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"Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient
tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur
mes genoux. −
Et je l'ai trouvée amère. −
Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor
a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur
toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs
fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le
malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché
à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier
couac !
j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être
appétit.
La charité est cette clef. −
Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de
si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme
et tous les péchés capitaux."
Ah ! j'en ai trop pris : − Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle
moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous
qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives,
je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
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Le lecteur qui ouvre Une
saison en enfer rencontre d'abord cette pièce sans titre (les commentateurs la baptisent parfois "prologue"). Découpée en brefs alinéas, saturée d'allégories et de
métaphores, d'effets phonétiques et
rythmiques,
elle
évoque la poésie aussi bien que la prose. Malgré ce style singulier,
le texte possède à la fois les caractéristiques d'un prologue théâtral
(forme partiellement dialoguée,
oralité
dramatisée, panorama de la vie du héros remontant à une époque
lointaine) et d'un préambule tel qu'on en trouve dans certains
récits autobiographiques. On y trouve une dédicace (à
Satan), l'annonce d'un genre, sorte de journal ou carnet d'écrivain ("ces quelques hideux feuillets de mon
carnet de damné"), l'annonce d'une problématique, c'est-à-dire ici
d'une réflexion ayant pour enjeu le choix entre deux options de vie
contradictoires :
− "j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être
appétit. / La charité est cette clef" (c'est la voie du réarmement
moral, une forme de conversion)
− "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
/ "Tu resteras hyène etc..." (c'est la persévérance
dans la négation violente des valeurs établies).
L'évocation de la trajectoire du
narrateur nous mène d'un passé idéalisé,
"festin où s'ouvraient tous les cœurs", jusqu'à ce jour où il s'est "trouvé sur le point de
rendre son dernier couac" (allusion probable de Rimbaud à ce 10
juillet 1873 où il a été pris pour cible par son plus intime
compagnon, le poète Paul Verlaine). Se demandant comment il en est venu là,
il se souvient du "soir" où il a "pris la
Beauté sur [s]es genoux" (c'est à dire où il s'est reconnu
poète) et où il l'a "trouvée amère" : moment symbolique
d'une chute marquée par la découverte simultanée de la poésie et
de la sexualité (l'adolescence ?). Il rappelle que sa poésie fut synonyme de révolte, et explique
allusivement − à travers une série d'images
− comment la violence du révolté se
retourna contre lui-même, comment il fut en même temps la victime et
le bourreau.
L'œuvre qui s'annonce aura donc quelque chose d'une
autobiographie, dont l'enjeu sera de savoir si le poète peut inverser
une destinée placée sous le signe de "la haine", et
retrouver le chemin de "la charité", c'est-à-dire de
l'amour. Mais les exigences de la "Beauté" (dans la
conception que Rimbaud en hérite de Baudelaire) sont telles que le choix de la conversion exigerait sans
aucun doute l'abandon de la Poésie. C'est au fond le dilemme formulé par
l'auteur des Fleurs du Mal dans Le Confiteor de l'artiste :
"Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le
beau ?". La réflexion s'engage dans un vocabulaire fortement marqué
par la religion, référence chrétienne que le poète caractérise simultanément comme un rêve ("cette inspiration prouve que j'ai
rêvé !"), donc comme une utopie
mensongère. Ainsi se trouve fixé l'horizon philosophique du débat qui s'ouvre à la fin du texte entre le
narrateur et celui qui est devenu son maître : Satan. |