Arthur
Rimbaud, le poète
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d'ADV
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DES POÈMES D'ALCHIMIE
DU VERBE
Les inflexions sémantiques imprimées par
Rimbaud à ses poèmes de 72
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SOMMAIRE DE
L'ÉTUDE
ENQUÊTE
Larme / Loin des oiseaux...
Bonne pensée du matin
/ À quatre heures du matin...
Chanson de la plus haute Tour
Fêtes de la faim / Faim
Le loup criait sous les feuilles...
L'Éternité / Elle est retrouvée...
O saisons, ô châteaux !...
SYNTHÈSE
I - Les procédés
II - Les objectifs
Procès de la religiosité diffuse
Procès du poète-alchimiste
III - Le débat
Yoshikazu Nakaji
Michel Murat
Steve Murphy
Note bibliographique |
En insérant
plusieurs
de ses poèmes dans Alchimie du verbe, comme
autant de symptômes de sa "folie", Rimbaud les a
passablement modifiés. Mais dans quel but ? Est-il
possible de déceler dans ces remaniements un objectif
bien défini, une idée générale suivie avec
constance ? "Il ne va pas de soi, écrit
Michel Murat dans un article de 2009, que les
variantes présentent une cohérence d'ensemble."
Cette opinion semble faire consensus aujourd'hui mais,
personnellement, je n'y adhère pas. André Guyaux, en 1984, écrivait à
ce propos : "Je ne crois guère à
l'adaptation des poèmes aux besoins d'Alchimie
du verbe, auxquels ils sont adaptés d'avance." Que
voulait-il dire par là ? Que les caractéristiques de ces
poèmes les exposaient d'avance au genre d'ironie dont
les accable leur auteur dans Alchimie du verbe ? Si
tel était le sens de sa remarque, nous sommes d'accord...
sauf que, manifestement, dans le genre : "expression
bouffonne et égarée au possible",
Rimbaud pensait pouvoir faire mieux. Et c'est
ce à quoi il s'est employé.
Alchimie du verbe contient sept poèmes. Quatre d'entre eux nous
sont aussi connus par des autographes datés de mai 1872 :
Larme, Bonne pensée du
matin, Chanson de la plus haute Tour et L'Éternité. Un cinquième
est issu de Fêtes de la faim, autographe
daté d'août 1872. Dans Alchimie du verbe, ce
poème
apparaît sévèrement amputé et accompagné d'une sixième
pièce de vers dont on ne connaît pas d'autre version : "Un loup criait sous les feuilles ...". On pense que sa rédaction est
contemporaine de celle de la Saison. Du septième
et dernier, "O saisons, ô châteaux...", nous
possédons deux brouillons, non datés. Le plus primitif
de ces brouillons présente le poème précédé d'une phrase
de prose, biffée, qui en explique le sens ("C'est pour
dire que ce n'est rien, la vie. Voilà donc les
saisons"), sur le modèle habituellement suivi par
Rimbaud dans Alchimie du verbe. On en déduit que sa
date de rédaction a dû être voisine de
celle de l'œuvre (avril-septembre 1873). La rédaction de
ces sept pièces de vers se répartit donc
sur l'ensemble de l'année ayant précédé la composition
d'Une saison en
enfer".
Le travail qui suit comporte deux volets : une
Enquête poème par poème sur les
modifications apportées aux textes et une
Synthèse qui récapitule les
résultats de l'enquête, fournit une conclusion
argumentée et tente de résumer les débats en cours. La
partie enquête est présentée sous
la forme d'un tableau. J'y reproduis chacun des textes
dans leurs deux versions extrêmes, première et dernière
: colonne de gauche, les versions autographes (issues
des archives Richepin, Forain ou Verlaine) ; colonne de
droite, les versions imprimées chez M.-J. Poot et
compagnie.
Naturellement, pour "Le loup criait sous les
feuilles...", on ne trouvera ci-dessous qu'une seule
version. Je fais figurer les
phrases de prose qui, dans ADV, introduisent les poèmes,
orientent leur interprétation et, parfois, les raillent un peu. J'indique
en caractères gras et en couleur les segments de texte
que je commente. Je n'étudie que les modifications
derrière lesquelles on peut deviner une intention de
caractère sémantique. Je laisse de côté les remaniements
imputables à d'autres critères (prosodiques, rythmiques,
stylistiques). Une Note
bibliographique complète le dispositif. |
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ENQUÊTE |
Loin des oiseaux, des
troupeaux, des villageoises...
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Larme
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi
dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.
Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge.
Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
Ce furent des pays noirs, des
lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.
L'eau des
bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent,
du ciel,
jetait des glaçons aux mares...
Or ! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages,
Dire que je n'ai pas eu souci de boire !
Mai
1872 |
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je
notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.
__________
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux
dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d'or qui fait suer.
Je faisais une louche enseigne d'auberge.
— Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur
les sables vierges,
Le vent de Dieu
jetait des glaçons aux mares ;
Pleurant, je voyais de l'or — et ne pus boire. — |
On note une restructuration importante de la fin de
poème dont on peut décrire de la façon suivante les
procédés et les visées :
1) Changement du sens littéral du dernier vers :
introduction du thème fédérateur de tous les poèmes
d'ADV.
Ce n'est plus par insouciance que le sujet ne boit pas
mais par impossibilité ("et ne pus boire"). Le
motif de 1872 se rencontre couramment dans les contes :
le héros, requis par les buts futiles qui agitent son
existence, est mis sans s'en apercevoir en présence de
ce qui aurait pu combler son désir le plus essentiel, et
laisse passer sans la saisir cette occasion qui ne se
retrouvera plus. Le motif de 1873 exprime de façon plus
abstraite le thème, central dans ADV, du
désir et du manque (dont la faim et la soif sont les
métaphores) : désir impossible à satisfaire,
manque impossible à combler. Nous allons
voir que l'idée de "l'impossible" constitue le thème
principal de ce texte. Sans vouloir trop anticiper,
indiquons déjà que nous retrouverons ce motif dans la
quasi totalité des poèmes du chapitre. On sait par
ailleurs que "L'impossible" est le titre de l'un des
chapitres les plus philosophiques d'Une saison en
enfer. Celui qui suit immédiatement ADV.
2) Introduction du poème par une phrase au sens
convergent
La perception du sens visé par l'auteur est
facilitée par la convergence entre la principale
modification opérée et l'idée se dégageant de la phrase
introductive, avec sa triple "alliance de mots". Des
antithèses hyperboliques comme "J'écrivais des
silences", "je notais l'inexprimable", "Je fixais des
vertiges", tendent à définir la création poétique comme
une performance irréalisable.
Dans son article de 2004, André Guyaux juge par trop
imprécis le rapport entre les deux premiers poèmes d'Alchimie
du verbe
et le texte qui les introduit. Opposant à cette liaison
peu convaincante les présentations mieux conçues de
Chanson de la plus haute tour, "Elle est
retrouvée..." ou "O saisons, ô châteaux !", il écrit :
"Mais d'autres poèmes sont moins étroitement liés au
texte [...]. On a beau chercher "des silences" et
"des nuits dans le poème cité, dont le titre est
Larme dans le poème de 1872, il reste dans le
"brouillard d'après-midi tiède et vert" qui
n'appartient qu'à lui, avec sa rivière et son orage
[...]. Certes on peut y voir "l'inexprimable" ou la
fixation d'un des vertiges auxquels se réfèrent les
lignes précédentes [...]. Rien en tout cas ne lie
l'introduction critique et le premier exemple choisi
par Rimbaud pour témoigner de "l'une de ses folies".
Le second poème [...] n'a pas non plus de rapport
évident avec les premiers paragraphes d'Alchimie
du verbe."
[1984, p.33]
Pour défendre un peu Rimbaud, je dirai que la fin du
poème se situe le soir et pas l'après-midi, et qu'il y a
bien du "vertige", de "l'inexprimable" et
du "silence" dans le face à face crépusculaire entre le
sujet et "l'or". Mais, surtout, il est aisé de repérer
entre ce symbole de l'or et la phrase introductive une
étroite relation d'idées. De la triple antithèse de
cette dernière, on déduit que la poésie, dans son ambition la
plus haute, représente pour l'auteur une entreprise héroïque mais vouée à
l'échec. Rien ne pouvait mieux indiquer le sens donné
par le poète à cette image de l'or qu'il a "vu"
à sa portée sans pouvoir le "boire".
L'introduction du poème prépare donc fort bien le
lecteur à en identifier le
thème central et à l'interpréter.
3)
Élimination de deux vers descriptifs illustrant une idée
jugée secondaire ou parasitaire (l'"hallucination
simple")
Ces deux vers pouvaient paraître de belle facture, avec
leur changement à vue du décor de la forêt (les arbres
devenant des colonnades, qui à leur tour deviennent des
gares). Leur suppression surprend d'autant plus que
l'"hallucination simple" est une des techniques de sa
méthode poétique évoquées par Rimbaud dans ce début de
texte. Il est possible qu'il ait jugé certaines images
artificielles ou faibles, poétiquement. Mais la
similitude avec d'autres amputations que nous
constaterons dans les poèmes suivants incite à attribuer
la chose à deux intentions différentes mais
complémentaires :
a) Cette opération a pu être conçue dans le but de
mettre en relief de façon radicale le vers qui porte le
sens du poème : la restructuration consécutive à la
suppression de l'avant-dernière strophe et de
l'avant-dernier vers de la strophe finale permet à
Rimbaud de faire de son dernier vers un vers orphelin,
de le séparer du corps du texte par un saut de ligne et
de le mettre ainsi en valeur.
b) Elle a pu être motivée aussi, paradoxalement, par la
volonté d'écarter une lecture du texte centrée sur
l'hallucination simple. Rimbaud a peut-être craint que
ce thème des plus pertinents détourne l'esprit du
lecteur de l'idée, pour lui, principale : l'idée
métaphysique portée par le dernier vers. Le volet
métaphysique de la poétique du "voyant" lui a paru mieux
convenir au sens recherché que le volet perceptif du
même thème (le fameux "dérèglement raisonné de tous les
sens").
4) Introduction de l'idée du Voyant
Mais cette perte est en partie compensée par le
fait que le sens de la vue, le pouvoir visionnaire, sont
particulièrement mis en valeur dans le nouveau dernier
vers. Le poète de "Loin des oiseaux..." est un "voyant".
L'idée de la "double vue" n'est pas sans intérêt pour
Rimbaud qui cherche à donner de son personnage l'image
d'un poète quelque peu magicien, voire charlatan.
5) Mise en valeur du sens du dernier vers
La restructuration opérée force donc l'attention du
lecteur sur cette sorte d'inhibition qui frappe le sujet
à la vision de l'or, comme s'il avait été mis
subrepticement en présence d'une manifestation du sacré.
Dans le même sens, je signale aussi le remplacement de
"accroupi" par "à genoux" et de "le vent, du ciel" par
"le vent de Dieu", qui sont des détails, mais peut-être
eux aussi intentionnellement placés.
6) La suppression de
l'ancien mot du titre et la solution de substitution
trouvée par Rimbaud
Le mot du titre, "larme", ayant été abandonné, la
souffrance du sujet assoiffé d'absolu est exprimée par
le participe apposé "pleurant".
En conclusion : Larme,
le poème d'origine, n'ignorait aucun des motifs
principaux de "Loin des oiseaux..." : l'opposition entre
les deux formes opposées de la soif que sont la "liqueur
d'or qui fait suer" de l'aubergiste (i.e. le "poison" d'USEE)
et l'"or potable" de l'alchimiste, l'or comme
représentation symbolique de l'idéal hors d'atteinte, le
"boire" comme expression d'une soif essentielle
impossible à satisfaire, tous ces thèmes étaient déjà
présents dans
la version de 72. Mais la perception de leur sens
ultime est largement facilitée par la nouvelle structure
mise en place et la modification sémantique du dernier
vers.
7) Inhibition
d'une possible lecture biographique ? (Sur une analyse
de Larme par Herman Wetzel)
J'ai du mal à adhérer à l'astucieuse lecture de
Larme offerte par Wetzel : une interprétation
sociologique et, surtout, autobiographique. Mais il est
remarquable que "Loin des oiseaux..." ruine en grande
partie la possibilité de continuer à lire le poème comme
il le lit. Nous serions ainsi déjà avec Larme
dans la situation que nous allons rencontrer à plusieurs
reprises dans les poèmes suivants, où les modifications
apportées par Rimbaud tendent à inhiber toute
interprétation biographique ou socio-politique de ses
textes. J'explique : Wetzel voit dans Larme une
opposition ente le besoin naturel de la soif (la "jeune
Oise", "l'eau des bois") et "un besoin contrarié
d'assouvissement du désir d'argent et de gloire"
[1982, p.96] dont l'or serait
le symbole. Quant aux "colonnades" et aux "gares", elles
rappellent "l'endroit où règne l'or et où l'on peut
gagner la gloire littéraire : la capitale" (ibid. 97).
Ce tissu symbolique fait du poème le "signe textuel"
d'un "état d'ivrognerie et de détresse nostalgique"
(ibid.97). Il s'agit d'une interprétation très
"biographique" comme on l'a compris. L'unique phrase
consacrée par l'article au sens du poème dans sa version
d'ADV est d'un vague absolu mais suggère la perplexité
de l'auteur face à l'évolution sémantique du poème :
"Rimbaud passe de la soif métaphorique et de
l'ivrognerie comme objet d'analyse à une ivresse qui lui
tient lieu de vision du monde" (p.98). Je devine les
raisons de cette appréciation énigmatique : Wetzel
regrette que Rimbaud, en supprimant les "colonnades" et
les "gares", ait effacé dans le poème toute mention de
la nostalgie éprouvée à l'égard de Paris du temps de son
exil à Charleville ; il déplore que Rimbaud ait
substitué à l'or comme symbole d'un désir contrarié de
réussite sociale, un usage vaguement alchimique ou
métaphysique du même motif. Je ne crois pas qu'on puisse
attribuer les remaniements de Larme à ce genre de
motivations, de la part de Rimbaud. Je n'analyse pas
Larme comme Wetzel. Mon impression est que Larme
n'ignorait aucun des motifs principaux de "Loin des
oiseaux...". Mais, si son interprétation était juste,
cela cadrerait tout à fait avec la ligne générale de ce
travail. |
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À quatre heures du matin, l'été...
|
Bonne Pensée du matin
À quatre heures du
matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bosquets, l'aube évapore
L'odeur du soir fêté.
Mais là-bas dans
l'immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
Déjà s'agitent.
Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.
Ah ! pour ces Ouvriers
charmants,
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants
Dont l'âme est en couronne.
Ô Reine des
Bergers !
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.
Mai 1872
|
__________
À quatre heures du matin,
l'été, Le sommeil d'amour dure encore. Sous les bocages s'évapore L'odeur du soir fêté.
Là-bas, dans leur vaste chantier Au soleil des Hespérides, Déjà s'agitent — en bras de chemise — Les Charpentiers.
Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles, Ils préparent les lambris précieux Où la ville Peindra de faux cieux.
Ô, pour ces Ouvriers charmants Sujets d'un roi de Babylone, Vénus ! quitte un instant les Amants Dont l'âme est en couronne.
Ô Reine des Bergers, Porte aux travailleurs l'eau-de-vie, Que leurs forces soient en paix En attendant le bain dans la mer à midi
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Le
changement apporté aux vers 11-12 est le seul qui
paraisse relever d'une intention signifiante.
1) Remplacement de
l'opposition sociale (richesse de la ville/charpentiers)
par une opposition plus abstraite (ville/nature ;
artificiel/naturel) ?
La version
nouvelle conserve l'idée des "faux cieux", c'est-à-dire
des plafonds ornés de panoramas célestes. L'adjectif est
doté d'une connotation péjorative : il semble suggérer
que les cieux peints sous lesquels les humains aiment à
vivre, parce qu'ils y voient une invitation au rêve, à
l'évasion, un symbole religieux peut-être, ne sont que
des succédanés dont ils doivent se contenter, à défaut
de l'objet idéal dont ils sont la représentation. La
version originale voyait essentiellement dans les riches
de la ville ces amateurs de faux-semblants. La version
d'ADV supprime cette spécification et fait de "la ville"
elle-même le peintre de ces ciels artificiels. Idée de
généralisation : la ville = tout le monde ? satire de la
civilisation urbaine : la ville vs la nature, l'artifice
vs le naturel ?
2) Inhibition de la
lecture socio-politique courante.
