Les
Mains de Jeanne-Marie
Jeanne-Marie a des mains fortes, Mains sombres que l'été tanna, Mains pâles comme des mains mortes.
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Sont-ce des mains de Juana ?
Ont-elles pris les crèmes brunes Sur les mares des voluptés ? Ont-elles trempé dans les lunes Aux étangs de sérénités ?
Ont-elles bu des cieux barbares, Calmes sur les genoux charmants ? Ont-elles roulé des cigares Ou trafiqué des diamants ?
Sur les pieds ardents des Madones Ont-elles fané des fleurs d'or ? C'est le sang noir des belladones Qui dans leur paume éclate et dort.
Mains chasseresses des diptères Dont bombinent les bleuisons Aurorales, vers les nectaires ? Mains décanteuses de poisons ?
Oh ! quel Rêve les a saisies Dans les pandiculations ? Un rêve inouï des Asies, Des Khenghavars ou des Sions ?
— Ces mains n'ont pas vendu d'oranges, Ni bruni sur les pieds des dieux : Ces mains n'ont pas lavé les langes Des lourds petits enfants sans yeux.
Ce ne sont pas mains de cousine Ni d'ouvrières aux gros fronts Que brûle, aux bois puant l'usine, Un soleil ivre de goudrons.
Ce sont des ployeuses d'échines, Des mains qui ne font jamais mal, Plus fatales que des machines, Plus fortes que tout un cheval !
Remuant comme des fournaises, Et secouant tous ses frissons, Leur chair chante des Marseillaises Et jamais les Eleisons !
Ça serrerait vos cous, ô femmes Mauvaises, ça broierait vos mains, Femmes nobles, vos mains infâmes Pleines de blancs et de carmins.
L'éclat de ces mains amoureuses Tourne le crâne des brebis ! Dans leurs phalanges savoureuses Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace Les brunit comme un sein d'hier ; Le dos de ces Mains est la place Qu'en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli, merveilleuses, Au grand soleil d'amour chargé, Sur le bronze des mitrailleuses À travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées, À vos poings, Mains où tremblent nos Lèvres jamais désenivrées, Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c'est un soubresaut étrange Dans nos êtres, quand, quelquefois, On veut vous déhâler, Mains d'ange, En vous faisant saigner les doigts !
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Leurs
femmes, des mégères sans nom, ont parcouru pendant toute la
semaine les rues de Paris, versant du pétrole dans les caves
et allumant des incendies de tous les côtés. On les abat à
coups de fusil comme des bêtes enragées qu'elles sont.
Leconte de Lisle,
lettre à Hérédia du 29 mai 1871.
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Hymne à la
gloire des femmes de la Commune, Les Mains de Jeanne-Marie célèbre
la femme révoltée —
brutale et douce, terrible et désirée.
Suppliciée par les troupes gouvernementales
(les "Versaillais"), traitée d'hystérique par les détenteurs de l'ordre moral, Jeanne-Marie la
"pétroleuse" apparaît à Rimbaud comme une réincarnation
moderne de la sorcière du Moyen Age. Il la voit, telle que la peint
l'historien Jules Michelet dans La Sorcière, véritable médecin du
peuple, collectant des simples,
chassant de sa main les insectes dont les aurores bleues —
ou bleuissantes —
sont toutes
bourdonnantes, autour des fleurs.
Jeanne-Marie échappe aux différentes formes d'aliénation qui
accompagnent l'oppression des
femmes dans la Société : la frivolité cruelle des aristocrates (que
représente ici Juana, un personnage de Musset) ; la vénalité des
courtisanes (évoquée dans une strophe où l'on croit reconnaître la
cigarière de Mérimée, Carmen) ; la superstition des bigotes ; la soumission des
ouvrières. Un système cohérent d'antithèses développe cet idéal de
femme libre dans le texte. Rimbaud oppose le teint
brun des femmes du peuple au teint blanc des aristocrates et des
courtisanes ; le soleil, la nature, la sensualité, la vie de ce
coté-ci, le fard, l'artifice, la mort de ce côté-là.
Grâce à ces oppositions bien
structurées, ce texte réputé hermétique livre donc aisément
l'essentiel de son sens. Restent des obscurités de détail,
probablement voulues, qui font partie du jeu du poète pour donner au
lecteur le sentiment du nouveau. Ainsi, ce n'est certainement pas par
hasard si les difficultés de syntaxe, les emprunts au vocabulaire
spécialisé de la médecine et des sciences naturelles se multiplient
dans les strophes 5 et 6. C'est, logiquement, parce qu'on y aborde
le thème de la sorcellerie et que le poète se doit lui aussi de se
montrer quelque peu "voyant" —
alchimiste des
mots —
pour se hisser à la hauteur de son personnage.
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Panorama critique et commentaire
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Marc Dominicy, "Sur les mains de
Jeanne-Marie",
Parade sauvage n°33 (compte-rendu)
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