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   Antoine Fongaro est revenu à plusieurs reprises sur Dévotion. Dans ses articles publiés en 1983 et 1993, il proposait d'interpréter le "personnage" de Circeto à la lumière d'un hypotexte issu de La Bible de l'humanité. Je persiste à trouver pertinente cette référence bien que Fongaro lui-même ait jugé nécessaire de l'abandonner, dans son article de 2012. Qui a lu les pages extraordinaires de Michelet sur "la Vénus orientale" Dercéto, "déesse-poisson, gonflée du dieu Désir", dont la progéniture poissonneuse "comblerait la mer [...], en certains temps la blanchit, l'illumine d'une autre mer de lait, grasse, épaisse et phosphorescente", symbole de la fécondation et de "l'infini de l'amour inférieur", dont le culte lascif, exporté en Grèce, a entraîné l'"affaissement" et "l'énervation" de l'Occident, se dit que Rimbaud a bien pu se souvenir de Michelet, en effet, lorsqu'il a forgé le mot-valise de Circeto.

   Dans ses premières contributions à l'étude du poème, Antoine Fongaro imaginait que les protes de La Vogue, déchiffrant mal le manuscrit de Rimbaud, avaient pu substituer le mot Circeto au nom de Dercéto, que le poète aurait trouvé dans La Bible de l'humanité de Michelet. Sous cette forme, l'hypothèse Dercéto était peu vraisemblable et l'on comprend que Fongaro ait été amené à l'abandonner, de fait, dans son texte le plus récent, où il se contente d'écrire :

"Les commentateurs semblent désormais unanimes pour voir dans « Circeto » un bloconyme formé de Circé (fille du Soleil et magicienne ; dans l'Odyssée, elle transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux, détail à ne pas oublier) et de Céto (le grec Κητος désigne tout monstre marin. cf. cétacé)." (2012, p.175).

Dans la mythologie grecque, Céto (du grec ancien Κητώ / Kêtố, « monstre marin », de Κητος / Kễtos, « gros poisson, animal énorme vivant dans l'eau » et en particulier « baleine »), ou encore Cétus, fille de Pontos (le Flot) et de Gaïa (la Terre), est une divinité marine primordiale (cf. Wikipédia, entrée Céto). Cette glose "unanimement" admise est, en effet, indiscutable.

   Bien des aspects de Dercéto, pourtant, se retrouvent dans Circeto et il n'est pas impossible du tout que Rimbaud se soit servi d'un matériau métaphorique en partie trouvé chez Michelet pour construire la vision de la déesse-poisson à laquelle il veut adresser, "ce soir", sa "prière muette comme ces régions de nuit".

   "Circeto des hautes glaces" est une sorte d'allégorie, symbolisant le magnétisme sensuel, "l'infini de l'amour inférieur" pour le dire avec la formule de Michelet, en en changeant quelque peu le sens.

    Elle est "grasse comme le poisson". L'adjectif est chez Michelet.

     Comme Dercéto, elle est "gonflée du dieu Désir". Elle exhale des odeurs d' "ambre" et de "spunck" (ou "spunk"). "L'ambre est le parfum de l'ambre gris, concrétion intestinale du cachalot, et spunck signifie sperme", explique Fongaro (2012).

    Elle est phosphorescente et illuminée comme la mer poissonneuse chez Michelet. Elle est, nous dit Rimbaud, "enluminée comme les dix mois de la nuit rouge" : la déesse se dresse sur fond de nuit, enflammée par les reflets pourpres d'une aurore boréale ou d'un "soleil des pôles".

    Souvenons-nous de la fin de Métropolitain avec ses notations de parfum, de couleur et de lumière :

"Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, ta force."

    "Elle" et "Circeto des hautes glaces" semblent des entités féminines aux caractéristiques bien voisines. Il faut comprendre "des hautes glaces" explique Fongaro "comme par exemple dans l'homme des cavernes ; et ces hautes glaces introduisent une série de détails qui dressent un décor polaire" (2012, p.175).