Bernard Meyer, qui voit dans le poème le mouvement
de compassion d'un privilégié (heureux membre de la
catégorie des "amants") en direction d'humbles
"ouvriers", dans un climat mêlé de pastorale
mythologique et d'"idylle moderne", regrette vivement
ce remaniement et n'y voit aucune explication
[1996, p.75-81]. À l'inverse, Antoine
Fongaro, partisan d'une lecture caractérisant les amants
comme des homosexuels et des poètes travaillant de
concert à "l'œuvre inouïe" se réjouit d'une inflexion
sémantique propre à dissuader les interprétations socio-historiques
du poème, qu'il désapprouve
[2008, p.475-490]. Effectivement,
l'intervention de R. semble avoir eu pour but de
décourager
une lecture politique de son poème.
3) Mise en relief
indirecte du thème commun avec le poème précédent (thème
symbolique de la soif).
Comme dans le poème précédent (et dans plusieurs poèmes
qui suivront) l'élimination d'une piste de lecture jugée
par l'auteur peu intéressante pour son propos lui
permet de fixer l'attention du lecteur sur le thème
qu'il privilégie (concrètement, dans le cadre de ce
bilan critique qu'est ADV, sur l'objet principal de sa
réprobation). On verra qu'il en use ailleurs avec
l'inspiration amoureuse comme il en use ici avec la
politique. Quel est donc l'objet de sa réprobation ? La
présentation groupée de "À quatre heures du matin..." et "Loin des oiseaux
..." suggère un parallélisme sémantique entre les
deux textes et invite à
situer cet objet dans le thème qui leur est commun :
celui de la soif, allégorie de
"l'impossible". Le Rimbaud de 1873 doit
trouver un peu ridicule ou, en tout cas, significatif
d'une inspiration un peu trop métaphysique, le
ressassement obsédant de ce thème par le Rimbaud de
1872. C'est du moins ce que je suppose.
Conclusion — Le
texte peur être lu de deux façons différentes :
1) De même que les
citadins doivent se contenter
des "faux cieux" que "la ville" leur
offre, de même les "travailleurs" devront se satisfaire
de l'"eau-de-vie" (équivalent de la "liqueur d'or" du
poème précédent) "en attendant" la satisfaction
improbable de leur plus essentielle aspiration : le "bain dans la mer à
midi". Cette dernière expression est en effet
généralement interprétée comme une variante burlesque de
"la mer mêlée/Au soleil", c'est-à-dire un
symbole de plénitude ("midi", le soleil à son zénith),
d'infini ("la mer"), et d'éternité (équivalent de "l'or" dans le texte
précédent"). Mais, alors que dans le texte
précédent, de tonalité pathétique, le poète occupe la
place de la créature humaine en proie au manque et au
désir, dans celui-ci, de tonalité plus fantaisiste, il
est celui qui, par compassion ("pour que leurs forces
soient en paix"), fournit à ces trop "charmants"
ouvriers (et trop obéissants "sujets d'un roi de
Babylone") le succédané
d'"une liqueur d'or qui fait suer".
2) Si l'on pense que Rimbaud a voulu nous faire entendre
"eau de vie" dans un double sens, en actualisant une
possible signification symbolique dans le genre du "vin
de vigueur" de Ma Bohême (eau vivifiante, elixir
de félicité éternelle, boisson
magique), si en outre on voit dans "le bain dans la mer
à midi", au lieu d'une promesse creuse, une récompense
annoncée et certaine, le sens de la fable peut paraître
s'inverser. Selon Herman Wetzel, par exemple, Bonne
pensée du matin reprend "les mêmes thèmes que
Larme mais sous un aspect d'une positivité
surprenante et injustifiée". "Au lieu de se traîner
seuls et saouls dans les estaminets", les héros de
Bonne pensée du matin voient leur soif magiquement
étanchée grâce à l'intervention de tout une armée de
"forces mythiques (Vénus, les Hespérides ; les Amants,
les Bergers et les Ouvriers...) [...]. Bref, les dures
lois de la réalité sont abolies sous la dictée d'une
fantaisie hallucinatoire..." [1982,
p.99]. Ce qui ne suffit pas pour substituer
l'idée du possible à celle de l'impossible.
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CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR
|
Chanson
de la plus haute Tour
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah ! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu'on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête
Auguste retraite.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la Prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame!
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?
Oisive
jeunesse
À tout asservie
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent !
Mai 1872
|
Je
finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais
oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des
bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les
taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans
d'espèces de romances :
CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
Telle la prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne
|
Le poème
a été rendu méconnaissable. Ce n'est plus le même texte.
Ce que Rimbaud y supprime n'est pas moins significatif
que ce qu'il y ajoute et les deux opérations concourent
au même effet de sens.
1) La modification des
deux derniers vers de la strophe-refrain : élimination
du thème amoureux et orientation de l'interprétation
vers un sens tout à fait différent.
La principale modification littérale réside dans le
dernier vers de la strophe-refrain : l'appel à l'amour,
le souhait que s'ouvre une ère d'amour mutuel (Ah! que le temps vienne
/
Où les cœurs s'éprennent ! )
est remplacé par l'espoir placé dans l'avènement d'un
temps heureux, sans autre spécification, mais qu'on peut
interpréter comme une sorte de nouvel âge d'or ou
de noël sur la terre, voire comme un rêve
paradisiaque (Qu'il vienne, qu'il vienne,
/
Le temps dont on s'éprenne).
C'est l'idée principale du nouveau poème. Nous y
reviendrons.
2) L'élimination
des allusions biographiques par la suppression du
premier couplet (strophe 2)
L'expression "auguste retraite" a souvent
été interprétée comme une allusion cryptée à l'exil
imposé par Verlaine à son compagnon au mois de mars
1872. Suzanne Bernard s'étonne que Rimbaud, ayant présenté le poème par la
phrase Je disais
adieu au monde dans d'espèces de romances,
supprime "précisément la strophe qui fait allusion à son adieu au
monde et à son auguste retraite"
[1961]. Bernard Meyer partage la même incompréhension. Voir
[Meyer, 1996, p.113-140]. S.
Bernard note aussi que, si on y ajoute la modification
du refrain, cela fait deux allusions probables à son
exil forcé que Rimbaud ôte du poème. Elle
en tire comme conclusion que le texte est sans doute postérieur au coup de feu
de Bruxelles et que Rimbaud ne veut plus entendre parler de sa
liaison avec Verlaine. L'explication n'est pas convaincante. Les allusions à
cette liaison sont constantes dans USEE, ne serait-ce que dans
Délires I.
J'expliquerais personnellement la chose de la façon suivante. Tout
ce passage d'Alchimie du verbe cherche à suggérer l'idée d'une folie, à
la lettre, mortelle : cela commence avec une lourde fièvre,
suivie par un appel au soleil, dieu de feu, pour qu'il fasse
manger sa poussière à la ville, puis c'est un rêve de
dissolution dans la nature dont l'emblème est le
moucheron enivré à la pissotière de l'auberge,
amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon ! Enfin, cela se termine
avec la phrase :
J'étais mûr pour le trépas et l'évocation de la Cimmérie.
Dans ce contexte, la phrase Je disais adieu au monde revêt un
tout autre sens que l'auguste retraite imposée par Verlaine, plaisamment suggérée par la
version primitive du texte.
3) Suppression de la strophe 5,
et avec elle d'une allusion ironique à Verlaine en même
temps que d'une référence à la religion de caractère
parodique. La
vierge Marie, la Notre-Dame, les mille veuvages... Voir
[Meyer, 1996, p.113-140].
Personnellement, sans pouvoir le démontrer, je me suis
toujours demandé s'il n'y avait pas dans cette strophe
une adresse directe à Verlaine, dotée d'un sens grivois
et blasphématoire crypté (dans le genre des "des
Cantiques à
Marie (d'après le Système) et des prières de la
primitive Église" auxquels s'exercera Verlaine dans
sa prison de Mons"). Sa suppression ne s'en trouverait
que davantage justifiée.
4) Mise en relief
des deux vers-refrain par l'amputation des quatre premiers
vers de l'ancien refrain.
L'amputation des quatre premiers vers de l'ancienne strophe-refrain
a peut-être eu au départ le même motif que toutes les
autres suppressions déjà analysées : supprimer des
allusions biographiques devenues inutiles vu le nouveau
sens visé. Mais, comme dans Larme ("Loin des oiseaux ..."), on
constate que cette suppression aboutit aussi à
une modification de structure qui isole et met en relief
de façon efficace les deux vers-refrain chargés d'exprimer le nouveau sens du
texte. D'une pierre, deux coups, en quelque sorte.
5) Mise en relief
des vers-refrain par leur triple répétition au lieu de
deux.
Le procédé vise à parachever l'allure de chanson, de
"romance", du poème. Mais il contribue aussi à attirer
l'attention sur le sens porté par ces vers. D'une
pierre, deux coups, une nouvelle fois.
6) Le texte de présentation vise à orienter la lecture
du poème dans le sens désiré
La plupart des opérations que nous venons de décrire
concourent à la mise en relief du nouveau refrain. Pour
interpréter le sens profond de ces deux vers, il faut
tenir compte de la phrase par laquelle Rimbaud annonce
le poème et en oriente l'interprétation : "Je disais
adieu au monde dans d'espèces de romances". Cet "adieu
au monde" est un adieu à la vie. Le paragraphe qui
précède cette phrase est la description d'un état de
plus en plus morbide (qui ressemble par bien des points
à la situation lamentable du poète, telle qu'évoquée
dans les deux seules strophes de l'ancienne version que R. a conservées) : la folie ("le désordre de mon esprit") ;
la fièvre ("J'étais oisif, en proie à une lourde
fièvre") ; la régression à l'animalité et la plongée
dans un sommeil comateux ("j'enviais la félicité des
bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des
limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !") ; la
souffrance psychique ("Mon caractère s'aigrissait").
L'étape finale évoque un désir de disparition ("Je
disais adieu au monde dans d'espèces de romances"). Cela
incite fortement à voir dans le "temps dont on
s'éprenne" une allusion à la vie après la mort. On
pourrait éventuellement aussi, en sollicitant à peine le
texte, y percevoir une résurgence du thème symbolique de
la soif : l'opposition entre la "soif malsaine"
(dans le premier couplet) et la soif comme symbole de
l'aspiration au salut (dans le
refrain).
Les marqueurs d'ironie ou de réprobation ne sont
généralement pas pas très visibles dans ADV. Un des
seuls indices de dédain de R. pour ses anciens poèmes
réside dans la présentation de Chanson de la plus
haute tour : la formule "espèces de" appliquée à
"romances". R. adopte toujours volontairement une
écriture très ambiguë. Mais comme il tient tout de même
à être compris, il fait en sorte que le lecteur
comprenne ce qu'il reproche à ses anciens textes.
Autrement dit, qu'il soit à même de détecter dans leur
tendance à la métaphysique la cible privilégiée du bilan
critique véhiculé par ADV, et qu'il
comprenne qu'il a le droit, comme l'auteur lui-même, de
sourire de "ces espèces de romances". À
travers cette raillerie légère, Rimbaud nous suggère
qu'il voit dans les "élans mystiques" du
narrateur la
principale composante de sa folie. Une fois
de plus nous constatons dans le travail du poète sur ses
anciens textes le souci d'en rendre plus évidente la
religiosité latente, quitte à en rajouter quand ce n'est
pas suffisant, comme il le fait ici en remplaçant
Ah! que le temps vienne
/
Où les cœurs s'éprennent ! par
Qu'il vienne, qu'il vienne,
/
Le temps dont on s'éprenne.
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FAIM
|
Fêtes de la faim
Ma faim,
Anne, Anne,
Fuis sur ton âne.
|
Si j'ai du goût,
ce n'est guères
Que pour la terre et les pierres
Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! Je pais
l'air,
[Mangeons
l'air]
Le roc, les terres, le fer.
[les charbons] |
Tournez, les
faims ! paissez, faims,
[Mes faims,
tournez. Paissez, faims,]
Le pré des sons !
Puis l'humble et vibrant venin
[Attirez le
gai venin]
Des liserons ; |
Les cailloux qu'un
pauvre brise,
[Mangez] devant
"Les cailloux"
Les vieilles pierres d'églises,
Les galets, fils des déluges,
Pains couchés aux vallées grises !
|
Mes faims, c'est
les bouts d'air noir ;
L'azur sonneur ;
— C'est l'estomac qui me tire.
C'est le malheur. |
Sur terre ont paru
les feuilles :
Je vais aux chairs de fruits blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette. |
Ma faim,
Anne, Anne !
Fuis sur ton âne. |
A.R.
Août 1872
_________
Entre
crochets les corrections apportées par Rimbaud et en
italiques les passages barrés sur le manuscrit.
|
J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques
fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les
ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au
soleil, dieu de feu.
[...]
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux
de la bourrache, et que dissout un rayon !
FAIM
Si
j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.
Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises |
|
Fêtes de la faim est le seul des six poèmes possédant plusieurs
versions pour lequel on ne constate aucune substitution
de termes significatives. Mais les amputations qui y ont
été opérées révèlent bien l'idée directrice suivie par
Rimbaud dans l'adaptation de ses anciens textes au
projet d'ADV.
Amputation
du titre
On constate d'abord qu'il a supprimé le mot "fêtes" dans
le titre. Il n'a conservé que le mot "faim" qui rappelle
le thème de la soif des premiers poèmes du chapitre, et
appelle le même type de lecture symbolique : la faim
comme synonyme du désir impossible à rassasier. Les deux
poèmes rassemblés dans cette partie du chapitre, Faim
et Le loup criait... peuvent être considérés
comme des fables illustrant cette idée générale.
Pourquoi avoir supprimé la notion de "fête" ? On peut le
deviner au vu des autres coupes effectuées.
Amputations
du refrain, d'une partie de la première strophe et des dernières
"Rimbaud, écrit
Danielle Bandelier, semble avoir supprimé ce qui en
faisait une ronde naïve et hagarde, une comptine un peu folle : le
refrain qui l'inaugure et les exclamations du vers 5"
[1988, p.183]. Pierre Brunel
regrette ces coupes drastiques et notamment celle des
strophes finales : "Pour
Fêtes de la faim, je suis surtout frappé par l'appauvrissement
extrême du texte nouveau : un couplet est supprimé, le poème est
suspendu après la troisième strophe, privé de cette manière de
renouveau sur lequel il s'achevait. Il se dessèche, se recroqueville
comme une feuille dans la flamme et — c'est l'échec de
l'alchimiste — il s'abolit." [1987, p.86].
Mais Albert Henry explique fort bien la cohérence de ces
coupes avec le sens recherché par Rimbaud.
"Une adaptation
fonctionnelle de l'ancien poème" (Albert Henry)
L'auteur
des poèmes,
explique-t-il, est engagé, sur le plan "verbal et
existentiel" dans la poursuite ascétique du "neuf" et de
l'"impossible". "Poussant sa quête vers un monde neuf, il nous confie
[juste avant l'insertion de Faim] : "J'aimai le
désert, etc ... [épisode du moucheron]". Aspiration à un
monde de solitude totale et de sublimation dans la
lumière absolue [...]. Mais c'est là un désir aussi peu
raisonnable qu'une faim qui serait avide de se rassasier
de pierre (et voyez l'insistance : terre, pierres,
roc, charbons, cher, cailloux, vieilles pierres, galets :
voilà les pains que souhaite cette faim ... mais
assaisonnés de sons et de liserons au gai poison)". Dans
le cadre d'une telle exégèse, dit Albert Henry,
l'amputation drastique de Fêtes de la Faim se
révèle une "très consciente, et ascétique, adaptation
fonctionnelle de l'ancien poème à l'expérience poétique
nouvelle." À Pierre Brunel qui regrettait que le poème
soit "suspendu après la troisième strophe, privé de
cette manière de renouveau sur lequel il s'achevait",
Henry répond : "Que viendrait faire une pensée de
renouveau dans cet épisode tendu et tourmenté, en voie
de pétrification incandescente ? [...] Le poème ne me
paraît donc pas "suspendu", mais pourvu d'une unité
nouvelle" [1996, p.229].
En somme, Rimbaud aurait voulu adapter son ancien poème
à la logique du récit d'ADV : à l'épisode le plus
"ascétique" de l'itinéraire du poète-narrateur il aurait
voulu faire correspondre la partie la plus "ascétique"
du poème choisi pour l'illustrer.
L'analyse d'Albert Henry est remarquable mais il me
semble que je mettrais moins l'accent sur le souci de la
vraisemblance, au niveau de la narration, que sur
l'effet recherché sur le lecteur. Le protagoniste
franchit, dans cet épisode, un pas supplémentaire dans
sa démarche chimérique et il s'agit pour Rimbaud d'en
faire sentir au lecteur l'absurdité autodestructrice.
