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Est-ce le fait d'écrire pour un dictionnaire
ou l'exercice d'un doute méthodique, Yann Frémy, dans son entrée Une
saison en enfer du Dictionnaire Rimbaud, n'expose jamais
une thèse sans indiquer la possibilité d'une solution différente,
avec mention circonstanciée de ceux ou celles qui les défendent. D'où la richesse de l'article, sur le plan de
l'information. On perçoit malgré tout assez bien le type d'approche
obtenant sa préférence : celle qui
décrit Rimbaud tournant sans fin dans son labyrinthe intérieur, sans
en trouver l'issue.
Ainsi, commentant le sens à donner aux mots « enfer » et « damné »
dans le livre, il risque, à titre d'hypothèse, l'idée suivante :
Une hypothèse
séduisante est qu’Une saison en enfer est une
prosopopée, la version imprimée s’ouvrant sur des guillemets
qui ne sont pas refermés, une idée renforcée par le fait que
la section liminaire semble suivre nécessairement « Adieu »
sur le plan chronologique. Ainsi, le damné ne sortirait pas
de l’enfer. (p. 741)
Autrement dit, la parole serait donnée à un personnage (différent de
l'auteur ?) qui resterait jusqu'au bout prisonnier de l'enfer puisque,
au sein du prologue où il fait don à Satan de son « carnet de
damné », ce dernier, par définition, est encore présent. Frémy
conclut sur une idée très approchante son commentaire d'Alchimie
du verbe :
Il y a donc bien deux
enfers : l’enfer au passé et l’enfer au présent, qui se
nourrit ponctuellement de l’enfer passé. La prose de «
Délires II » n’est pas hors-enfer, du moins jusqu’à sa
clausule (p. 755).
En effet, comme il vient de
l'expliquer, le « délire » annoncé par le titre du chapitre, dont
les poèmes en vers sont les témoins, déborde largement des vers sur
la prose et contamine de façon variable mais continue le commentaire
du narrateur. On ne saurait donc créditer celui-ci d'un point de
vue surplombant, distancié, rationnel. Encore moins assimiler sa
parole à celle d'un auteur revenu de ses erreurs passées et
critiquant ses anciens poèmes. Celui qui s'exprime ici au présent,
le sujet énonciateur du récit (et du livre dans son ensemble donc),
est encore en enfer. Frémy reprend là pour l'essentiel une thèse
naguère développée par Steve Murphy (cf. « Une saison en
enfer et Derniers vers : rupture ou continuité », dans
Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p. 421-442 et « Une
saison en enfer pour (et contre) le lecteur », Revue des
sciences humaines n° 313, janvier-mars 2014, p. 179-198).
Le dispositif d'écriture
On peut
analyser différemment le dispositif d'écriture propre à Alchimie
du verbe. Parmi les neuf chapitres d'Une saison en enfer,
Alchimie du verbe est celui qui respecte le mieux les
conventions du genre autobiographique. On y trouve nombre de
verbes conjugués à la première personne et dans les temps du passé, articulés avec un présent
correspondant au moment de l'énonciation. Il s'achève sur la phrase
: « Je sais aujourd'hui saluer la beauté ». La
première personne du texte est donc assignable à un narrateur parlant à partir d'un
savoir (« Je sais... »), acquis à l'issue des événements narrés (« ...
aujourd'hui [...]. »). Le vocabulaire est fréquemment dépréciatif. Les
modalisateurs d'incertitude abondent (le « comme si », par exemple, dans « Sur la
mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure
[...] » : il va de soi que celui qui
parle ici ne partage pas le point de vue de celui dont il parle, il
doute fortement des propriétés rédemptrices et lustrales de la mer). Ce sont là autant
d'indices de la distance séparant le narrateur actuel (l'autobiographe) d'un personnage qui
n'est autre que lui-même, mais dans le passé.
On observe cependant un trait de style particulier, sur
lequel se fonde Frémy pour justifier sa théorie de la
contamination. Soit les passages suivants :
Exemple 1 :
Je me traînais dans les
ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil,
dieu de feu.
« Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts
en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux
glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais
manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles.
Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante... »
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge,
amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
Exemple 2 :
Je devins un opéra
fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de
bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de
gâcher quelque force, un énervement.
Exemple 3 :
À chaque être, plusieurs
autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait
ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée
de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec
un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi, j'ai aimé un
porc.
