un porc.

 

Chacun de ces trois passages commence par un verbe à un temps du passé, auquel s'ajoutent un ou plusieurs indices de distance énonciative :

  • ex. 1 : la valeur dépréciative de « je me traînais », « ruelles puantes »

  • ex. 2 : la formule ironique « opéra fabuleux », signe d'un dérèglement psychique porté à son comble

  • ex. 3 : le modalisateur d'incertitude « semblaient »

Mais, dès la phrase suivante, le narrateur abandonne le récit au passé au profit d'un mode d'écriture actualisant. Ce qui n'était que souvenir se projette dans le présent et s'offre comme une action en cours de réalisation. Ce qui paraissait soumis au doute offre les caractéristiques de l'affirmation et de la certitude. La voix du sage passe le relais à la voix du fou, suggérant  à certains commentateurs l'adhésion du premier au point de vue du second :

  • ex. 1 : basculement du récit en une scène de type théâtral (une adresse au Général soleil, placée entre guillemets), suivie d'un commentaire exclamatif hors guillemets, par conséquent assignable au narrateur, introduit par l'interjection « oh ! », dont l'appréciation concernant la scène précédente peut aussi bien être interprétée comme négative que comme positive.

  • ex. 2 : emploi d'un verbe modalisateur de certitude (« je vis » = je compris que..., j'eus la certitude que...).

  • ex. 3 : emploi du présent (« Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange ... ») ; l'hypothèse d'« autres vies », d'abord présentée comme douteuse trouve sa vérification sous nos yeux : « Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. »

    
     Selon moi, il y a là essentiellement, une habileté de conteur, un procédé de dramatisation, de re-présentation du fantasme. On observe dans Une Saison en enfer un éclatement fréquent du récit en petites scènes de théâtre destinées à matérialiser les pensées du narrateur ; il veut fuir l'Occident ... d'un coup de baguette magique, le voilà sur la plage armoricaine ; il voudrait être païen ... le voilà nègre ; il enrage de n'être pas compris... le voilà imprécateur maudissant prêtres et professeurs ; il redoute d'être puni... le voilà jeté en pleine bataille, sous les pas des chevaux ; il se croit damné... le voilà en enfer, le vrai ! L'objectif est de nous faire vivre la crise en direct, comme si les événements étaient notés au jour le jour, à chaud, dans un « carnet ». Et tel est en effet le genre littéraire annoncé par Rimbaud dans le prologue.
    Faut-il aller jusqu'à voir dans cette façon de conter un indice de la participation du conteur à la folie du personnage (celui qu'il a été dans le passé, l'alchimiste du verbe), une preuve d'identification affective de l'auteur avec son fantôme supposément dénigré, comme le pense Frémy ? Personnellement, si l'on prend pour exemple ce que j'ai appelé l'exemple n°1, je ne suis pas sûr que le Rimbaud de 1873 reçoive avec complaisance l'image que cette variante triviale du sacrifice solaire (« le moucheron enivré à la pissotière [...] que dissout un rayon ! ») lui renvoie de ses matinées d'ivresse. Je veux bien qu'on décèle dans l'exclamation du narrateur une preuve d'empathie, mais plutôt assortie d'un sentiment de commisération que d'une manifestation de nostalgie ou d'envie. Faisons à Rimbaud la charité de le croire quand il dit : « cela s'est passé [...] ».

 

