"Littérairement,
écrit Yves Reboul à propos des Mains
de Jeanne-Marie, Rimbaud retravaille ici Étude
de mains, poème
de Gautier bien connu à l'époque et, comme c'est souvent le cas avec
lui, son propre discours n'est compréhensible
qu'en fonction de cette
référence. Gautier évoquait
les mains de la courtisane Imperia et de l'assassin Lacenaire :
attrait de la prostitution mondaine
et fascination de la bonne société pour le crime. Leur point commun,
souligné par Gautier, c'était la pâleur, trait
en ce temps-là
d'aristocratisme
: aussi les mains de Jeanne-Marie seront-elles au contraire brunies
par le soleil, qui y
met
une
tache de populace..." (Œuvre-vie, édition du
centenaire, Arléa, 1991,
p.1093).
Steve Murphy détaille une série de parallélismes entre
Les Mains de Jeanne‑Marie
et le poème de Gautier. Il note que Rimbaud reprend le système
strophique d'Étude
de mains
(quatrains à dernière rime masculine), que les rimes fournaises -
frissons - Marseillaises - Eleisons reprennent les sonorités du
sixième quatrain de Lacenaire, que
Les Mains de Jeanne‑Marie
présente, en
l'hypertrophiant, le même procédé interrogatoire qu'Impéria
(strophes 5-6). Il montre que la description suit de part et d'autre
une rhétorique comparable : répétition du mot "mains", relayé de
façon métonymique par d'autres termes comme "doigts", "pouce",
"paume", permettant aux deux auteurs de tresser à la description
objectale proprement dite des associations en chaîne qui sont
parfois plus symboliques, voire fantastiques, que réalistes. Enfin,
il observe certaines correspondances possibles entre le "rubis" dont
le grand soleil orne les doigts de la pétroleuse et les
"escarboucles" du Sultan, amant présumé d'Impéria, entre les "Lèvres
jamais désenivrées" qui tremblent aux mains de Jeanne-Marie et le
"baiser neigeux" sous lequel le sculpteur a "saisi" la main d'Impéria
(Steve Murphy, "Une place au soleil :
Les Mains de Jeanne-Marie", Rimbaud et la Commune,
Éditions Classiques Garnier, 2009, p.625-635).
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Étude
de mains
I
IMPERIA
Chez un sculpteur, moulée en plâtre,
J'ai vu l'autre jour une main
D'Aspasie ou de Cléopâtre,
Pur fragment d'un chef-d'œuvre humain ;
Sous le baiser neigeux saisie
Comme un lis par l'aube argenté,
Comme une blanche poésie
S'épanouissait sa beauté.
Dans l'éclat de sa pâleur mate
Elle étalait sur le velours
Son élégance délicate
Et ses doigts fins aux anneaux lourds.
Une cambrure florentine,
Avec un bel air de fierté,
Faisait, en ligne serpentine,
Onduler son pouce écarté.
A-t-elle joué dans les boucles
Des cheveux lustrés de don Juan,
Ou sur son caftan d'escarboucles
Peigné la barbe du sultan,
Et tenu, courtisane ou reine,
Entre ses doigts si bien sculptés,
Le sceptre de la souveraine
Ou le sceptre des voluptés ?
Elle a dû, nerveuse et mignonne,
Souvent s'appuyer sur le col
Et sur la croupe de lionne
De sa chimère prise au vol.
Impériales fantaisies,
Amour des somptuosités ;
Voluptueuses frénésies,
Rêves d'impossibilités,
Romans extravagants, poèmes
De haschisch et de vin du Rhin,
Courses folles dans les bohèmes
Sur le dos des coursiers sans frein ;
On voit tout cela dans les lignes
De cette paume, livre blanc
Où Vénus a tracé des signes
Que l'amour ne lit qu'en tremblant.
II
LACENAIRE
Pour contraste, la main coupée
De Lacenaire l'assassin,
Dans des baumes puissants trempée,
Posait auprès, sur un coussin.
Curiosité dépravée !
J'ai touché, malgré mes dégoûts,
Du supplice encor mal lavée,
Cette chair froide au duvet roux.
Momifiée et toute jaune
Comme la main d'un pharaon,
Elle allonge ses doigts de faune
Crispés par la tentation.
Un prurit d'or et de chair vive
Semble titiller de ses doigts
L'immobilité convulsive,
Et les tordre comme autrefois.
Tous les vices avec leurs griffes
Ont, dans les plis de cette peau,
Tracé d'affreux hiéroglyphes,
Lus couramment par le bourreau.
On y voit les œuvres mauvaises
Écrites en fauves sillons,
Et les brûlures des fournaises
Où bouillent les corruptions ;
Les débauches dans les Caprées
Des tripots et des lupanars,
De vin et de sang diaprées,
Comme l'ennui des vieux Césars !
En même temps molle et féroce,
Sa forme a pour l'observateur
Je ne sais quelle grâce atroce,
La grâce du gladiateur !
Criminelle aristocratie,
Par la varlope ou le marteau
Sa pulpe n'est pas endurcie,
Car son outil fut un couteau.
Saints calus du travail honnête,
On y cherche en vain votre sceau.
Vrai meurtrier et faux poète,
Il fut le Manfred du ruisseau !
(Émaux et camées,
1852) |