Chacun de ces trois passages
commence par un verbe à un temps du passé, auquel s'ajoutent un ou
plusieurs indices
de distance énonciative :
-
ex. 1 : la valeur dépréciative
de « je me traînais », « ruelles puantes »
-
ex. 2 : la formule ironique
« opéra fabuleux », signe d'un dérèglement psychique porté à son
comble
-
ex. 3 : le modalisateur
d'incertitude « semblaient »
Mais, dès la phrase suivante, le
narrateur abandonne le récit au passé au profit d'un mode d'écriture
actualisant. Ce qui n'était que souvenir se projette dans le présent
et s'offre comme une action en cours de réalisation. Ce qui
paraissait soumis au doute offre les caractéristiques de
l'affirmation et de la certitude. La voix du sage passe le relais à
la voix du fou, suggérant à certains commentateurs l'adhésion du
premier au point de vue du
second :
-
ex. 1 : basculement du récit
en une scène de type théâtral (une adresse au Général soleil,
placée entre guillemets), suivie d'un commentaire exclamatif hors guillemets,
par conséquent assignable au narrateur, introduit par
l'interjection « oh ! », dont l'appréciation concernant la scène
précédente peut aussi bien être interprétée comme négative que
comme positive.
-
ex. 2 : emploi d'un verbe
modalisateur de certitude (« je vis » = je compris que..., j'eus la
certitude que...).
-
ex. 3 : emploi du présent
(« Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange ... ») ;
l'hypothèse d'« autres vies », d'abord présentée comme douteuse
trouve sa vérification sous nos yeux : « Devant plusieurs
hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres
vies. »
Selon moi, il y a là essentiellement, une habileté de
conteur, un procédé de dramatisation, de
re-présentation du fantasme. On observe dans Une Saison en enfer
un éclatement fréquent du récit en petites scènes de théâtre
destinées à matérialiser les pensées du narrateur ; il veut fuir
l'Occident ... d'un coup de baguette magique, le voilà sur la plage
armoricaine ; il voudrait être païen ... le voilà nègre ; il enrage
de n'être pas compris... le voilà imprécateur maudissant prêtres et
professeurs ; il redoute d'être puni... le voilà jeté en pleine
bataille, sous les pas des chevaux ; il se croit damné... le voilà
en enfer, le vrai !
L'objectif est de nous faire vivre la crise en direct, comme si les
événements étaient notés au jour le jour, à chaud, dans un
« carnet ». Et tel est en effet le genre littéraire annoncé par
Rimbaud dans le prologue.
Faut-il aller jusqu'à voir dans cette façon de conter un
indice de la participation du conteur à la folie du personnage
(celui qu'il a été dans le passé, l'alchimiste du verbe), une preuve
d'identification affective de l'auteur avec son fantôme supposément
dénigré, comme le pense Frémy ? Personnellement, si l'on prend pour
exemple ce que j'ai appelé l'exemple n°1, je ne suis pas sûr que le
Rimbaud de 1873 reçoive avec complaisance l'image que cette variante
triviale du sacrifice
solaire (« le moucheron enivré à la pissotière [...] que dissout un
rayon ! ») lui renvoie de ses matinées d'ivresse. Je veux bien qu'on décèle dans l'exclamation du
narrateur une preuve d'empathie, mais plutôt assortie d'un sentiment
de commisération que d'une manifestation de nostalgie ou d'envie. Faisons à Rimbaud la charité de le croire quand il dit : « cela
s'est passé [...] ».
Fonction de l'anthologie poétique
Frémy commence par rappeler les données classiques du débat.
Rimbaud multiplie les commentaires peu flatteurs à l'égard des
poèmes siens, qu'il reproduit dans Alchimie du verbe.
Pourquoi donc les y a-t-il insérés ? Parce qu'il ne les aime pas, se
demande-t-il, ou bien plutôt pour les faire connaître ? Mais, dans
ce second cas, qui a manifestement sa préférence, pourquoi leur
avoir imposé des modifications parfois si malsonnantes ? Il a pris
le risque, professe Frémy, de déplaire au « lectorat large » et aux
« lettrés conservateurs » (p. 753) dans le but d'« amuser,
impressionner » « une autre catégorie de lecteurs plus
retreinte » (p. 754) capable d'apprécier ses audaces. Lesquelles ?
Frémy ne le précise guère mais il pense probablement au dérèglement des rimes et des
conventions graphiques déjà pratiqué dans ses poèmes de 1872, à quoi
s'ajoute dans la
Saison une rupture généralisée du cadre monométrique — innovation
qui met certes en valeur la radicalité de sa démarche
subversificatrice (pour le dire comme Philippe Rocher), mais qui a
aussi pour fonction d'enrober dans une forme congruente les
« divagations spirituelles » (L'Impossible) de son
personnage.
Selon moi, la question est mal posée, et la réponse
n'est que partiellement juste. La question n'est pas de savoir si
Rimbaud aimait ou pas ses poèmes de 1872. Bien sûr qu'il les
trouvait fort réussis comme nous tous. La question est de savoir si,
malgré l'insigne beauté de ces textes, Rimbaud avait quelque chose à
leur reprocher, une manière, une source d'inspiration, un
« contenu » comme on dit, caractéristiques d'une voie dans laquelle
il se refusait désormais de continuer. Et tel est bien le cas.