C'est dans ce but qu'il supprime du poème tout ce qui
pouvait avoir un air de gaîté. Il supprime, avec la
dernière strophe, le renouveau printanier annonçant au
sujet rendu à l'animalité la fin de sa disette, pour ne
conserver que les notations d'atroce famine. En quoi il l'a, en effet,
fonctionnellement adapté au discours général d'ADV. |
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Le loup criait sous les
feuilles...
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___________
Le loup criait sous les
feuilles En crachant les belles plumes De son repas de volailles : Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits N'attendent que la cueillette ; Mais l'araignée de la haie Ne mange que des violettes.
Que je dorme ! que je bouille Aux autels de Salomon. Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron
|
Un poème probablement
conçu pour remplacer la fin amputée de Fêtes de la
faim
Il n'y a aucun
manuscrit connu de ce texte. Il semble que Rimbaud en
ait tiré les premiers éléments de la dernière strophe,
amputée, de Fêtes de la faim. On en reconnaît la
structure (quatrains d'heptasyllabes en rimes croisées),
et certains mots se retrouvent : les feuilles, les
fruits, la violette. Comme nous l'avons dit ci-dessus (citations d'Albert Henry), il semble avoir
été conçu pour prolonger Faim sur un plan symbolique
(même thème, même symbolisme de l'impossible)
et dans une tonalité moins fantaisiste, moins optimiste
que celle de la strophe ultime de Fêtes de la faim,
une tonalité mieux adaptée à cette histoire de folie,
donnant volontiers dans le pathétique, qu'est
Alchimie du verbe.
Une visée de sens
très voisine de celle que nous avons dégagée des
précédents poèmes
"Après la faim hors
norme, le repas impossible", commente Albert Henry. "Le
loup criait sous les feuilles..." s'inscrit logiquement
dans la suite du poème précédent : "Cette faim de pierre
laisse prévoir un festin aussi dangereusement saugrenu
et maléfique que celui d'un loup qui voudrait avaler les
longues plumes de la volaille qu'il a prise... un festin
aussi chimérique que celui de cette araignée romanesque,
qui, méprisant les nourritures offertes selon l'ordre de
la nature, voudrait ne vivre que de violettes."
[1996, p.230] Du loup, premier
protagoniste du poème, le poète nous révèle
qu'il est son alter ego : "comme lui je me consume". On
retrouve ici l'idée générale que nous avions perçue dans
les deux premiers poèmes d'Alchimie du verbe (Larme,
"À quatre heures du matin l'été...") et dans
leur phrase de présentation : la poésie,
dans son ambition le plus haute, est une passion de
l'impossible, une entreprise héroïque mais vouée à
l'échec. Comme le loup, le poète meurt de faim, victime
de sa voracité, i.e. de son ambition démesurée. Comme
l'araignée qui "ne mange que des violettes", il est menacé
de finir réduit à une existence purement spirituelle,
victime de ses goûts trop raffinés et quintessenciés.
Par exemple
sous la forme d'une "étincelle d'or de la lumière
nature" !
Des accents bibliques finissant en
parodie burlesque ou quand l'autocritique
prend la forme de l'autoparodie.
La critique a
fréquemment noté, dans Faim et
dans "Le loup criait...", le choix
significatif de symboles empruntés au livre sacré du christianisme. On a
vu dans les "pains semés dans les vallées grises" une
allusion probable à la
manne. On a relevé l'allusion aux "vieux déluges", ainsi
que la référence finale à
Salomon et au
Cédron. L'interprétation courante de cette dernière
strophe la rapproche de ces holocaustes solaires
ou images de dissolution au sein de la nature qu'affectionne
le Rimbaud des "Vers nouveaux et Chansons". L'utilisation
du subjonctif suggère un sens optatif : "Que je dorme !
que je bouille / Aux autels de Salomon". Dormir = mourir
? Le poète, en tout cas,
forme le vœu d'être offert en
holocauste sur les autels du temple de Jérusalem,
sous la forme burlesque d'un bouillis finissant par
rejoindre les eaux du Cédron. Rimbaud, en quelque sorte,
se parodie lui-même. L'autocritique, ici, prend la forme
de l'autoparodie. |
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Elle est retrouvée !
|
L'Éternité
Elle est
retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Mai 1872
|
Enfin, ô bonheur,
ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et
je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je
prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée ! Quoi ? l'éternité. C'est la mer mêlée Au soleil.
Mon âme éternelle,
Observe ton vœu Malgré la nuit seule Et le jour en feu.
Donc tu te dégages Des humains suffrages, Des communs élans ! Tu voles selon...
— Jamais l'espérance. Pas d'orietur. Science et patience, Le supplice est sûr.
Plus de lendemain, Braises de satin, Votre ardeur Est le devoir.
Elle est retrouvée ! — Quoi ? — l'Éternité. C'est la mer mêlée Au soleil.
|
Le remaniement inhibe toute possibilité de lecture
panthéiste. Révélant rétroactivement la religiosité du
poème, il en impose une lecture chrétienne mais (de par
la deuxième des phrases qui l'introduisent) il incite
simultanément à le recevoir de manière critique.
La modification des deux
premiers vers de la strophe 2 impose une lecture
chrétienne
Ame sentinelle > Mon âme éternelle
remplace l'idée d'une inquiétude métaphysique vague
par celle d'une certitude théologique.
Observe ton vœu dit
que, pour le sujet qui s'adresse à lui-même, le "vœu",
i.e. l'aspiration essentielle de son âme est de gagner
l'éternité. On retrouvera la même idée exactement dans
le thème de la
"fatalité de bonheur" : tout faire pour
obtenir son salut, la vie éternelle, le Bonheur avec un
grand B, est pour le chrétien à la fois sa chance et sa
"fatalité" en ce qu'il est le destin que lui impose sa
foi.
Du coup, rétrospectivement, on comprend avec quelle
facilité une formule comme Ame
sentinelle, belle expression imagée de
l'inquiétude métaphysique, a pu susciter spontanément
chez certains lecteurs une interprétation strictement
chrétienne. Avec la version d'ADV, on n'a plus le choix.
Les transformations Ame
sentinelle > Mon âme éternelle et
Murmurons l'aveu > Observe ton vœu
imposent une lecture chrétienne du poème d'ADV.
Certes, le titre "L'Éternité" et le mot "âme" situaient,
dès l'origine et dès son incipit, le poème au sein d'une
problématique métaphysique. Mais on pouvait s'appuyer
sur certains éléments du poème pour en dégager une
approche panthéiste et considérer les connotations
spiritualistes du lexique comme autant de pièges à
déjouer. Mon propre commentaire du texte,
ici,
est un exemple de ce type de lecture. Cette interprétation panthéiste ou matérialiste du
poème de 72 est celle de Bernard Meyer, par exemple,
celle d'Étiemble aussi qui la défend fort bien dans son
article "Sur les « Chansons spirituelles »"
[1982, p.66-69].
La première des deux
phrases introductives
("[...] et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature") infléchit la lecture
dans un sens mystique ...
La lecture panthéiste
pose que, selon le poète, le
"Devoir" de l'homme est de se consumer
avec la même "ardeur" que le soleil.
L'expression "braises de satin" évoque un soleil
couchant, un soleil qui brasille encore sur "la soie des
mers" (Barbare) quand la mer est "allée avec le
soleil". Elle pourrait désigner, dit Bernard Meyer, "les
dernières lueurs du soleil sur le ciel et la mer presque
éteints, les rougeurs grises d'après le crépuscule"
[1996, p.56]. La
version d'ADV, par contre, de par la première des deux
phrases qui l'introduisent, suggère une interprétation sensiblement
plus mystique du thème solaire : le sujet, s'étant
offert au "soleil, dieu de feu" et s'étant consumé,
survit sous la forme d'un atome de lumière solaire, une "étincelle d'or de la lumière
nature" (transsubstantiation de son "âme
éternelle"). C'est un exemple de plus du thème de la
mort par la nature (par dissolution ou consumation, par
consomption ou même par cuisson : voir Faim et
"Le loup criait sous les feuilles..."), omniprésent dans
les poèmes de 1872 (voir Comédie de la soif
sections 3 et 5). Dans sa variante solaire on le
trouvait déjà quelques lignes plus haut dans l'image du
"moucheron [...] que dissout un rayon". Elle était
d'ailleurs présente aussi dans Bannières de mai,
deuxième section (mais il est à noter que dans ce poème
la troisième et dernière section exprimait une nette réprobation à l'égard de l'éthos
mélancolique et résigné représenté par la précédente).
Jean-Luc Steinmetz donne
de L'Éternité une interprétation résolument
spiritualiste, plus en phase avec la version de 73
qu'avec celle de 72, selon moi : "Que Rimbaud évoque des
« chansons spirituelles » déconseille, selon moi, d'en
appeler à quelque parodie, écrit Steinmetz."
[2008, p.261]. Elles sont l'expression de "[...]
cette faim et cette soif qu'éprouve viscéralement
Rimbaud, mais qu'il est bien permis de considérer comme
un violent appel spirituel, selon des métaphores
courantes dans la littérature mystique" (ibid. 263).
Dans le poème consacré à ce thème, "l'éternité d'abord
se donne comme une certitude, et je ne vois pas de
lecteurs assez obtus pour remettre en cause pareille
affirmation" (264) "L'âme tutoyée s'envole" et, par
cette expérience vécue en imagination, le poème
administre "la preuve par l'âme" "que l'homme passe
infiniment l'homme et que cela aussi le fait être homme"
(265). C'est à peu de choses près ce que Rimbaud fait
dire à son narrateur au sommet de sa folie qu'on enferme
: "ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée
à la force et à la beauté".
Le thème de la
transmigration des âmes a eu un certain succès au XIXe
siècle, ainsi que celui des "autres vies" offertes à
l'homme. Charles Fourier, l'inventeur du phalanstère,
repère parmi les aspirations fondamentales de l'homme
sur lesquelles il convient à l'École sociétaire de
s'appuyer pour ouvrir à l'humanité la voie de l'Harmonie
universelle, la présence d'un puissant désir d'éternité.
Il faut donc croire "à la métempsycose aussi fermement
qu’aux vérités mathématiques", dit Fourier dans la
Thèse de l'immortalité bi-composée (page 304 et
suivantes de son Traité de l'unité universelle,
1841 [1822-1823]). Dieu ne peut pas avoir interdit à
l'homme la satisfaction de ce désir-là. Aussi Fourier
pense-t-il, comme le locuteur toqué d'Alchimie du
verbe, que "plusieurs autres vies" nous ont
été concédées (notez bien les italiques à "autres"
: il ne s'agit pas seulement d'autres vies mais de vies
autres) :
"À chaque être,
plusieurs autres vies mes semblaient dues. Ce
monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange.
Cette famille est une nichée de chiens. Devant
plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment
d'une de leurs autres vies. — Ainsi, j'ai aimé un
porc."
Mais
Fourier n'accepte pas cette conception orientale,
véritablement trop prosaïque et puérile, de la
métempsychose. Car "l’âme humaine étant de nature
harmonienne et différente de celle des bêtes, elle ne
peut pas stationner dans les corps des animaux."
Chacun de nous,
selon lui, a droit à 810 vies, réparties sur 81.000 ans,
dont 27.000 seulement sur notre planète. Et c'est "par
les astres", par la migration vers d'autres planètes,
que cette pérégrination de notre âme harmonienne pourra
se prolonger sur une aussi longue période de temps. Sous
forme d'"arôme" ou de "fluide", selon lui. Rimbaud,
racontant sa folie dans Alchimie du verbe, juste
avant de citer son poème L'Éternité comme un
exemple d'"expression bouffonne et égarée au
possible", dit : "j'écartai du ciel l'azur, qui
est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière
nature". L'azur, c'est le ciel vu de la terre,
tel qu'il est subjectivement vécu par l'homme et promu
au rang de symbole, de symbole de l'idéal, par les
poètes. Le noir, c'est la réalité objective de l'espace
interstellaire, le ciel tel qu'il est décrit par la
science et considéré par le voyant comme le milieu
naturel des âmes, réduites à leur mystérieuse substance
chimique. Plus feu que fluide chez Rimbaud,
semble-t-il ! Après Fourier et se référant ou non à lui,
la croyance en diverses formes de métempsychose court
pendant tout le XIXe siècle, à travers les
diverses écoles illuministes (socialistes ou non)
jusqu'à Victor Hugo (cf. la Préface philosophique
des Misérables restée inachevée ou
Post-scriptum de ma vie, entre autres).
... mais la deuxième phrase introductive émet sur le texte
une appréciation péjorative :
"De joie, je
prenais une expression bouffonne et égarée au possible"
Ce poème est dans
Alchimie du verbe, celui qui reçoit de la part du
sujet énonciateur l'appréciation la plus plus
péjorative, si l'on en juge par la deuxième des phrases de commentaire
qui en constituent l'introduction :
"Enfin, ô
bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui
est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la
lumière nature. De joie, je prenais une
expression bouffonne et égarée au possible"
Faut-il voir dans un
tel jugement un point de vue sincère du Rimbaud de l'été
1873 ou une preuve de sa "duplicité", selon l'expression
consacrée ? "Rimbaud, auteur, se considérait-il
comme délirant ?", demande Michel Murat. Rien ne nous
permet de l'affirmer et nous avons de bonnes raisons de
penser le contraire" [2009, p.311].
Pour Murat, le délire évoqué dans Alchimie du verbe
n'est qu'une fiction, l'un des fils principaux de la
construction narrative : il relève du sujet énonciateur
fictif du chapitre, qu'il ne faut pas confondre avec le
sujet biographique Arthur Rimbaud. Contrairement à cette
appréciation, je crois personnellement tout à fait
possible que Rimbaud, au moment où, dans USEE, il instruit le procès
de "sa sale éducation d'enfance" ait
sincèrement jugé L'Éternité, tout autant que
lui-même quand il l'écrivit, comme véritablement
délirants. D'autant qu'il y condamne aussi sans appel
les "amis de la mort", i.e. les prêtres et les "artistes
comme il n'en faut plus", ceux qui assurent la promotion
des "voyages métaphysiques", des vies éternelles et des
mondes imaginaires.
Mais on se croit "remis
des vieilles fanfares d'héroïsme", "loin des anciens
assassins", "loin des vieilles retraites et des vieilles
flammes", et on s'avise qu'elles "nous attaquent
attaquent encore le cœur et la tête". Car soudain ("Ô
Douceurs, ô monde, ô musique ! "), "bien après les jours
et les saisons, et les êtres et les pays" ... voilà qu'
"elle est retrouvée ...", c'est "le pavillon en viande
saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ;
(elles n'existent pas.)"
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Ô saisons, ô châteaux ! ...
|
Ô
saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défauts ? Ô saisons, ô châteaux, J'ai fait la magique étude Du Bonheur, que nul n'élude.
Ô vive lui, chaque fois Que chante son coq gaulois. Mais ! je n'aurai plus d'envie, Il s'est chargé de ma vie. Ce Charme ! il prit âme et corps, Et dispersa tous efforts. Que comprendre à ma parole ? Il fait qu'elle fuie et vole ! Ô saisons, ô châteaux !
[Et, si le
malheur m'entraîne, Sa disgrâce m'est certaine.
Il faut que son dédain, las ! Me livre au plus prompt trépas !
— Ô Saisons, ô Châteaux !
Quelle âme est sans défauts ?]
[en vert
et entre
crochets : texte biffé]
|
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une
fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de
gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de
la cervelle [...] Je dus voyager, distraire les enchantements
assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais
comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais
se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par
l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver :
ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et
à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant
du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les
plus sombres villes :
Ô saisons, ô châteaux
! Quelle âme est sans défauts ?
J'ai fait la magique étude Du bonheur, qu'aucun n'élude.
Salut à lui, chaque fois Que chante le coq gaulois.
Ah ! je n'aurai plus d'envie : Il s'est chargé de ma vie.
Ce charme a pris âme et corps Et dispersé les efforts.
Ô saisons, ô châteaux !
L'heure de sa fuite, hélas ! Sera l'heure du trépas.
Ô saisons, ô châteaux !
|
Nous avons pour ce poème, antérieur au texte du dossier
Verlaine que je reproduis ici (à gauche), un autre
brouillon fort intéressant. Le lecteur trouvera un
fac-similé de cette version et des précisions utiles sur
l'histoire du texte
ici et là.