Fonction de l'anthologie poétique

     Frémy commence par rappeler les données classiques du débat. Rimbaud multiplie les commentaires peu flatteurs à l'égard des poèmes siens, qu'il reproduit dans Alchimie du verbe. Pourquoi donc les y a-t-il insérés ? Parce qu'il ne les aime pas, se demande-t-il, ou bien plutôt pour les faire connaître ? Mais, dans ce second cas, qui a manifestement sa préférence, pourquoi leur avoir imposé des modifications parfois si malsonnantes ? Il a pris le risque, professe Frémy, de déplaire au « lectorat large » et aux « lettrés conservateurs » (p. 753) dans le but d'« amuser, impressionner » « une autre catégorie de lecteurs plus retreinte » (p. 754) capable d'apprécier ses audaces. Lesquelles ? Frémy ne le précise guère mais il pense probablement au dérèglement des rimes et des conventions graphiques déjà pratiqué dans ses poèmes de 1872, à quoi s'ajoute dans la Saison une rupture généralisée du cadre monométrique — innovation qui met certes en valeur la radicalité de sa démarche subversificatrice (pour le dire comme Philippe Rocher), mais qui a aussi pour fonction d'enrober dans une forme congruente les « divagations spirituelles » (L'Impossible) de son personnage.
     Selon moi, la question est mal posée, et la réponse n'est que partiellement juste. La question n'est pas de savoir si Rimbaud aimait ou pas ses poèmes de 1872. Bien sûr qu'il les trouvait fort réussis comme nous tous. La question est de savoir si, malgré l'insigne beauté de ces textes, Rimbaud avait quelque chose à leur reprocher, une manière, une source d'inspiration, un « contenu » comme on dit, caractéristiques d'une voie dans laquelle il se refusait désormais de continuer. Et tel est bien le cas.
      Les dénommées « chansons », dans leur texte de 1872, sont un modèle d'ambiguïté. D'une part, elles sont empreintes d'une spiritualité diffuse. D'autre part, elles manifestent une tendance à la parodie, au double sens, à la grivoiserie cryptée. Or, quand il révise ses poèmes pour les insérer dans Alchimie du verbe, Rimbaud s'emploie avant tout à les désambiguïser. Il supprime presque entièrement les allusions intimes, les sous-entendus amoureux, et procède à un renforcement proportionnel du signifié religieux (voir l'enquête très détaillée que j'ai consacrée dans ce site à ce phénomène). Il veut soumettre à la critique la religiosité latente de ses textes de l'année écoulée, ceux qu'il a conçus dans la période de collaboration étroite avec Verlaine
      Ce but n'est jamais énoncé. Rimbaud n'adopte pas, contre ses anciens textes, le moyen d'une autocritique argumentée. Il veut faire vivre de l'intérieur à son lecteur ce combat sans fin avec soi-même qu'il appelle le « combat spirituel ». Il faut donc trouver le moyen d'éveiller le sens critique du lecteur, de lui faire deviner et partager ces reproches que l'auteur se fait à lui-même, sans pour autant empoigner trop fort le fouet de la satire. Et ce moyen, c'est l'ironie, dont le principal indice est l'emphase, l'outrance. En passant les bornes de la bigoterie, des formules comme « mon âme éternelle » ou « le vent de Dieu », des arguties théologiques comme le discours sur la « fatalité de bonheur » (« délire », vraiment, des plus délirants, plus encore dans la forme, quand on relit le texte, que sur le fond), provoquent forcément la raillerie de qui s'est tant soit peu émancipé de la jupe des prêtres. En insistant comme il insiste sur le thème de l'impossible comme enjeu de l'aventure poétique, Rimbaud ne peut pas ne pas savoir qu'il forge les armes de certains, au moins, de ses lecteurs contre une conception de la poésie mal dégagée de la pensée métaphysique.
      Par là, Rimbaud poursuit dans Alchimie du verbe, le même règlement de comptes cathartique avec « la sale éducation d'enfance », le même « combat spirituel » contre la spiritualité que celui du damné d'Une saison en enfer. Un sous-thème dans cette rubrique étant la satire particulière à l'encontre de Verlaine et du verlainisme. Il eut été étonnant qu'on ne trouve pas dans Alchimie du verbe, en tant que chapitre spécialement dédié au domaine de la littérature et de la création poétique, quelque écho de cette malédiction lancée dans Adieu contre les « amis de la mort » et les « arriérés de toutes sortes », au rang desquels l'auteur de la Saison ne manque jamais de citer en bonne place l'« artiste ». Je ne cesse de m'étonner que la critique, de façon générale, ne perçoive pas cette cohérence et qu'on puisse écrire, comme récemment encore Michel Murat : « Il ne va pas de soi, par ailleurs, que les variantes [d'Alchimie du verbe] présentent une cohérence d'ensemble » (L'Art de Rimbaud, José Corti, 2013, p. 420, n. 29). Encore ne s'agit-il là que d'une remarque en passant, dans une note.

      Quant à Yann Frémy, il n'en parle pas. Les inflexions sémantiques imposées par Rimbaud à ses textes de 1872 ne sont pas une question pour lui. Leur lien possible avec le sens général de la Saison, ce réquisitoire contre le mensonge et l'illusion métaphysique, semble ne pas l'effleurer. Aussi éprouve-t-il quelque difficulté à situer ce que Rimbaud appelle, à la fin d'Adieu, son « pas gagné ». Frémy la reconnaît quand même, in extremis, cette issue trouvée, cette « victoire » sur « l'enfer ». Mais il s'agit surtout, selon lui, d'une victoire — « modeste » et, à vrai dire, bien problématique — « sur le langage » (p. 755) :

La « vérité dans une âme et un corps » (Adieu) reprend à la religion son bien pour le remettre à hauteur d’homme libre, ce que signifie l’adjectif « loisible ». « Posséder la vérité dans une âme et un corps », inscrit en italiques, accentue la résolution, produit un renforcement énonciatif, permet un projet. Cependant ces formules sont retorses [...]. La « vérité dans une âme et un corps » consacre-t-elle un retour à la phraséologie chrétienne ? L'italique peut être aussi l'indice d'une citation. En effet, les expressions « posséder le vérité » et « dans une âme et un corps » sont fréquentes dans le domaine théologique.
   Finalement, il n'y a pas de pensée sauvage, rien en dehors du savoir. Le monde, dans ses dimensions sociale, culturelle, religieuse, a toujours déjà commencé. Rimbaud est empêtré dans cette boue du « monde
déjà parlé et parlant » selon la formule de Merleau-Ponty [...]. Il ne peut que tenter de remettre à neuf l’existant des mots, de vivre avec une force renouvelée sa vie d’homme complexe, complet. La victoire sur l’enfer est peut-être modeste, mais elle est « acquise » (p. 755-756).