Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources > Hymne à la Beauté
 

La critique rimbaldienne a depuis longtemps détecté certains échos baudelairiens dans le prologue d'Une saison en enfer. "En écrivant Beauté avec une majuscule, et en la décrivant comme "une catin qu'un débauché assied sur ses genoux avant de la rejeter et de l'injurier", écrit Pierre Brunel dans son édition critique de la Saison (Corti, 1987 p. 194), Rimbaud reprend à son compte l'allégorie de Baudelaire dans le poème Hymne à la Beauté (Les Fleurs du Mal, XXI)". De même, Mario Richter : "la Beauté dont il est question au deuxième paragraphe du même "prologue" nous reporte directement à la Beauté baudelairienne, au "monstre énorme, effrayant, ingénu" qui apparaît dans l'Hymne à la Beauté". C'est sans doute, argumente ce critique, que Rimbaud, lorsqu'il s'est reconnu poète, a ressenti cette vocation "avec terreur, avec horreur, comme s'il s'était trouvé en présence de quelque chose d'immense, d'écrasant, de terrifiant." L'exigence de "la liberté libre", le "dérèglement raisonné de tous les sens", l'inspection de l'inconnu (qui pour lui allaient de pair avec l'aventure poétique, voir la lettre à Demeny du 15 mai 1871) lui sont apparus comme une quête simultanément nécessaire et chimérique, "une énormité insupportable pour un homme qui, lui, s'est dégradé, s'est ravalé au rang d'une société hypocrite, et cela en raison de la bien pauvre éducation qu'il a reçue, celle-ci s'avérant fondée sur un irréalisme consolateur (la culture intellectualiste et sa religion), c'est à dire pour reprendre les mots de Rimbaud lui-même, une sale éducation d'enfance". (Mario Richter, Échos baudelairiens dans le " prologue " d’Une saison en enfer, Parade sauvage n°15, pages 86-90, novembre 1998).

          Hymne à la Beauté

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine !
L'univers moins hideux et les instants moins lourds. 

(Les Fleurs du mal, 1857)