L'autographe du dossier Verlaine (à gauche)
On peut en voir le fac-similé à l'adresse :
http://www.bibliorare.com/cat-vent_beres20-6-06-2-8.pdf.
C'est le texte qui est paru dans La Vogue n°9,
sauf qu'il y est paru sans les deux dernières strophes
qui apparaissent biffées sur le manuscrit (en vert et
entre crochets ci-dessus). Ce n'est qu'en 1949 que
Bouillane de Lacoste a révélé ce manuscrit (dans R.
et le problème des Illuminations, p.151). Beaucoup
d'éditeurs reproduisent ces strophes entre crochets ou
en note, et ils ont raison car il est fort utile de
savoir qu'elles ont existé. Leur suppression constitue
en effet un indice très clair de l'inflexion sémantique
recherchée par Rimbaud : l'atténuation du sens érotique
du texte, sa dissimulation progressive au profit d'une
possible interprétation mystique.
Deux modifications significatives
1) Dans les deux strophes finales du manuscrit, des
termes comme "disgrâce" et "dédain" sont typiques du
lexique amoureux, et ne sont pas sans évoquer la langue
"précieuse". Sans parler du "las!" qui a un petit air
XVIIe siècle. La substitution par "L'heure de
sa fuite, hélas ! / Sera l'heure du trépas." semble
avoir répondu à un souci, au minimum, d'"ambiguïsation"
du texte. La syntaxe semble renvoyer le pronom possessif
"sa" à "bonheur" et non à un personnage d'amoureux.
2) Le troisième distique de la version ADV "Salut à lui,
chaque fois / Que chante le coq gaulois" remplace son
correspondant du manuscrit autographe : "Ô vive lui,
chaque fois / Que chante son coq gaulois", leçon dont
Robert Goffin, dans son
Rimbaud vivant (Corréa, 1937, p.162-164) a proposé
jadis une interprétation grivoise qui, ma foi, emporte
la conviction. D'autant que l'autre brouillon, souvent
considéré comme un
brouillon d'Une saison en enfer, offre, à cet
endroit, la variante : "Je suis à lui chaque fois / Si
chante son coq gaulois".
L'orientation de lecture dictée
par la phrase introductive
Comme nous en avons déjà vu certains exemples, les suggestions
sémantiques d'Alchimie du verbe
ne viennent pas seulement des modifications apportées
aux textes : ces dernières sont le plus souvent renforcées par les
phrases (de prose) qui les présentent, les commentent et indiquent
la bonne façon de les comprendre. Celle qui introduit la version d'Alchimie
du verbe de "O saisons, ô châteaux..." en est un bon
exemple :
"Le Bonheur ! Sa
dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du
coq, — ad matutinum, au Christus venit,
— dans les plus sombres villes".
Cette entrevision du Bonheur avec un
grand B, reçue au chant du coq comme un avertissement qu'on veut
croire divin, est la première citation faite par Claudel de l'œuvre
de Rimbaud en sa
préface de l'édition Berrichon de 1912,
tout de suite après la célèbre formule du "mystique à l'état
sauvage". Il capte cinq sur cinq l'effet recherché par cette
présentation du texte (texte que par contre il ne cite pas). Il
propose ensuite à titre de comparaison ce passage d'une lettre de
Sainte Chantal :
« Au point du jour, Dieu m’a fait goûter presque
imperceptiblement une petite lumière en la très haute
suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et
ses facultés n’en ont point joui : mais elle n’a duré
environ qu’un demi Ave Maria. »
La phrase introductive du poème dans
ADV a rencontré aussi un grand succès auprès de certains critiques
choqués par la glose de Goffin. Marcel A. Ruff écrit dans son
édition critique des Poésies :
"La
phrase [d'Alchimie du verbe] est assez claire par
elle-même pour ne guère laisser place à l'équivoque qui paraît
si évidente à MM. Goffin et Adam. Précisons que le Christus
venit est emprunté à la première strophe des Laudes
du mercredi :
Nox, et umbrae et nubila,
Confusa mundi et turbida ;
Lux intrat, albescit polus ;
Christus venit : discedite.
Nuit, ombres et nuées, qui voilez le monde et le troublez, la
lumière paraît, le pôle blanchit : le Christ arrive :
éloignez-vous.
C'est ce beau chant de gloire du matin que Rimbaud
évoque ici." [1978, p.222]
Grâce à
Paul Claudel et Marcel Ruff, le portrait de notre troubadour d'Alchimie
du verbe
en "petit cagot" est complet (Rimbaud aurait paraît-il gagné ce
surnom, du temps où il était encore un élève très pieux, en faisant
le coup de poing contre des condisciples qui profanaient un bénitier
en s'aspergeant d'eau sacrée). Mais reconnaissons qu'ils ont quelque
excuse : Rimbaud, une fois de plus accrédite l'interprétation
mystique de son texte au détriment d'une possible lecture amoureuse
(érotique, même, dans ce cas). Il est vrai que quelques lignes
auparavant, après avoir déclaré : "j'ai aimé un porc", il racontait
comment il avait voyagé pour guérir sa folie, voyant se lever sur la
mer "la croix consolatrice". Après cela, comment célébrer encore "la
vie à deux hommes" ?
Mais Rimbaud, malgré ses efforts, laisse persister quelques indices
du sens initial du texte. Le "coq" reste "gaulois", ce qui ne
présage rien de très catholique ! Il remplace certes "Et, si le
malheur m'entraîne, / Sa disgrâce m'est certaine. // Il faut que son
dédain, las ! / Me livre au plus prompt trépas !" (le passage biffé
de la version manuscrite), qui semblait faire allusion à un amant,
par le seul distique "L'heure de sa fuite hélas ! / Sera l'heure du
trépas." Mais cette modification supprime-t-elle l'ambiguïté du
texte ? Dans la version du dossier Verlaine, la construction : "son"
ou "sa", renvoyant à "Bonheur" était assez suspecte, l'adjectif
possessif ne pouvant guère déterminer un substantif à valeur aussi
abstraite, même allégorisée par une majuscule : la disgrâce du
Bonheur !?, le dédain du Bonheur !? Cette formulation incitait
fortement à penser que "le « il » du poème ne se réfère pas
seulement à une abstraction mais surtout à un individu"
[Meyer, 1996, p.385]. Mais la modification opérée par
Rimbaud en 1873 ne change nullement cet état de chose : pas plus que
"sa disgrâce" et "son dédain", "sa fuite" ne peut aisément être
rapportée au mot "bonheur" (sans majuscule). Aussi est-ce à juste
titre que Bernard Meyer voit dans la "fuite" dont il est question
une probable allusion à celle de Verlaine, le 3 juillet 1873. Louis
Forestier (il n'est pas le seul) fait d'ailleurs remarquer que
"Rimbaud fait peut-être référence à quelque antienne de l'office du
matin ; mais l'aube, c'est aussi le moment où chante le coq,
particulièrement après le reniement de Saint-Pierre : un instant
capital de la trahison" [2004, p.493].
André Guyaux, très euphémistique mais perspicace, fait le
commentaire suivant :
"[le poème semble] résister à la
contextualisation qu'en propose le narrateur d'Alchimie
du verbe
: à l'aube, la morsure du bonheur est un
avertissement, car le bonheur et la mort se
comprennent" [2009, p.909]
"Résister" est le mot. Mais c'est bien de cette façon,
explique Guyaux, que Rimbaud a voulu que nous
comprenions son poème. Il rappelle que le poème est
mentionné sous le titre "Bonheur" à la fin du brouillon
d'Alchimie du verbe.
Dans l'un des deux manuscrits qui nous en sont parvenus
(un brouillon préparatoire d'Une saison en enfer)
la phrase de prose présentant le poème explique : "C'est
pour dire que ce n'est rien, la vie : voilà donc Les
Saisons".
La fonction interprétative du discours sur la
"fatalité de bonheur"
Dans le cas de "O saisons, ô châteaux...", plus
nettement encore que pour les poèmes précédents, on peut
considérer que c'est toute la partie du chapitre ou
figure le texte qui en constitue le commentaire. En
effet, cette dernière péripétie du récit, marquée par
une ultime aggravation de la folie, voit l'émergence
d'un développement assez délirant, ou en tout cas fort
confus, fait de bribes de discours théologique
juxtaposées sans ordre, sur la "fatalité de bonheur". Il
s'agit, semble-t-il, d'une révélation reçue par le
narrateur au cours de son voyage en mer, se résumant
dans cette définition paradoxale du Bonheur :
"je vis que tous les
êtres ont une fatalité de bonheur".
L'idée est
assez obscure, le discours qui la prolonge et, peut-on
supposer, l'explique, ne l'est pas moins. J'ai essayé d'en restituer la
logique dans une étude intitulée :
La
"fatalité de bonheur". Une déconstruction caustique du
discours chrétien sur le salut. J'y renvoie le lecteur.
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SYNTHÈSE
I/ LES PROCÉDÉS
Il y a bien eu un travail du
poète sur ses anciens textes visant à infléchir plus ou
moins leur sens. Le but de Rimbaud semble avoir été d'en renforcer la cohérence avec le discours
général tenu dans le chapitre (et, ce qui
revient au même, de faciliter au lecteur la perception
du sens de ce discours). Il est possible de différencier
plusieurs procédés utilisés par Rimbaud dans ce travail
:
I.1 L'inflexion du sens par
substitution
La substitution d'un simple mot
à un autre, d'une phrase à une autre, d'un segment plus
ou moins long de texte à un autre
permet de changer la signification du texte, de
détourner le lecteur d'une interprétation en faveur
d'une autre.
-
Dans "Loin des oiseaux ...",
"Dire
que je n'ai pas eu souci de boire !"
est remplacé par
"Pleurant,
je voyais de l'or — et ne pus boire. —". Ce
n'est plus par insouciance que le sujet ne boit pas
mais par impossibilité. La nouvelle rédaction fait
de l'or l'objet symbolique de la soif et présente le
sujet comme inhibé en présence du sacré. On peut
octroyer à cette substitution une fonction
d'ouverture par rapport à l'ensemble du chapitre. Le
thème varié à l'infini des vers de 1872 est celui du
désir et du manque (dont la faim et la soif sont les
métaphores), du désir impossible à satisfaire et du
manque impossible à combler. Cette idée de
"l'impossible", mise en relief par la nouvelle
rédaction de la chute du poème, se retrouvera dans
la quasi totalité des autres textes. On sait par
ailleurs que "L'impossible" est le titre de l'un des
chapitres les plus philosophiques d'Une saison en
enfer. Celui qui suit immédiatement ADV.
-
Dans "À quatre heures du matin ...", "Où
la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux"
cède la place à "Où la ville /
Peindra de faux cieux". Sorte de
personnification de la ville qui pourrait orienter
vers une opposition ville/campagne, mais qui surtout
tend à empêcher une lecture socio-politique du poème
(dominante dans la réception actuelle) et oblige le
lecteur à rechercher la clé du texte dans le motif
symbolique et spirituel de la soif plutôt que dans
l'opposition entre riches et ouvriers.
-
Dans Chanson de la plus haute tour,
"Ah! que le temps vienne / Où
les cœurs s'éprennent !" est remplacé par
"Qu'il vienne, qu'il vienne, / Le temps dont on
s'éprenne". On
passe de l'appel à l'amour (thème susceptible
d'inspirer une interprétation autobiographique) à
l'aspiration au Bonheur (thème beaucoup plus
abstrait) : le
poète souhaite l'avènement de temps nouveaux (rêve
d'un nouvel âge d'or ? rêve d'éternité ?). La
modification tend à inhiber la lecture du poème
comme poème à clés, faisant allusion à la vie intime
de l'auteur.
-
Dans Faim, version amaigrie de Fêtes de la
faim, on ne constate aucune modification
significative des trois strophes conservées. Si
toutefois l'on considère "Le loup criait
..." non comme un poème
autonome mais comme une réécriture de la dernière
strophe de Fêtes de la faim, on pourra conclure
que cet ajout au poème de trois strophes nouvelles a
été utilisé par Rimbaud pour marteler de façon
encore plus insistante le thème de la faim, pour
parachever son portrait en bête affamée, sans espoir
d'être jamais rassasiée et promise à la consomption.
-
Dans "Elle est retrouvée...",
"Âme sentinelle, / Murmurons l'aveu" devient
"Mon âme éternelle, / Observe ton vœu". La
certitude théologique se substitue à l'inquiétude
métaphysique vague, sans objet bien défini, suggérée
par l'adjectif "sentinelle". L'opération décourage
fortement l'interprétation panthéiste et portraiture
le sujet en chrétien convaincu ("vœu" implique
l'idée d'un aspiration intense à satisfaire son
désir d'éternité, et peut même être interprété comme
une forme d'engagement, de promesse faite à Dieu :
prononcer ses voeux).
-
Dans "Ô saisons, ô châteaux...",
"Ô vive lui, chaque fois / Que
chante son coq gaulois" est modifié en "Salut à lui,
chaque fois / Que chante le coq gaulois" ;
les mots
"disgrâce" et
"dédain" figurant dans
les strophes biffées du brouillon autographe sont
remplacés par le mot
"fuite". Ces
modifications inhibent la lecture du texte comme
poème à clé. Deux termes typiques du lexique de
l'amour précieux sont supprimés, au profit d'une
lecture évoquant la crainte d'une "fuite" du
"bonheur".
I.2 L'inflexion du sens par
amputation
Il s'agit de la suppression
d'une partie plus ou moins longue du texte d'origine
(allant d'un groupe de trois vers dans le cas de Loin
des oiseaux ... jusqu'à des coupes de plusieurs strophes
dans les autres poèmes).
-
Dans "Loin des oiseaux ...", l'amputation de trois
vers permet d'isoler en fin de texte le vers porteur
du sens symbolique et de le mettre en relief. En
outre, deux des vers supprimés pouvaient passer pour
de bons exemples de "l'hallucination simple". Il est
significatif que Rimbaud, pour mettre en valeur le
motif symbolique de l'or, ait accepté de sacrifier
des vers qui pouvaient attirer l'attention du
lecteur sur la poétique du voyant dans un de ses
aspects essentiels : le dérèglement du sens de la
vue.
-
Dans Chanson de la plus haute tour, Rimbaud a
supprimé les strophes 1, 2 et 5, celles qui
faisaient allusion à l'exil forcé imposé par
Verlaine (1 et 2) et celle qui pouvait apparaître
comme une adresse indirecte à Verlaine (5).
L'amputation sert à inhiber la lecture amoureuse au
profit de la lecture métaphysique.
-
Dans Faim, plus de la moitié du texte de
Fêtes de la faim a été coupé. Tout ce qui allait
dans le sens de la fantaisie aimable, de la gaîté,
du renouveau à la fin du poème. Le poème s'en
retrouve vigoureusement centré sur l'aspect tragique
du motif de la faim : une faim insatiable, orientée
qu'elle est vers des nourritures par définition
incomestibles ("la terre et les pierres"). Une fois
de plus : l'impossible satisfaction du désir.
-
Dans "Ô saisons, ô châteaux...", (encore que dans ce cas, on peut
estimer qu'on a eu affaire plutôt à une substitution) la
première version a été amputée de ses deux dernières
strophes, avec le résultat déjà analysé dans la
rubrique précédente.
I.3 L'orientation de
la lecture par restructuration et mise en relief
Résultat de certaines
amputations, un vers ou un groupe de vers se
retrouve isolé et mis en relief de par cet isolement.
Nous en avons déjà commenté un exemple ci-dessus avec "Loin des oiseaux ...".
L'amputation engendre une structure nouvelle, atypique,
déséquilibrée comportant un vers orphelin.
Chanson de la plus haute tour présente un
cas similaire, sauf que, en outre, le segment de deux
vers laissé dans l'isolement acquiert davantage l'aspect
traditionnel d'un refrain que la strophe utilisée comme
refrain dans le poème initial. La répétition de ce
diptyque entre les deux couplets restants du poème
permet à Rimbaud de faire apparaître une structure
parfaitement symétrique, évoquant mieux que le poème
précédent le genre de la chanson populaire. La triple
occurrence de ce refrain ne peut qu'attirer davantage
l'attention du lecteur sur le sens symbolique dont il
est porteur.
I.4 L'orientation de
la lecture par le cotexte (phrases et paragraphes
introductifs)
Il
est loisible de constater que les phrases de prose
introduisant aux divers poèmes orientent la lecture dans
le même sens que les modifications que nous venons
d'analyser.
-
La phrase qui précède "Loin des oiseaux ..."
("Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences,
des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des
vertiges") se caractérise par la présence de trois
adynaton. À travers
cette figure de style, elle donne comme objet à
l'"étude" du poète trois taches insurmontables,
trois figures de l'impossible. C'est exactement le
thème du poème, qui montre le sujet, "pleurant",
absorbé dans la contemplation d'un trésor hors
d'atteinte. Pour reprendre une formule déjà employée
ci-dessus : c'est la poésie définie comme la passion
triste de l'impossible.
-
La version initiale de Chanson de la plus haute tour
établissait une comparaison entre le sujet et une
prairie à l'abandon, envahie par les mauvaises
herbes et les "sales mouches". Les phrases qui
précèdent dans ADV reprennent cette idée en en
accentuant le caractère morbide : le sujet est
décrit attiré par une conception régressive du
bonheur "j'enviais la félicité des bêtes". Elles
introduisent de ce fait le thème du bonheur qui,
dans sa forme idéalisée, constitue aussi le sujet du
refrain. Mais c'est surtout le syntagme "Je disais
adieu au monde" qui oriente de façon décisive
l'interprétation : il incite à voir dans le nouveau
refrain une allusion à ce bonheur avec un grand B
qu'on n'atteint qu'après la mort. Enfin, la
caractérisation plutôt péjorative des poèmes comme
"d'espèces de romances", au moment même où
apparaissent pour la première fois dans le texte les
thèmes adjacents de l'éternité et du bonheur semble
être destinée à avertir le lecteur d'une certaine
distance ironique présidant à l'énonciation. Vous
pouvez sourire ! semble dire Rimbaud, moi non plus,
je ne suis pas dupe !
-
Le texte de présentation de "Elle est retrouvée..."
a au fond la même double fonction que celui de Chanson de la plus haute tour
: il conforte l'interprétation métaphysique du
poème ("je vécus, étincelle d'or" est une
représentation assez traditionnelle de la
transmigration de l'âme) en éveillant simultanément
l'esprit critique du lecteur par l'utilisation d'une
appréciation péjorative
("expression
bouffonne et égarée au possible").
-
"Ô saisons, ô châteaux..." est, de tous les
paragraphes introductifs, celui qui joue de la façon
la plus évidente une fonction de commentaire à
l'égard du poème concerné. C'est aussi le plus
développé. On peut l'étendre à toute la dernière
partie du chapitre, qui, comme le poème, tourne
autour du thème du Bonheur. "Ô saisons, ô
châteaux..." peut passer pour l'illustration de
cette idée omniprésente dans le cotexte selon
laquelle le bonheur est une "fatalité" pour le
sujet, au sens où, d'une part, il est son obsession
("Salut à lui, chaque fois, etc."), d'autre part, il
lui échappera fatalement ("L'heure de sa fuite,
hélas, sera l'heure du trépas"). La phrase
immédiatement antérieure au poème a comme fonction
plus précise d'orienter l'interprétation du mot
"coq" dans un sens non métaphorique, ce qui était
loin d'être aussi clair dans les deux versions
manuscrites que nous avons du texte.
I.5 L'orientation de
la lecture par la composition (regroupements de
certains poèmes par couples)
Un
dernier procédé visant à orienter l'interprétation du
lecteur peut être vu dans la sorte de jumelage adopté
par Rimbaud pour la présentation de quatre de ses
textes. J'ai montré ci-dessus que l'interprétation du
poème "À quatre
heures du matin ..." dans un sens analogue à celui de
"Loin des oiseaux ..." (la soif, comme expression du
désir insatiable, symbole de l'impossible) est rendue
plus vraisemblable du fait de son "montage" en parallèle
avec "Loin des oiseaux ...". Comme ces deux poèmes, Faim
et "Le loup criait ..." apparaissent côte à côte,
séparés par un trait. Ce facteur contribue à établir
leur convergence sémantique. Dans ce cas, on a même
l'impression que Rimbaud aurait pu faire de ces deux
textes un même poème. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ?
Peut-être justement pour ménager dans le chapitre un
second effet de composition, semblable à celui
expérimenté avec "Loin des oiseaux ..." et à "À quatre
heures du matin ...". Pour ne pas laisser isolé le
jumelage de début de chapitre. Pour établir entre eux
une sorte de symétrie. Faire apparaître la chose comme
une stratégie consciente de composition du chapitre.
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II/ LES OBJECTIFS
II.1 Le procès de la religiosité diffuse des poèmes de
l'année écoulée
"Inutile de discuter encore sur Rimbaud :
Rimbaud s’est trompé. Rimbaud a voulu
nous
tromper.
Il est coupable devant nous d’avoir permis,
de ne pas avoir rendu tout à
fait impossibles
certaines interprétations déshonorantes de sa
pensée, genre Claudel."
André Breton
Le goût de Rimbaud
pour l'ambiguïté est proverbial. Qu'il l'ait réellement
prononcée ou pas, la fameuse phrase : "Cela veut dire ce
que ça dit, littéralement et dans tous les sens" définit
bien son mode d'écriture. Or, quand il révise ses textes
pour les insérer dans Alchimie du verbe, il
semble bien qu'il se soit avant tout employé à les
désambiguïser.
Les "chansons" de 1872
sont un modèle d'ambiguïté.
D'une part, elles sont
empreintes d'une spiritualité diffuse. Comme l'a
dit André Guyaux [1991, p. 41],
ces poèmes étaient "adaptés d'avance" au projet
autocritique fomenté par Rimbaud à l'été 1873. Ils
débordent d'"élans mystiques". Ils utilisent
une même symbolique métaphysique (celle de la faim et de la soif). Ils
abordent allusivement des questions philosophico-théologiques qui ne sont pas sans rappeler le débat intérieur du
"damné" de la Saison : bonheur, science, éternité...
On y repère cette tendance aux "cantiques" que
l'ancien damné condamne dans l'Adieu d'USEE. Il
n'est pas étonnant que certains critiques en aient fait
une lecture chrétienne univoque : "En mai ou juin 1872,
[Rimbaud] se tourne à nouveau, dans son désarroi, vers
la religion de son enfance. Ce n'est pas douteux" écrit
Yves Bonnefoy [1961, p.82].
Jean-Luc Steinmetz, dans une étude récente, défend sensiblement la
même opinion. Les "chansons", dit-il, sont l'expression
de "[...] cette faim et cette soif qu'éprouve
viscéralement Rimbaud, mais qu'il est bien permis de
considérer comme un violent appel spirituel, selon des
métaphores courantes dans la littérature mystique"
[2008, p.263]. Dans "Elle est
retrouvée...", "l'éternité d'abord se donne comme une
certitude, et je ne vois pas de lecteurs assez obtus
pour remettre en cause pareille affirmation" (264)
"L'âme tutoyée s'envole" et, par cette expérience vécue
en imagination, le poème administre "la preuve par
l'âme" "que l'homme passe infiniment l'homme et que cela
aussi le fait être homme" (265). Si Bonnefoy et
Steinmetz perçoivent autant de spiritualité dans les
"Vers nouveaux et chansons", c'est sans doute qu'elle s'y trouve
un peu.
Mais la tendance de ces
mêmes poèmes à la
parodie, au double sens, à la grivoiserie cryptée, n'est
pas moins manifeste. Rimbaud, dit malicieusement
Étiemble, dans un article où il défend bec et ongles
(contre Antoine Adam, entre autres) cette interprétation
parodique des poèmes de 1872, imite les chansons
spirituelles "en les invertissant"
[1982, p.74]. Pour moi, j'avoue avoir eu tendance
à développer surtout dans mes commentaires, ce côté-là :
parodie, messages subliminaux et, tout au plus, accents
de mystique
panthéiste. On ne sait pas exactement quand Rimbaud a
écrit ses poèmes datés 1872. J'imagine qu'il a commencé
à les écrire pendant son "exil" à Charleville
de mars-avril 1872. C'est à
cette époque, depuis sa ville natale, que Rimbaud envoie
copie à Verlaine de l' « Ariette oubliée » de Favart,
paroles et musique (cf.
lettre de Verlaine à Rimbaud du 2 avril 1872). Dans
une autre
lettre du printemps 1872, Verlaine appelle
« prières » les poèmes en « vers "mauvais" » que Rimbaud
lui envoie :
«
Mais m'envoyer tes vers "mauvais"
(!!!!), tes prières (!!!), enfin m'être
sempiternellement communicatif, — en attendant
mieux, après mon ménage retapé. [...]
Et m'écrire bientôt ! Et m'envoyer
tes vers anciens et tes prières nouvelles. —
N'est-ce pas, Rimbaud ? »
Bien qu'on n'en sache
strictement rien, il ne serait pas absurde de supposer
que Rimbaud a transmis à Verlaine un poème comme
Chanson de la plus haute Tour. Ce texte dont on dit
qu'il emprunte le rythme d'une chanson populaire ("Avène,
avène, que le beau temps t'amène ..."), qui évoque "la
Vierge Marie" et les "Mille veuvages / De la si pauvre
âme / Qui n'a que l'image / De la Notre-Dame !), qui
chante la mélancolie d'une "auguste retraite", pourrait
bien représenter ces "prières nouvelles" (très
équivoques et à lui adressées)
auxquelles Verlaine fait allusion dans sa lettre. Écrit
semble-t-il plusieurs semaines plus tard, "Ô saisons, ô
châteaux...", sorte
d'hymne au "Bonheur", célèbre "son coq gaulois" tout en exprimant la
crainte de "son dédain" et de "sa disgrâce".
Le texte semble bien
inspiré par une stratégie du même ordre, consistant à
glisser un sens second érotique dans un moule générique
emprunté à la littérature sacrée. C'est cette possibilité
de double lecture que Rimbaud s'attache à écarter à
travers plusieurs de ses modifications.
De façon générale,
les interventions de Rimbaud dans ses anciens poèmes
révèlent un choix systématique en faveur de l'univocité.
Il réduit les ambiguïtés, supprime les facteurs de
complexité. Si l'on
considère ce que sont devenus dans ADV les poèmes
cachant des allusions intimes, on constate une déconstruction à peu près totale du
sous-entendu amoureux et un renforcement proportionnel
du signifié religieux. La restitution pleine et entière
de ces poèmes à leur statut de
"prières" permet à R. de renforcer la
dominante spirituelle de l'anthologie. Les retouches ne visent
d'ailleurs pas seulement à inhiber l'interprétation
amoureuse des textes. On a vu qu'il en agit de même
avec les connotations socio-politiques de Bonne
pensée du matin et même avec ce qu'il a dû juger
comme une thématique secondaire : les "hallucinations
simples" de Larme. L'ensemble des poèmes est
opportunément retouché dans le même sens ("le vent de
Dieu", "les autels de Salomon", "mon âme éternelle",
etc.). Dans Fêtes de la faim, comme l'a bien
montré Albert Henry, il supprime, avec la dernière
strophe, le renouveau printanier annonçant au sujet
rendu à l'animalité la fin de sa disette, pour ne
conserver que les notations d'atroce famine. Et,
lorsqu'il récupère une partie de Bannières de mai
(alias Patience) pour la prosifier dans l'épisode
du "général soleil", il n'en conserve que la partie la
plus folle : celle où l'on voit le poète aspirer à
l'impatiente mort mystique, représentée par son envol-ravissement
sur le char du soleil.. Il se garde bien d'en récupérer
la belle troisième strophe où le poète prend ses
distances avec la précédente philosophie et opte
finalement pour la "patience" ("Je veux bien que les
saisons m'usent, etc. [...] Et libre soit cette
infortune"). Toujours la recherche du sens univoque.
Pourquoi procède-il
ainsi, contre son penchant naturel à la polysémie ?
Parce qu'il veut soumettre à la critique la religiosité
latente de ses textes de l'année écoulée, ceux qu'il a
conçus dans la période de collaboration étroite avec
Verlaine. Mais il est vrai que ce but n'est jamais
clairement énoncé. Rimbaud n'adopte pas, contre ses
anciens textes, le moyen d'une autocritique argumentée.
D'une
part, sans doute, parce qu'il conserve à leur égard une "tendresse" : il sait que ce sont parmi ses
plus beaux poèmes. D'autre part, parce qu'il veut faire
vivre de l'intérieur à son lecteur ce combat sans fin
avec soi-même qu'il appelle le "combat spirituel". Il
faut donc trouver le moyen d'éveiller le sens critique
du lecteur, de lui faire deviner et partager ces
reproches que l'auteur se fait à lui-même,
sans pour autant empoigner le fouet de la satire.
Et ce moyen, c'est l'ironie, dont le principal indice est
l'emphase, l'outrance. En passant les bornes de la bigoterie, des
formules comme "mon âme éternelle" ou "le vent de Dieu",
des arguties théologiques comme le discours sur la
"fatalité de bonheur" ("délire", vraiment, des
plus délirants, plus encore dans la forme que sur le fond),
provoquent forcément la raillerie de qui s'est tant soit peu émancipé de la jupe des prêtres. En
insistant comme il insiste sur le thème de l'impossible comme enjeu
de l'aventure poétique, Rimbaud ne peut pas ne pas
savoir qu'il forge les armes de certains, au moins, de
ses lecteurs contre une
conception de la poésie mal dégagée de la pensée
métaphysique. Et à l'évidence, c'est son but.
Mais on sait bien que
l'ironie est une arme à double tranchant : son succès
dépend de sa capacité à rencontrer le lecteur complice
qui saura démêler l'écheveau des différentes voix
perceptibles dans le texte. Dans ce sens, il faut bien
reconnaître que Rimbaud, dans ADV, n'a détricoté
l'ambiguïté initiale de ses poèmes que pour en fomenter
une autre. Mais ambiguïté n'est pas "duplicité". Non,
Rimbaud n'a pas "voulu nous tromper", comme l'a dit
André Breton. Il a tout fait, au contraire, pour que
nous devinions où était sa véritable position, en
présentant ses propres textes sous une forme plaisamment
caricaturale. Qu'un
Claudel s'y soit trompé, c'est normal. Mais ne soyons
pas assez sots pour reprocher à Rimbaud, comme Breton,
"de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines
interprétations déshonorantes de sa pensée".
S'interrogeant dans son
édition des Poésies de 1939 sur les motifs ayant
poussé Rimbaud à opérer sur ses vers de 1872 des
modifications qu'il juge malencontreuses, Bouillane de
Lacoste suppose qu'il en a agi ainsi "pour donner une
sorte de caricature : n'oublions pas que le but
poursuivi par Alchimie
du verbe est de tourner en ridicule ses productions passées"
[1939, p.229]. La
formulation est outrancière et elle a valu à son auteur
pas mal de quolibets de la part de rimbaldiens choqués. Dans un sens,
pourtant, il y a
bien eu de la part de Rimbaud non une dégradation
délibérée de ses anciens textes, mais la volonté d'en
confectionner des versions sous certains aspects plus
caricaturales. Ici, il faut peut-être prendre le temps
de répondre à un argument jadis avancé par Danielle Bandelier. La thèse de la caricature, dit-elle, "est
assez difficile à admettre du fait que la première
version n'était pas publiée : on ne peut se rendre
compte de la caricature et l'apprécier que si l'on
connaît l'original. Les poèmes de 1872 étaient
vraisemblablement connus d'un cercle d'amis, mais Une
saison en enfer vise un public"
[1982, p.106]. Aussi bien ne
prétend-on pas que Rimbaud ait souhaité soumettre à
l'esprit critique du public ses poèmes de 1872 dans leur
libellé de 1872. Son but n'a évidemment pas été de faire
apparaître quelque idée que ce soit par une comparaison
entre les deux versions d'un même texte. C'est dans leur
libellé de 1873, et par lui seul, que les poèmes
concernés peuvent apparaître d'une religiosité
caricaturale, au sens où ils s'écartent d'une norme, ou
de ce que pouvait être l'horizon d'attente d'un lecteur
de 1873 susceptible d'acquérir une plaquette d'Arthur
Rimbaud. C'est là, naturellement, tout ce que je dis :
que Rimbaud a rendu plus caricaturaux ses anciens poèmes
pour les rendre justiciables d'une réprobation en tant
que "délire", qu'il les a investis d'un sens et d'une
manière correspondant au propos anti-chrétien et/ou
anti-métaphysique d'Une
saison en enfer, qu'il a utilisé le matériau qu'ils
proposaient pour confectionner le genre de textes dont
il avait besoin pour illustrer une posture du devenir-fou pour devenir-poète
qui aurait fini par le rendre, effectivement, fou.