Les dénommées « chansons », dans leur texte de 1872,
sont un modèle d'ambiguïté. D'une part, elles sont empreintes d'une
spiritualité diffuse. D'autre part, elles manifestent une tendance à
la parodie, au double sens, à la grivoiserie cryptée. Or, quand il
révise ses poèmes pour les insérer dans Alchimie du verbe,
Rimbaud s'emploie avant tout à les désambiguïser. Il supprime
presque entièrement les allusions intimes, les sous-entendus
amoureux, et procède à un renforcement proportionnel du signifié
religieux (voir
l'enquête très détaillée que j'ai consacrée dans ce site à ce
phénomène). Il veut soumettre à la critique la religiosité
latente de ses textes de l'année écoulée, ceux qu'il a conçus dans
la période de collaboration étroite avec Verlaine
Ce but n'est jamais énoncé. Rimbaud n'adopte pas,
contre ses anciens textes, le moyen d'une autocritique argumentée.
Il veut faire vivre de l'intérieur à son lecteur ce combat sans fin
avec soi-même qu'il appelle le « combat spirituel ». Il faut donc
trouver le moyen d'éveiller le sens critique du lecteur, de lui
faire deviner et partager ces reproches que l'auteur se fait à
lui-même, sans pour autant empoigner trop fort le fouet de la
satire. Et ce moyen, c'est l'ironie, dont le principal indice
est l'emphase, l'outrance. En passant les bornes de la bigoterie,
des formules comme « mon âme éternelle » ou « le vent de Dieu », des
arguties théologiques comme le discours sur la « fatalité de
bonheur » (« délire », vraiment, des plus délirants, plus encore
dans la forme, quand on relit le texte, que sur le fond), provoquent
forcément la raillerie de qui s'est tant soit peu émancipé de la
jupe des prêtres. En insistant comme il insiste sur le thème de
l'impossible comme enjeu de l'aventure poétique, Rimbaud ne peut
pas ne pas savoir qu'il forge les armes de certains, au moins, de
ses lecteurs contre une conception de la poésie mal dégagée de la
pensée métaphysique.
Par là, Rimbaud poursuit dans Alchimie du verbe,
le même règlement de comptes cathartique avec « la sale éducation
d'enfance », le même « combat spirituel » contre la spiritualité que
celui du damné d'Une saison en enfer. Un sous-thème dans
cette rubrique étant la satire particulière à l'encontre de Verlaine
et du verlainisme. Il eut été étonnant qu'on ne trouve pas dans
Alchimie du verbe, en tant que chapitre spécialement dédié au
domaine de la littérature et de la création poétique, quelque écho
de cette malédiction lancée dans Adieu contre les « amis de
la mort » et les « arriérés de toutes sortes », au rang desquels
l'auteur de la Saison ne manque jamais de citer en bonne
place l'« artiste ». Je ne cesse de m'étonner que la critique, de
façon générale, ne perçoive pas cette cohérence et qu'on puisse
écrire, comme récemment encore Michel Murat : « Il ne va pas de soi,
par ailleurs, que les variantes [d'Alchimie du verbe]
présentent une cohérence d'ensemble » (L'Art de Rimbaud, José
Corti, 2013, p. 420, n. 29). Encore ne s'agit-il là que
d'une remarque en passant, dans une note.
Quant à Yann Frémy, il n'en parle pas. Les inflexions sémantiques
imposées par Rimbaud à ses textes de 1872 ne sont pas une
question pour lui. Leur lien possible avec le sens général de la
Saison, ce réquisitoire contre le mensonge et l'illusion
métaphysique, semble ne pas l'effleurer. Aussi éprouve-t-il quelque difficulté à situer ce que
Rimbaud appelle, à la fin d'Adieu, son « pas gagné ». Frémy
la reconnaît quand même, in extremis, cette issue trouvée,
cette « victoire » sur « l'enfer ». Mais il s'agit
surtout, selon lui, d'une victoire — « modeste » et, à vrai dire,
bien problématique — « sur le langage » (p. 755) :
La « vérité
dans une âme et un corps »
(Adieu) reprend à la religion son bien pour le
remettre à hauteur d’homme libre, ce que signifie l’adjectif
« loisible ». « Posséder
la vérité dans une âme et un corps »,
inscrit en italiques, accentue la résolution, produit un
renforcement énonciatif, permet un projet. Cependant ces
formules sont retorses [...]. La « vérité
dans une âme et un corps »
consacre-t-elle un retour à la phraséologie chrétienne ?
L'italique peut être aussi l'indice d'une citation. En
effet, les expressions « posséder le vérité » et « dans une
âme et un corps » sont fréquentes dans le domaine
théologique.
Finalement, il n'y a pas de pensée sauvage, rien en dehors du
savoir. Le monde, dans ses dimensions sociale, culturelle,
religieuse, a toujours déjà commencé. Rimbaud est empêtré
dans cette boue du « monde
déjà parlé et
parlant »
selon la formule de Merleau-Ponty [...]. Il ne peut que
tenter de remettre à neuf l’existant des mots, de vivre avec
une force renouvelée sa vie d’homme complexe, complet. La
victoire sur l’enfer est peut-être modeste, mais elle est
« acquise » (p. 755-756).
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