Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Prologue d'Une saison en enfer  

Prologue d'Une saison en enfer (avril-août 1873)




*****

     "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
     Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvée amère. Et je l'ai injuriée.
     Je me suis armé contre la justice.
     Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
     Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
     J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
     Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
     Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
     La charité est cette clef. Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
     "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
     Ah ! j'en ai trop pris :  Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

 

     


      Le lecteur qui ouvre Une saison en enfer rencontre d'abord cette pièce sans titre (les commentateurs la baptisent parfois "prologue"). Découpée en brefs alinéas, saturée d'allégories et de métaphores, d'effets phonétiques et rythmiques, elle évoque la poésie aussi bien que la prose. Malgré ce style singulier, le texte possède à la fois les caractéristiques d'un prologue théâtral (forme partiellement dialoguée, oralité dramatisée, panorama de la vie du héros remontant à une époque lointaine) et d'un préambule tel qu'on en trouve dans certains récits autobiographiques. On y trouve une dédicace (à Satan), l'annonce d'un genre, sorte de journal ou carnet d'écrivain ("ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné"), l'annonce d'une problématique, c'est-à-dire ici d'une réflexion ayant pour enjeu le choix entre deux options de vie contradictoires :
     "j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La charité est cette clef" (c'est la voie du réarmement moral, une forme de conversion)
     "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" / "Tu resteras hyène etc..."  (c'est la persévérance dans la négation violente des valeurs établies).

     L'évocation de la trajectoire du narrateur nous mène d'un passé idéalisé, "festin où s'ouvraient tous les cœurs", jusqu'à ce jour où il s'est "trouvé sur le point de rendre son dernier couac" (allusion probable de Rimbaud à ce 10 juillet 1873 où il a été pris pour cible par son plus intime compagnon, le poète Paul Verlaine). Se demandant comment il en est venu là, il se souvient du "soir" où il a "pris la Beauté sur [s]es genoux" (c'est à dire où il s'est reconnu poète) et où il l'a "trouvée amère" : moment symbolique d'une chute marquée par la découverte simultanée de la poésie et de la sexualité (l'adolescence ?). Il rappelle que sa poésie fut synonyme de révolte, et explique allusivement à travers une série d'images comment la violence du révolté se retourna contre lui-même, comment il fut en même temps la victime et le bourreau. 

     L'œuvre qui s'annonce aura donc quelque chose d'une autobiographie, dont l'enjeu sera de savoir si le poète peut inverser une destinée placée sous le signe de "la haine", et retrouver le chemin de "la charité", c'est-à-dire de l'amour. Mais les exigences de la "Beauté" (dans la conception que Rimbaud en hérite de Baudelaire) sont telles que le choix de la conversion exigerait sans aucun doute l'abandon de la Poésie. C'est au fond le dilemme formulé par l'auteur des Fleurs du Mal dans Le Confiteor de l'artiste : "Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ?". La réflexion s'engage dans un vocabulaire fortement marqué par la religion, référence chrétienne que le poète caractérise simultanément comme un rêve ("cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"), donc comme une utopie mensongère. Ainsi se trouve fixé l'horizon philosophique du débat qui s'ouvre à la fin du texte entre le narrateur et celui qui est devenu son maître : Satan.     

 > Panorama critique et bibliographie

 >> Lecture méthodique (2004)

 >>> Lecture linéaire (2009)