En conclusion, Rimbaud poursuit dans ADV, à peu de
chose près, le même règlement de comptes cathartique avec "la
sale religion d'enfance", le même "combat spirituel" contre
la spiritualité que celui du damné d'USEE. Mais on remarque dans USEE
un thème plus large que la simple dénonciation du
christianisme, un thème nouveau chez Rimbaud (contrairement à la satire anti-cléricale et anti-religieuse)
: l'analogie entre les mensonges du prêtre et ceux du
poète. Un sous-thème dans cette rubrique étant la satire particulière à
l'encontre de Verlaine et du du verlainisme. Il serait
étonnant qu'on ne trouve pas dans ADV, en tant que
chapitre spécialement dédié au domaine de la littérature et de
la création poétique, quelque écho de cette malédiction
lancée dans Adieu contre les "amis de la mort"
et les "arriérés de toutes sortes", au rang desquels l'auteur
de la Saison ne manque jamais de citer en bonne
place l'"artiste". |
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II.2 Le procès du poète-alchimiste, représentant
attardé de l'illusion métaphysique
"Tais-toi ! Ce sont des erreurs qu'on me souffle à
l'oreille [,] les magie[s],
les alchimies, les mysticismes les parfums faux, les musiques naïves.
C'est
Satan qui se charge de cela. Alors, les poètes sont damnés."
Brouillons d'Une saison en enfer
"Mon sort dépend de ce
livre" écrit Rimbaud à son copain Ernest Delahaye dans sa lettre dite de Laïtou (mai 1873),
au moment où il se lance dans USEE. De
fait, celui qui dit "je" dans USEE (et qui, pour une
part au moins, n'est autre que l'alter ego de l'auteur)
fait le récit d'un combat intérieur dont il nous dit
qu'il est sorti vainqueur. Quel a été l'enjeu de ce combat ?
On peut le deviner à la lecture de ce
passage d'Adieu :
"Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les
grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs
empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes
s'effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies
pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les
arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne."
Le mot "regrets" suggère une
séparation déchirante. Pour tourner la page, il a fallu perdre ce
qu'on avait de plus cher, s'arracher à des êtres que l'auteur
confesse avoir "jalousés", c'est-à-dire enviés, aimés :
"les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de
toutes sortes". Étrange liste, en vérité. Mais tout lecteur de la
Saison
possède le savoir nécessaire pour en interpréter le sens. L'attirance du sujet pour les brigands a été exposée
dans Mauvais sang : "Encore tout enfant, j'admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne [...]." Le passage
est célèbre et je me dispense de le commenter. Pour comprendre ce
que font dans cette liste "les mendiants", il faut se reporter à une
autre liste, analogue mais plus étoffée, que l'on trouve dans le
chapitre L'Éclair :
"Ma vie est usée. Allons ! feignons,
fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant
amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en
querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste,
bandit, — prêtre !"
C'est le répertoire sarcastique des fainéants et
des "feignants", c'est-à-dire des marchands de rêve : les
"saltimbanques" qui nous divertissent, les "artistes" qui nous
ravissent par leurs inventions d'"amours monstres" et d'"univers
fantastiques", bref tous ceux qui, comme l'auteur lui-même rebelles
à la discipline du travail, trouvent "la science" "trop lente" et y
préfèrent "la prière" qui "galope". En effet, par la "prière", on
accède instantanément au Bien le plus désirable : Dieu, pourvoyeur
suprême du Bonheur avec un grand B. C'est du moins ce qu'enseignent
les prêtres, raison pour laquelle ils occupent dans cette liste, à
la clausule, la place d'honneur. Tous ces marchands d'illusion —
c'est ce qui les rapproche au delà de leurs différences — "querellent
les apparences du monde", considèrent que "la vraie vie est
absente".
Pourquoi Rimbaud les définit-il comme des "amis de
la mort" ? Comment peut-on aimer "cette goule reine de millions
d'âmes et de corps morts et qui seront jugés
!" ? (c'est encore une citation d'Adieu). La réponse est dans
le syntagme que Rimbaud a fait imprimer en italiques : "et
qui seront jugés". Les "amis de la mort" sont en premier lieu
les chrétiens, qui attendent la mort avec sérénité, voire "avec
gourmandise" (Mauvais sang), parce que d'elle
seule, au moment du Jugement, ils escomptent la satisfaction de leur
désir d'éternité, l'accession au paradis promis par les prêtres. La
critique du christianisme est sans aucun doute l'un des principaux
thèmes de la Saison, le principal peut-être : dans le viseur,
entre autres, Verlaine et sa conversion. Mais l'"artiste" aussi
occupe une bonne place dans la liste dressée par Rimbaud dans L'Éclair
. Et, comme l'indique de son côté la liste d'Adieu, il y a des
"arriérés de toutes sortes". L'anathème ne vise peut-être
pas réellement tous les artistes, quoique ce soit ce que nous dit le
texte. Elle vise "les artistes comme il n'en faut plus" (Mauvais
sang), ceux qui prétendent à des pouvoirs magiques et, à ce
titre, ne valent pas mieux que les prêtres. Yann Frémy montre que,
dans les sources de la crise maniaque dont ADV dresse le bilan, les
croyances magiques du narrateur-poète ("je croyais à tous les
enchantements") sont associées aux croyances religieuses et
interprétées comme autant de perturbations de l'esprit :
"Je dus voyager, distraire les enchantements
assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que
j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une
souillure, je voyais se lever la croix
consolatrice."
Il commente :
"Cette confusion de la magie et de la religion
sera reprise sous une forme volontairement
condensée dans Adieu : « Moi qui me suis
voulu mage ou ange », où les postulats magiques
et religieux sont présentés comme
interchangeables (le rapport logique exprimant
ici la similitude), ce que met bien en valeur
« l'anagramme approximatif »
[Brunel, 1987, p.347]
entre les deux termes. Une erreur mènerait ainsi
à l'autre, pour finir à se confondre tout à
fait, ce dont l'expression « [magies
corrigé en féeries religieuses] »
[Pléiade 2009, p.286]
employée dans le brouillon constitue la
synthèse. Pour Rimbaud, toute propension à
l'irréel correspond nécessairement à une posture
magique, religieuse, en bref mensongère. « Je
suis maître en fantasmagories » déclarait le
locuteur de Nuit de l'enfer."
[2012, p.420]
C'est la raison pour laquelle, dans la
Saison, Rimbaud se fixe comme "devoir" de rompre avec
cette conception héritée du romantisme qui voit dans le poète une
sorte de magicien ou d'alchimiste, expert en "sorcellerie
évocatoire" et doté de pouvoirs supra normaux :
"J'ai créé toutes
les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé
d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles
chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs
surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes
souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !"
Cette autocritique, telle qu'il la résume au dénouement de la
Saison, la fonction d'Alchimie du verbe, chapitre central
du récit, a été de l'expliciter de la façon la plus démonstrative
possible, en s'appuyant sur un commentaire à charge de ses vers
récents, très caractéristiques de ce qui est désormais à rejeter
pour lui : la chimérique "quête spirituelle" et la passion triste de l'absolu. Car, explique Rimbaud
lui-même dans
Soir historique :
"Le plus élémentaire physicien sent qu'il
n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle,
brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une
affliction".
On ne peut mieux définir une certaine conception
romantique et baudelairienne de la mélancolie, du spleen. Quand il
édicte la nécessité de rompre avec les "arriérés de toutes sortes",
Rimbaud suggère clairement qu'à côté des "prêtres" et de leurs ouailles
ce sont aussi les artistes, les poètes, qui sont visés.
On pense à Baudelaire et à son Voyage. De fait, il n'y a pas
représentant plus typique des "amis de la mort" (dans la
famille "artiste") que l'auteur des Paradis artificiels
et du Voyage :
Ô
Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
De ce Baudelaire-là, le
Rimbaud des poèmes d'Alchimie du verbe, le Rimbaud de « la
folie qu'on enferme », celui qui « disai[t] adieu au monde dans
d'espèces de romances » et s' « offrai[t] au soleil, dieu de feu »
en lui criant : « Général [...] Fais manger sa poussière à la
ville », a été le fidèle disciple. Une parfaite illustration des
« amis de la mort ». Mais c'est fini ! "L'ennui n'est plus mon
amour", dit le locuteur dans Mauvais sang. Et, à la fin d'Alchimie
du verbe : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la
beauté."
À la figure de Baudelaire, il faut évidemment
ajouter celle du "compagnon d'enfer". L'esthétique et la religiosité diffuse des "vers
nouveaux et chansons", c'est d'abord Verlaine. "Les élans mystiques
et les bizarreries de style",
c'est Verlaine aussi. Et quant à la "vieillerie poétique", André
Guyaux a bien raison d'insister sur le fait qu'elle "ne désigne
nullement, selon un usage qui est souvent fait de la formule, une
période plus ancienne de la poésie de Rimbaud, mais la récupération,
à laquelle se prêtent ses dernières productions en vers, de «
refrains niais » ou de « rythmes naïfs » [...]. Le motif du désuet
suit un fil discontinu dans ce développement rétrospectif :
« littérature démodée », « romans de nos aïeules », « vieillerie
poétique », « romances », « boutiques fanées »."
[Pléiade 2009. p.932-935]
Et cela, typiquement, sous
l'égide de Verlaine.
Les deux cibles sont inextricablement mêlées dans le projet d'Une
saison en enfer, du moins tel qu'il a dû se reformuler après la
crise de Bruxelles, pendant les fameuses semaines de travail
intensif passées à Roche. C'est d'ailleurs ce qui se laisse voir
dans le dénouement d'ADV, tel qu'il était prévu sur le brouillon que
nous en avons, qui, dans son abjuration générale de "l'art", réunit
"Nos grands poètes" (ou "Nos poètes") et l'ombre de Verlaine ("les
élans mystiques et les bizarreries de style") :
TRANSCRIPTION DE
LA FIN DU BROUILLON D'ADV |
|
1. Bonr : lire
"Bonheur" (autre titre pour "O saisons, ô châteaux")
2. Si faible, je ne me crus plus supportable dans la
société, qu’à force de bienveill. : lire
"bienveillance, phrase ajoutée dans l'interligne.
3. Quel malheur, pitié : ajouté dans
l'interligne.
4. je : surcharge "enfin".
5. Nos poètes : R. a biffé "grands" dans "Nos
grands poètes". "Nos" surcharge "Les".
6. On lit généralement "bonté" mais "beauté" ne me
paraît pas impossible. |
* Bonr.1
Si faible, je ne me crus plus
supportable dans la société, qu’à force de bienveill.2
Quel malheur, pitié.3
Quel cloître possible pour ce beau dégoût ? Tout cela
s’est passé peu à peu.
Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de
style.
Maintenant je4 puis dire que l’art est une
sottise. Nos poètes5 art aussi facile : l’art
est une sottise.
Salut à la bont.6 |
Le Rimbaud de l'été 1873 exprime-t-il son ressentiment
contre les premiers et les seconds romantiques dont il a été à quinze ans
l'admirateur "jaloux" ? À l'évidence oui ! Pour les raisons qui ont
été dites. Mais s'y sont ajoutées, en cours de rédaction, la
souffrance et la colère provoquées par la rupture avec Verlaine :
qu'on mesure la violence d'une formule comme "Ainsi j'ai aimé un
porc !" La mission confiée par Rimbaud au chapitre Alchimie du
verbe a été d'expliquer et d'illustrer par l'exemple les raisons
de son rejet pour ce qui, dans son œuvre antérieure, révèle
l'influence de ceux qui ont bien failli le conduire jusqu'au "trépas",
jusqu'au "dernier couac !" (les bien nommés "amis de la mort"). Aussi me
paraît-il tout à fait inconcevable qu'on hésite à caractériser cette
œuvre comme une "autocritique", et qu'on puisse y voir une
anthologie "complaisante" des vers de 72.
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III/ LE DÉBAT
La tendance actuelle (parmi les
commentateurs rimbaldiens) est à remettre en cause la
nature autocritique d'ADV. Personne ne nie tout à
fait qu'il y ait du péjoratif dans un terme comme
"folie" et dans quelques autres qualificatifs ironiques appliqués
par Rimbaud à ses "vers et chansons". Mais Guyaux en parle comme
d'une manifestation de duplicité et la plupart des exégètes s'inscrivent peu ou prou dans ce
cadre d'analyse, même quand ils le font, comme Steve Murphy et
Michel Murat, avec
des arguments renouvelés. Auteurs de plusieurs articles récents sur
la question, Murphy et Murat font tous deux valoir qu'ADV est
d'abord une fiction et qu'il ne faut pas confondre le sujet
énonciateur qui s'y exprime avec le sujet biographique Arthur
Rimbaud. Il y a beaucoup de vrai dans ce rappel à la méthode. Mais
je converge avec Yohikazu Nakaji quand il leur
oppose qu'"une cloison trop
rigide entre réalité et fiction appauvrit la lecture" et qu'on ne
peut pas ne pas s'interroger sur "le rapport entre le sujet
fictionnel et le sujet empirique" [2015, p.97-99].
Ce rapport, pour aussi fictionnel que soit cet alter ego du poète
dans ADV, existe nécessairement.
Telle sera donc la thèse
défendue ici : le sujet énonciateur d'Alchimie du verbe ne doit pas être confondu avec le sujet
biographique Arthur Rimbaud mais il n'est pas exclu qu'il ne soit parfois le porte-parole de l'auteur. Tout le problème est
de savoir en quoi : à quel endroit et sur quels points. C'est là que s'arrête
mon accord avec Nakaji.
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III.1 Le débat avec
Yoshikazu Nakaji
Le "délire" qui donne son titre au chapitre, dit Nakaji, s'il est
"un des fils principaux de la construction narrative" et, à ce
titre, lui-même une construction littéraire, voire un cliché du
romantisme, a été aussi pour Rimbaud un engagement existentiel
clairement proclamé dans la lettre à Demeny de juin 1871, une méthode visant à
"dérégler tous les sens", cultiver "toutes les formes [...] de
folies", pour libérer l'imagination créatrice. C'est cette "poétique de la
folie" qu'il condamne dans Alchimie du verbe comme
une "pratique dévastatrice". Et il conclut : "Ainsi, la modalité de l'entreprise poétique engageant la crise
psychique était déjà parfaitement dessinée dans les lettres de 1871". Raison de
plus, a-t-on envie de lui répondre, pour douter du caractère
autobiographique de la crise narrée dans Une saison enfer. Ce schéma de
crise "si parfaitement dessiné[e] dans les lettres de 1871" n'avait point
besoin, pour se retrouver illustré tel quel dans
Alchimie du verbe, d'avoir été préalablement vécu. Rimbaud le connaissait
d'avance et on pourrait à la rigueur n'y voir que la répétition en mode
rétrospectif d'une théorie
connue. Une théorie dont Rimbaud a fait un projet de vie en 1871 mais
au sujet de laquelle nous ignorons par quels moyens et
jusqu'où il l'a mise en pratique, dans la réalité vécue.
Le thème du caractère
autodestructeur de la folie mis en avant par Nakaji fait
indubitablement partie des insistances d'ADV :
"Aucun des
sophismes de la folie, — la folie qu'on
enferme, — n'a été oublié par moi : je
pourrais les redire tous, je tiens le
système. / Ma santé fut menacée. La terreur
venait. Je tombais dans des sommeils de
plusieurs jours, et, levé, je continuais les
rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le
trépas [...]"
Mais Rimbaud reste assez imprécis sur
ce qu'il entend par les "sophismes de la folie". La formule "je
tiens le système" les a fait identifier aux représentations
imaginaires produites par l'hallucination volontaire. Plusieurs
commentateurs les ont rapprochées de ce que Baudelaire, en une page
souvent citée, appelle "les sophismes du hachisch" (Pléiade I,
p.432). Selon Baudelaire, le principal de ces sophismes, "tendant
généralement à l'optimisme", est "celui qui transforme le désir en
réalité". Et il commente, goguenard : "Il en est de même sans doute
dans maint cas de la vie ordinaire, mais ici avec combien plus
d'ardeur et de subtilité !" (ibid.). Si on cherche dans le texte d'ADV
quelque supplément d'information, on remarquera que Rimbaud parle
des "sophismes de la folie" juste après le poème "Elle est
retrouvée..." et les allusions plus humoristiques que sérieuses au
thème de la métempsychose :
"Devant
plusieurs hommes, je causai tout haut avec
un moment d'une de leurs autres vies. —
Ainsi, j'ai aimé un porc."
Ce thème des "autres vies", du moins
dans les traditions mystiques orientales, n'est pas sans rapport
avec celui de l'éternité puisqu'il touche à la transmigration des
âmes après la mort. Il est de fait que s'imaginer en permanence dans
la proximité du sacré, comme le narrateur d'ADV, soit sous la forme
d'un désir impossible à assouvir ("je vis de l'or et ne pus boire"),
soit sous la forme d'un désir exaucé ("Elle est retrouvée ! Quoi,
l'éternité ..."), soit sous la forme d'un assouvissement annoncé :
"Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du
coq ...") c'est bien une façon de prendre ses désirs pour la
réalité. Par là, la dénonciation des "sophismes de la folie" rejoint
celle des croyances religieuses sur la vie après la mort. Mais il n'y a rien là que de très
philosophique ou littéraire et l'allusion au hachisch par exemple
n'est pas évidente. Dans L'impossible (USEE), comme dans
"Loin des oiseaux..." et "À quatre heures du matin...", Rimbaud a
plutôt l'air de mettre en cause l'abus d'alcool :
"N'est-ce pas parce que nous cultivons la
brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos
légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le
tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements
! — Tout cela est-il assez loin de la pensée
de la sagesse de l'Orient, la patrie
primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de
pareils poisons s'inventent !
Les gens d'Église diront :
C'est compris. Mais vous voulez parler de
l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des
peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à
l'Eden que je songeais !"
Mais on remarquera qu'une fois de
plus, Rimbaud suggère que le "poison" parmi "les poisons", celui
dont tous les autres ne sont que de médiocres substituts, c'est le rêve édénique, c'est le
désir d'éternité.
Il est donc bien difficile de
dénicher dans le texte une cause possible de cette "terreur" dont
parle Rimbaud, capable de plonger le sujet dans une forme si
profonde de dépression que sa vie en est menacée. L'usage des
drogues autres que l'alcool n'est pas mentionné. Et, finalement, Murat a
bien raison de
rappeler que l'équation Poésie = Prophétie = Folie autodestructrice
est avant tout un cliché du romantisme. On sait que Rimbaud, dans sa lettre à Ernest Delahaye dite de Laïtou (mai 1873), d'une part définit
l'œuvre à laquelle il s'attelle comme une série d'"histoires
atroces" "à inventer" (et non une autobiographie), d'autre part, demande à son copain de lui
procurer le Faust de Goethe. Il a sans doute vu
dans l'histoire atroce du satanique docteur, et dans mille histoires
pareilles de grands génies détruits par la démesure de leur ambition, mises
en circulation par le romantisme, un modèle intéressant à reprendre
pour évoquer de façon transposée sa trajectoire imprudente et
aventureuse. Mais je doute qu'il en
ait vécu les périls avec l'intensité dramatique qu'il introduit dans ADV. Je ne
suis pas loin de penser que sous le Rimbaud tragediante d'ADV
se cache, en cette matière, un Rimbaud ludens.
L'idée de "jeu" choquera peut-être
ceux qui prennent très au sérieux l'expérience mystérieuse décrite
par Rimbaud sous le nom d'"hallucination" :
"Je m'habituai
à l'hallucination simple : je voyais
très-franchement une mosquée à la place d'une
usine, une école de tambours faite par les
anges, des calèches sur les routes du ciel, un
salon au fond d'un lac ; les monstres, les
mystères [...]."
Rimbaud, qui n'était pas sot, savait
pertinemment qu'en nous précisant qu'il voyait tout cela "très-franchement",
nous penserions exactement le contraire. Savoir qu'il n'a vu ni
"monstres", ni rien de tout cela et qu'il cherche simplement à nous
surprendre par un jeu bizarre de l'imagination, comme quand l'un de
ses célèbres confrères, plus doué que lui pour la "terreur",
peignait son héros, l'atroce Mervyn, "fils de la blonde Angleterre",
"beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une
machine à coudre et d’un parapluie".
C'est, bien certainement, par une forme de jeu que Rimbaud projette, dans
Alchimie du verbe, une image irrationnelle de la fonction de
poète, une image de folie douce plus ou moins mystique qu'il
s'accuse à juste titre d'avoir trop exploitée dans ses chansons de
1872. Sous le terme d'Alchimie du verbe, il théorise une
pratique de l'hallucination, volontaire dans un premier temps, mais
bientôt subie, obsessionnelle et morbide, assimilable à la folie et
porteuse d'un danger mortel. Il la stigmatise comme un échec
personnel, la dénonce comme une vanterie, une pose, une supercherie
entachée de mysticisme, mais c'est au fond un moyen d'en exploiter
une fois de plus la ficelle, un moyen d'enjoliver sous les atours
mythologiques d'une nouvelle damnation de Faust une crise existentielle
et littéraire —
bien vécue celle-là, et douloureuse certes, et génératrice d'un
désir que je crois sincère de tourner la page, mais de proportions
somme toute modestement humaines.
En tout cas, comme le fait remarquer
Michel Murat, certaines caractéristiques du sujet énonciateur d'ADV
ne coïncident vraiment pas avec ce que nous pouvons savoir de la vie
de Rimbaud : une anecdote comme celle du "voyage à but
thérapeutique" (autre cliché du romantisme, voir le René de
Chateaubriand) n'a aucun équivalent dans la vie de Rimbaud. Et
j'irais même plus loin : la personnalité conférée par
Rimbaud au "damné" d'USEE, avec son obsession de la conversion,
toujours repoussée mais sans cesse remise sur le tapis, avec sa
dévorante inquiétude métaphysique, son sentiment de culpabilité
devant Dieu et devant les hommes, ses remords qui le rongent comme
un ver, me rappelle souvent, plutôt que l'Époux
infernal, la Vierge folle, et plutôt que "le plus beau
d'entre tous [les] mauvais anges" de Crimen amoris, le "satanique docteur" de
Vagabonds. Je me suis toujours demandé s'il n'y aurait pas lieu
de détecter, dans quelques parties au moins d'USEE, l'exercice
facétieux d'un Rimbaud ventriloque : une "espèce
de prodigieuse autobiographie psychologique"
de Verlaine, écrite par Rimbaud. Mais arrêtons le "délire" ...
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III. 2 Le débat avec Michel Murat
Il est de fait, dit Michel Murat, que
le sujet énonciateur de la Saison assume une
position critique à l'égard des poèmes. Mais "le « reniement » d'Alchimie
du verbe ressortit de la fiction", il est le fait du seul
locuteur fictif. Quant à l'auteur, "[...] rien ne nous permet d'affirmer que
Rimbaud se considérait comme délirant. Le délire ici évoqué est une fiction,
l'un des fils principaux de la construction narrative ; dans le livre même
le narrateur dit qu'il « joue des tours [de bons tours]» à la folie et qu'il
en « tien[t] le système ». Le délire a été pour Rimbaud un des enjeux de son
travail de poète, un risque à affronter et une dimension de l'esprit à
explorer : en revenant sur ces expériences, la Saison en fait
une clé conceptuelle de la critique du romantisme."
[2013, p.424].
Contrairement à cette appréciation, je crois personnellement tout à
fait possible que Rimbaud, au moment où, dans USEE, il instruit le
procès de "sa sale éducation d'enfance" ait sincèrement jugé
L'Éternité, tout autant que lui-même quand il l'écrivit, comme
véritablement délirants. D'autant qu'il y condamne aussi sans appel
les "amis de la mort", i.e. les prêtres et les "artistes comme il
n'en faut plus", ceux qui assurent la promotion des "voyages
métaphysiques", des vies éternelles et des mondes imaginaires).
À qui douterait du
caractère quelque peu délirant des "chansons
spirituelles" de 1872, je conseillerais de lire
l'interprétation qu'en donne un Jean-Luc Steinmetz. "Que
Rimbaud évoque des « chansons spirituelles »
déconseille, selon moi, d'en appeler à quelque parodie,
écrit Steinmetz."
[2008, p.261]. Elles sont l'expression de "[...]
cette faim et cette soif qu'éprouve viscéralement
Rimbaud, mais qu'il est bien permis de considérer comme
un violent appel spirituel, selon des métaphores
courantes dans la littérature mystique" (ibid. 263).
Dans "Elle est retrouvée ...", "l'éternité d'abord se
donne comme une certitude, et je ne vois pas de lecteurs
assez obtus pour remettre en cause pareille affirmation"
(264) "L'âme tutoyée s'envole" et, par cette expérience
vécue en imagination, le poème administre "la preuve par
l'âme" "que l'homme passe infiniment l'homme et que cela
aussi le fait être homme" (265). C'est à peu de choses
près ce que Rimbaud fait dire à son narrateur au sommet
de sa "folie qu'on enferme" : "ma vie serait toujours
trop immense pour être dévouée à la force et à la
beauté". Peut-être Steinmetz se trompe-t-il en
attribuant à Rimbaud cette philosophie typiquement
spiritualiste sur la nature divine de l'homme. Mais je
me dis aussi que s'il perçoit tant de mystique
chrétienne dans les poèmes de 1872, et une sorte de
retour en religion de celui qui écrivait "Merde à
Dieu !" sur les bancs du Square de la Gare, c'est qu'ils
y sont tout de même un peu.
J'étais frappé, récemment, de la
convergence de thème
et de date entre le poème
de Rimbaud et L'Éternité par les astres d'Auguste
Blanqui, sorti en librairie le 20 février 1872.
Un matérialiste avéré, celui-ci. Pourtant, il théorise
dans ce livre une
vision cyclique de
l’histoire de l’univers, dont le but ultime semble être
de récupérer, par l'intermédiaire de développements
cosmologiques empruntant aux découvertes astronomiques
de son temps, une forme d'espérance, non-chrétienne
(mais qui y ressemble), dans l'existence d'une autre
vie, espérance fondée sur la certitude scientifiquement
prouvée qu'il existe une infinité d’autres mondes.
Quelques mois auparavant, c'était l'écrasement de la
Commune, et les deux textes peuvent sembler porteurs
d'une réponse psychique comparable à cette situation
historique : "le dégagement rêvé" ("Là tu te dégages /
Et voles selon"), loin du cauchemar de l'histoire. Bien
qu'on puisse détecter éventuellement dans ces deux
œuvres une pensée non spiritualiste de l'infini
temporel, on a bien l'impression d'assister dans les
deux cas à une forme d'involution de la pensée
consécutive au choc reçu avec troisième défaite
consécutive du prolétariat français ("Il
n’y a pas progrès. Hélas ! non, écrit Blanqui, ce sont
des rééditions vulgaires, des redites").
Mais dans la vie et la trajectoire intellectuelle de
Rimbaud, un autre traumatisme se produit quelques mois
plus tard, qui me paraît très susceptible de lui avoir
remis la tête sur les épaules, comme on dit :
l'expérience affective racontée dans Vagabonds,
les jérémiades incessantes du compagnon d'enfer dévoré
de remords pour avoir perdu sa position et son "ménage"
(évoqués dans Délires I. Vierge folle...), ses
sentiments de culpabilité devant les hommes et devant
Dieu, annonciateurs de sa conversion de Mons, son
chantage au suicide ("Ma mère, J'ai résolu de me tuer si
ma femme ne vient pas dans trois jours", lettre à sa
mère du 4 juillet 1873) et, pour couronner le tout, le
coup de feu de Bruxelles. N'est-il pas assez
vraisemblable que Rimbaud, "sur [son] lit d'hôpital",
comme il le raconte dans L'Éclair, ait perçu
l'odeur de l'encens lui revenir "si puissante", ramenant
avec elle le souvenir de sa "sale éducation d'enfance",
qu'une nouvelle révolution s'est opérée en sens inverse
dans son esprit. C'est au fond ce qu'il raconte dans le
prologue d'USEE. Or, si Rimbaud, à l'été 1873, a conçu
USEE comme une sorte d'exorcisme destiné à
tourner définitivement la page de son éducation
chrétienne, n'est-il pas envisageable qu'il ait inclus
dans le réquisitoire, sous le nom de "délire", ses
poèmes de l'année passée ? Je ne doute pas
personnellement que l'autocritique d'ADV ne soit sincère
de la part de Rimbaud.
Dans Adieu, Rimbaud se dit décidé
à demander pardon pour s'être nourri de mensonges et il ne fait nul
doute que, pour lui, le mensonge n°1, c'est la promesse que nous fait le
christianisme d'accéder après notre mort à la vie éternelle (à
certaines conditions fixées par la doctrine). Ainsi, jamais le damné de la
Saison n'est aussi pitoyablement enfantin et aussi ridicule que quand il s'écrie dans
L'Éclair : "Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la
nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous
?..." Personne ne dira, je pense, que dans cette phrase, c'est
Rimbaud l'auteur dont on entend la voix. Or, et c'est là que je voulais en venir :
cette aspiration éperdue à l'éternité (sous son nom propre ou à
travers les thèmes jumeaux de l'Âge d'or et du Bonheur), cette
crainte de ne jamais pouvoir rassasier sa Soif et sa Faim, cette angoisse de l'individu
"né avec le christ" qui traîne comme un boulet sa
"fatalité de bonheur" (le devoir que lui fait sa foi de tout faire
pour mériter son salut), c'est le leitmotiv des poèmes d'ADV. Et je ne doute pas que
l'auteur ne les trouve en cela passablement délirants. Sur ce
point, son opinion coïncide parfaitement avec l'humeur critique dont
fait montre le locuteur d'ADV.
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III. 3 Le débat avec Steve Murphy
Mais le
"sujet énonciateur" d'ADV assume-t-il réellement une
position critique à l'égard des poèmes ? C'est
justement ce que conteste Steve Murphy. L’exégèse traditionnelle, dit
Murphy dans son article de 1995 [2004]), interprète Alchimie du verbe
comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette
vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de
« délire » énoncée dans le titre (Délires
II - Alchimie du verbe),
le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique
en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire,
prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte »
[2004, p.431]. Or,
toujours selon Steve Murphy, l'observation du texte ruine une
lecture aussi simplificatrice. Il en donne comme exemple la séquence
qui va de "J'aimai le désert" jusqu'à "Oh ! le moucheron enivré à la pissotière
de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !"
Cette dernière phrase, placée hors
guillemets et sensée pour cette raison appartenir au "commentaire" n'est pas moins exaltée que le
paragraphe entre guillemets qui précède ou que les poèmes qui
suivent (Faim et "Le loup criait sous les feuilles..."). Ces
indices visibles de continuité dans le comportement du sujet devraient nous interdire de
parler de rupture entre la Saison et
les « Derniers vers ». Ils montrent au contraire que le sujet reste
habité par cette passion de l'absolu ou de l'impossible qu'il
considère comme son "enfer" mais qui est consubstantielle à sa
vocation de poète. Aussi devrions-nous nous féliciter de cette
incapacité, chez le poète, "de
se défaire de l'Enfer" car elle est "synonyme de l'impossibilité de
quitter le terrain de la littérature". On saisit le but
ultime de l'argument : montrer qu'ADV ne congédie pas
définitivement la poésie, que Rimbaud y a peut-être même amélioré ses
anciens poèmes en les réécrivant et, en tout
cas, qu'il n'en a pas fini avec la littérature comme le montrent les
Illuminations.
Il y a quelque chose d'un
peu sophistique dans cette argumentation. Où Murphy
a-t-il donc trouvé des exégèses attribuant au locuteur d'ADV le point de vue de la raison ?
Peut-on considérer comme raisonnable et extérieur à
l'affabulation poétique, même quand il se critique
lui-même, un "commentateur" qui déclare, sur le mode de
la certitude : "Je vis que tous les êtres ont une
fatalité de bonheur" ou encore "je vécus, étincelle d'or
de la lumière nature". Il est évident qu'il n'y a pas,
même dans ADV, la partie du livre qui se présente le
plus explicitement une narration à charge de la folie
passée du sujet, et encore moins dans USEE prise dans son
ensemble, ce qu'on pourrait appeler un "commentaire",
avec ce que ce mot suggère de distance et de
jugement porté à froid. Le récit de sa crise assumé par
l'instance énonciatrice d'USEE mêle toujours
inextricablement le discours de l'aliénation et celui de
la lucidité, le discours du damné tournant en rond dans
son labyrinthe intérieur et celui de l'ex-damné, sorti
vainqueur de son enfer, qui a su dissiper les "enchantements amassés sur [son] cerveau" et
se montre bien décidé à "tenir le pas gagné". C'est le principe même du
mode de narration choisi par Rimbaud que de confronter
le lecteur à cette déroutante polyphonie. J'ai essayé
ci-dessus d'expliquer les raisons d'un tel choix. Mais
est-il impossible pour autant de dégager de l'œuvre un
point de vue de l'auteur ?
Poser une réponse
négative à cette question, ce serait conclure à l'illisibilité d'USEE.
Ou penser, comme Breton, que toutes les lectures en sont
possibles, celle de Claudel tout comme les autres, et
que Rimbaud est "coupable devant nous etc., etc.". La
seule chose qui me permette de disqualifier une lecture
à la Claudel, c'est de revendiquer mon droit à
reconnaître, par exemple, dans la voix qui dénonce la "sale
éducation d'enfance" ou qui professe : "M. Prudhomme
est né avec le Christ", ou qui menace de sa colère les
malheureux damnés ("Damnés, si je me
vengeais !") la voix propre de Rimbaud (du
Rimbaud d'avril-septembre 1873) et, par contre, dans
celle qui dit ...
"Si [mon esprit] était éveillé toujours à
partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité,
qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !..."
... la voix du "petit cagot" que Rimbaud, depuis longtemps,
a décidé de ne plus être. La seule chose qui me permette
de trouver un sens dans ADV, c'est de revendiquer mon droit à reconnaître la
voix de Rimbaud dans
la phrase
attribuant "Elle est retrouvée ..." à une
pose prétentieuse ("Je prenais une expression ...")
digne d'un bouffon ou d'un fou ("bouffonne et égarée")
et, inversement, dans l'injonction
"Mon âme éternelle / Observe ton vœu", la
voix de M. Prudhomme, représentant typique pour Rimbaud
des bourgeois et des dévots. Pour
reprendre la fameuse trilogie foucaldienne alléguée par
Michel Murat dans son article sur les "Remaniements
formels d'ADV" [2009, p.198], il y a le "sujet énonciateur", qui est
fictif, il y a le "sujet biographique", que nous ne
connaissons pas ou guère, mais il y a aussi la troisième
personne de cette sainte trinité : l'auteur (la
"fonction auteur"). C'est-à-dire cette
instance dont nous
construisons l'image à travers l'interprétation.
Pour moi, celui que je désigne sous le nom de Rimbaud,
esprit rebelle, libre et sincère, ne saurait être
soupçonné de nous avoir fourni avec ADV une anthologie
faussement critique, "complaisante" même, des vers de
72.
Steve Murphy est revenu
brièvement sur son approche d'ADV, à l'occasion
de son article "Une saison en enfer pour (et
contre) le lecteur"
[2014, p.189-190]. Je
crois discerner dans cette mise au point quelques
évolutions, mais qui ne me semblent pas de nature à
clore le débat. Son souci, nous dit l'auteur, est de
nous prévenir contre "une lecture tragique et univoque
de la palinodie d'Alchimie du verbe". Prisonnière
d'une conception romantique de la littérature comme
expression du moi, "une majeure partie de la critique
n'a eu de cesse de prendre au pied de la lettre [...] la
« palinodie » de 1873 [...]. Naturellement, l'idée
suivant laquelle Rimbaud disait Adieu à la poésie
dans Une saison en enfer ne pouvait qu'augmenter
la vraisemblance d'une lecture tragique et univoque de
la palinodie d'Alchimie du verbe [...]".
Je note
que le terme "palinodie" semble être admis comme une
caractérisation acceptable d'ADV.
Mais avec une nuance. Il faut considérer
Alchimie du verbe, nous dit Murphy comme "une
anthologie parodique : un florilège de textes que
Rimbaud considère comme dignes d'être publiés [...] qui
comportent eux-mêmes des traits parodiques [...]."
(ibid.) Si je lis bien (entre les lignes), cela signifie
qu'ADV n'est pas une anthologie autocritique mais une
anthologie parodique : elle imite en se moquant d'autres
textes, et contient des poèmes qui eux-mêmes imitent en
se moquant d'autres poèmes. Lesquels ? Murphy cite
Sainte-Beuve, la Bible, Hugo, Chateaubriand, Verlaine
... On veut bien le croire.
Mais Rimbaud s'y
parodie-t-il, s'y critique-t-il lui-même ? Car là, en somme, est le débat
! Lisons plus loin.
Cette vulgate de
l'interprétation d'ADV, se trompe, nous dit Murphy en
...
"réduisant
l'autodérision à un statut d'autocritique face à
une poésie censément dépourvue de distance
critique de 1872. Il est peut être inutile
aujourd'hui de revenir sur tout ce que la poésie
de 1872 contient précisément de corrosif, sur
les traits parodiques d'une grande partie des
vers de cette époque, le parodique présentant
l'auteur en tant que lecteur et supposant, dans
le cas de Rimbaud comme en général, une
conscience critique qui n'exclut nullement l'autoparodique
[...]. L'essentiel est de comprendre que le
partage épistémologique [dans ADV] ne peut se
faire entre la raison de la prose et la déraison
des vers. Les vers sont truffés de preuves de
l'acuité ironique du poète ; la prose est comme
contaminée par l'apparence de délire des vers.
Si bien que le lecteur ne peut simplement lire
le texte, il doit absolument l'interpréter, pour
savoir si la manière de lire du sujet n'est pas
somme toute une faillite joyeusement programmée"
(ibid.)
Donc,
l'interprétation traditionnelle a tort de réduire
l'autodérision (d'ADV) à un statut d'autocritique.
Il y aurait de l'autodérision dans ADV ? Mille fois
d'accord !
Mais s'il y a autodérision, il y a aussi
autocritique, il me semble ! CQFD !
L'interprétation traditionnelle aurait aussi le tort (si
je comprends bien) de critiquer l'absence de "distance
critique", de "traits parodiques" et de pouvoir
"corrosif" dans les vers de 1872, au point d'en imputer
la critique à Rimbaud lui-même ! On soupçonne plutôt
Rimbaud, en général, d'en critiquer les "bizarreries de
style", les "élans mystiques" et les attitudes "bouffonnes et égarées".
Ce n'est pas tout à fait la même chose. Mais j'en suis profondément
d'accord : les poèmes de 1872 ne sont pas sans mêler
parodie, ironie, équivoques et allusions à leur
thématique métaphysique. Cependant, dans leur version d'ADV,
ils perdent en grande partie cette "acuité ironique",
pour la bonne raison que Rimbaud, par les modifications
qu'il leur apporte, je l'ai montré plus haut, s'ingénie à réduire ces textes à
leur noyau "délirant" au détriment de leur potentiel de
parodie, d'ironie, de polysémie. Et, contrairement à la
lecture que Murphy en propose, c'est à la prose que
Rimbaud réserve le peu d'ironie directe repérable au
sein du chapitre : je pense aux deux moqueries
explicites que comportent les phrases introductives de
Chanson de la plus haute tour et "Elle est
retrouvée...", aux connotations péjoratives de groupes
verbaux comme "je me vantais", "je croyais", "je me
traînais", aux formules par lesquelles le narrateur
stigmatise sa folie passée : le "désordre de mon
esprit", "les enchantements amassés sur mon cerveau",
les "sophismes magiques", les "sophismes de la folie".
Mais plus encore que ces expressions directes de
désapprobation, c'est la façon dont Rimbaud transforme ses
anciens textes pour en mieux justifier la critique
idéologique ("Mon âme éternelle" et compagnie) qui
révèle l'intention autocritique de l'anthologie. Et
c'est aussi, de façon complémentaire, la façon dont
il contamine la prose par le délire des vers,
procédé fort bien repéré par Steve Murphy, mais où il a
tort de voir un indice de continuité entre le Rimbaud de
1873, auteur d'ADV, et celui de 1872, auteur des Vers
nouveaux et Chansons. Car ce procédé assume
essentiellement une fonction autoparodique et, par
conséquent, autocritique. Si Rimbaud, dans toute la
deuxième partie du chapitre (depuis l'épisode du
moucheron jusqu'à l'inénarrable pataquès théologique sur
la "fatalité de bonheur") nous montre un locuteur gagné
par l'exaltation délirante des vers enchâssés, si, de ce fait, il nous
fait ressentir le dénouement d'ADV comme "une faillite joyeusement programmée"
(ce n'est pas moi qui le dis !), en réalité il nous fait
rire de quoi ? Du ton et de l'incongruité du
récit, sans doute, mais en ce que ce récit s'est laissé
contaminer par le ton et le contenu des vers qui y sont
insérés. C'est donc
en définitive ces derniers qui sont visés, ce qui révèle
une fois de plus dans ADV un exercice
d'autocritique.
Je peux faire malgré tout
deux concessions à Steve Murphy. Premièrement : l'un des
poèmes d'ADV comporte effectivement une bonne part d'autoparodie,
mais ce n'est pas un poème de 1872, c'est celui que
Rimbaud a spécialement rédigé pour ADV : le poème "Un
loup criait sous les feuilles", qui se termine en farce
et qui peut être considéré comme une parodie de Faim.
Deuxièmement, il est vrai que
Rimbaud n'a pas attendu ADV pour procéder à
l'autocritique de l'idéologie dominante de ses poèmes de
1872. Comme il le dit à très juste titre, l'autodérision
est déjà présente dans certains poèmes de 1872. On la sent poindre
notamment
dans un des plus beaux textes de
cette époque, celui dont les trois paragraphes d'ADV
évoquant le dieu de feu, le général soleil et le
moucheron constituent la prosification partielle :
Bannières de mai. Après avoir moqué, dans la première strophe du
poème, la célébration
conventionnelle et naïve du soleil printanier, c'est-à-dire
l'ancestrale patience des "gens qui meurent sur les saisons", Rimbaud prend ses
distances avec l'impatiente mort mystique, représentée, dans la strophe 2, par
l'envol-ravissement du poète sur le char du général soleil (plus exactement le "char de
fortune" de "l'été dramatique"). Il sait illusoire, hélas, cette prise
de congé radicale qui relève peut-être de ce qu'Alchimie du verbe
appellera "les sophismes de la folie". Il opte donc (strophe
troisième et dernière) pour une philosophie à mi-chemin de ces deux extrêmes :
la patience pure, l'impatience pure. Il choisit la "liberté libre", dont il sait désormais qu'elle ne préserve pas de "l'infortune".
Mais il supplie la Nature de lui réserver, pour assouvir (imparfaitement) sa
"faim" et sa "soif", ces "influx de vigueur et de tendresse réelle" (Adieu),
ces moments (au moins) d'intensité qui font que la vie mérite d'être vécue.
C'est ce qu'il appellera dans l'Adieu d'Une Saison en enfer
l'"ardente patience" :
Je veux bien que les saisons m'usent. À toi, Nature, je me rends ; Et ma faim et toute ma soif. Et, s'il te plaît, nourris, abreuve. Rien de rien ne m'illusionne ; C'est rire aux parents, qu'au soleil, Mais moi je ne veux rire à rien ; Et libre soit cette infortune.
La libre infortune est la réponse lucide et
mélancolique que Rimbaud oppose parfois (dans Génie par exemple : le
"chant clair des malheurs nouveaux") à "la dent, douce à la mort" du "Bonheur",
c'est-à-dire à l'exigence despotique du désir d'éternité. Rimbaud n'a donc pas attendu Une saison en
enfer pour manifester ironie et distance à l'égard des "élans mystiques" (de
style chrétien, parfois, ou païen dans leur variante solaire) qui
caractérisent les poèmes de 1872. On s'étonne parfois que Rimbaud n'ait pas
inclus Bannières de mai (alias Patience) dans Alchimie du verbe.
En réalité, il n'y a là rien d'étonnant. Car, pour ce qui est de la partie du
poème vantant l'option de la mort mystique, elle s'y trouve, sous une autre
forme : c'est l'épisode du général soleil et du moucheron. Et pour ce qui est de
la troisième section du poème, celle qui prend le parti de la vie et de la libre
infortune, dans un sens, elle s'y trouve aussi : c'est tout le discours critique qui constitue
l'implicite d'Alchimie du verbe et d'Une saison en enfer.
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Note bibliographique
|
Danielle Bandelier, « Les poèmes de Délires II, Alchimie du verbe »,
in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles,
1982, p. 103-116.
Danielle Bandelier, Se dire et
se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud,
À la Baconnière, 1988. Ch.VIII, "Délires II". p.137-183.
Suzanne Bernard, "Délires II. Alchimie du verbe",
p.468-473 des Œuvres, édition et notes de SB, Garnier,
1960.
Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil 1961.
Henry de Bouillane de Lacoste,
"Appendice I. Les éditions des Poésies, 1. Poèmes publiés par
Rimbaud, p.225-229 de Arthur Rimbaud, Poésies.
Édition critique. Introduction et notes par H de BdL,
Mercure de France, 1939.
Pierre Brunel, Une saison en enfer. Édition critique par
Pierre Brunel, José Corti, 1987.
Margaret Davies,
Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud. Analyse du texte,
Archives des lettres modernes, 125 p., Minard, 1975. Chapitre
"Délires II. Alchimie du verbe", p.73-93.
Étiemble, "Sur les 'Chansons spirituelles',
in Lectures de Rimbaud, revue
de l’université de Bruxelles, 1982, p.61-76..
Antoine Fongaro,
« De Bonne pensée du matin à "À quatre heures du matin" », Parade
sauvage, n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », textes
réunis par Yann Frémy et Seth Whidden, 2008, p. 475-490.
Louis Forestier, Arthur Rimbaud,
Œuvres complètes. Correspondance, Bouquins. Robert Laffont,
2004.
Yann Frémy,
chapitres "L'ébauche de Délires II - Alchimie du verbe"
p.127-148 et "Délires II : Logiques de la sensation" p.
309-346 de « Te voilà, c’est la force. » Essai sur Une saison en enfer de
Rimbaud, Éditions Classiques Garnier, Coll. Études rimbaldiennes,
2009.
Yann Frémy,
"Les 'sophismes magiques'
dans Délires II. Alchimie du verbe (Rimbaud, Une saison en
enfer)", Magie et images dans la littérature et les arts du XIXe
siècle français,Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012,
p.409-423.
André Guyaux,
"Alchimie du vers, anachronie du verbe", L'Information littéraire,
janvier-février 1984, p.17-28. Repris sous le titre
« Alchimie du verbe » dans Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.31-41.
André
Guyaux,
"Délires II. Alchimie du verbe", p.932-935 de
Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par
AG. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009.
Albert Henry, "Le loup criait sous les
feuilles", in
à la
lecture de Rimbaud,
Académie royale de Belgique, 1998, p.227-244
Bernard Meyer, Sur les Derniers Vers, Douze lectures de
Rimbaud,
L'Harmattan, 1996.
Michel Murat, "L'histoire d'une de
mes folies", in Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, Presses
Universitaires de Rennes, Coll. Didact. Français, oct. 2009,
p.305-316. p.315 pour la citation.
Michel Murat, "Les remaniements
formels d'Alchimie du verbe", in Rimbaud des Poésies à la
Saison, Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009,
p.197-211.
Steve Murphy, "Une saison en enfer
et « Derniers vers » : rupture ou continuité ?", in
Stratégies de
Rimbaud, Honoré Champion, 2004, p.421-442. Première publication
(en ligne sur Gallica) :
Revue d'histoire littéraire de la France, 95.6, novembre-décembre
1995, p.958-973.
Steve Murphy,
"Une saison en enfer pour (et contre) le lecteur", Revue des
sciences humaines n°313, janvier-mars 2014, p.179-198. Yoshikazu Nakaji,
"Sur la « fatalité de bonheur »", Parade sauvage,
n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », 2008, p.586-595.
Yoshikazu Nakaji, "Rimbaud autocritique",
in
Rimbaud poéticien, éd. Olivier Bivort, Classiques Garnier,
2015, p.91-99.
Marcel A. Ruff, Arthur Rimbaud. Poésies. Édition critique, Introduction, classement chronologique
et notes par Marcel A. Ruff, Nizet 1978. Section VI du volume,
consacrée aux vers de 1872, dont les notices confrontent brièvement,
au cas par cas, les versions d'Alchimie du verbe aux poèmes
correspondants.
Jean-Luc Steinmetz,
"Ad Matutinum". L'émoi de "Mai" 1872 in Rimbaud des Poésies à la Saison,
Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009,
p.97-117 (reprise d'une étude publiée en 1986 dans Le Point
vélique : études sur Arthur Rimbaud et Germain Nouveau, colloque de Neuchâtel, 27-28 mai 1983, À la Baconnière, 1986).
Jean-Luc
Steinmetz, "Les 'Derniers vers' encore" in Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé,
C. Defaut, 2008, p.269-290.
Herman Wetzel, « Vieillerie poétique »,
in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles,
1982, p.93-101.
LES ARTICLES ET OUVRAGES CITÉS DANS CETTE NOTE SONT
EXCLUSIVEMENT CEUX QUE JE CITE DANS CETTE PAGE. JE PRÉPARE PAR
AILLEURS UNE BIBLIOGRAPHIE COMMENTÉE DE LA QUESTION TRAITÉE ICI
QUI SERA PUBLIÉE ULTÉRIEUREMENT.
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