    Il ne faut pas trouver trop étrange ces allusions à l'univers polaire : le "chaos de glace et de nuit du pôle" ("Après le Déluge") est fréquemment dans les Illuminations le symbole de l'Ailleurs hors d'atteinte, arène symbolique où s'éprouve la "bravoure" dans tous les sens du terme (celle des explorateurs, des révolutionnaires, des amants ...), lieu des prouesses amoureuses, décor de l'explosion orgastique. On reconnaît le riche répertoire rimbaldien de la transe qui combine, diversement représentés selon les textes, les notions de violence et de plaisir, les motifs de la bataille, de l'explosion, du sperme, du noir de la nuit et du rouge du sang, de la glace et du feu : Barbare, Métropolitain, Being beauteous, Bottom, H, Matinée d'ivresse, Qu'est-ce pour nous Mon Cœur.... La présence, dans l'évocation de Circeto, d'une grande partie de ces champs métaphoriques, la triple comparaison (et même quadruple si l'on compte comme un équivalent de "comme" le "plus ...que..." du dernier membre de phrase), les parenthèses, les tirets, la syntaxe accumulative qui permet de juxtaposer tout cela, montre la volonté de Rimbaud, comme l'a expliqué depuis longtemps Bruno Claisse (1988), de parvenir à une sorte de florilège autoparodique.

    La Bible de l'humanité ne saurait être considérée comme une source au sens strict dans cette affaire. Mais que la lecture de Michelet ait servi, avec d'autres, à constituer ce stock d'impressions et d'outils linguistiques où Rimbaud puise, pour forger ses allégories spectaculaires de l'extase érotique, c'est bien possible.

     Le nom de Derceto apparaît aussi dans le roman de Flaubert Salammbô, que Rimbaud avait lu, naturellement. Au début de la troisième partie, l'héroïne adresse une prière à diverses divinités féminines dont les noms (d'après les savants) renvoient tous plus ou moins à la Vénus orientale (cf. Flaubert, Œuvres complètes, 1851-1862, bibliothèque de la Pléiade, 2013, p.1262, n.6) :

"« O Rabbelna ! ... Baalet ! ... Tanit ! » et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. - « Anaïtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Alhara ! Elissa ! Tiratha !... Par les symboles cachés, - par les cistres résonnants, - par les sillons de la terre, - par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, - dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut ! »" (ibid. p.608)

Dans le roman, c'est surtout sous le nom de Tanit que Salammbô adore cette déesse à identités multiples et "en sa figuration sidérale", nous dit Flaubert, c'est-à-dire sous l'espèce de la lune (p.611). Le nom de Salammbô lui-même viendrait de Salambou, l'un des noms de la Vénus syriaque (p.1255, n.42). Lors de son apparition au chapitre premier du roman, Flaubert décrit son héroïne portant "sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une murène" (p.581). La scène se déroule près du temple de Tanit et de son lac sacré où vivent les descendantes "de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l'œuf mystique où se cachait la Déesse" (p.580). Dans son "chapitre explicatif", resté inédit jusqu'en 2001 (éd. Gisèle Séginger, GF), Flaubert précise que Tanit est "couverte d'écailles comme la Derceto de Babylone" (p.1256).

Références bibliographiques

Bruno Claisse, "Circeto et l'autoparodie", Parade sauvage n°4, 1988, p.81-88. Repris dans Bruno Claisse, Rimbaud ou "le dégagement rêvé", Bibliothèque sauvage, 1990, p.130-136.

Antoine Fongaro, "Pour l'exégèse de Dévotion", Rivista di Letterature moderne e comparate, XXXVI, 1983, p.241-249. Repris dans Sur Rimbaud : lire Illuminations, Service des publications de Toulouse-le Mirail, 1985, p.87-94. Puis dans De la lettre à l'esprit : pour lire Illuminations, H. Champion, 2004.

Antoine Fongaro, "Pour un commentaire de Dévotion", Rivista di Letterature moderne e comparate, XLVI, 1993, p.69-82. Repris dans De la lettre à l'esprit : pour lire Illuminations, H. Champion, 2004.

Antoine Fongaro, "Le dernier Rimbaud : Dévotion et le zutisme", Rivista di Letterature moderne e comparate, LXV, 2, avril-juin 2012, p.167-185.

 

 

         

LA BIBLE DE L'HUMANITÉ (1864)
 

   Dans la vivante écume de l'eau visqueuse et poissonneuse qui fermente, bouillonne, dans la mer pullulante, la Syrie a senti son dieu. Comme l'Euphrate, elle eut pour idéal le poisson et le Poisson-Femme. Certes, si l'infini de l'amour inférieur, de la fécondation, se montre quelque part, c'est dans le poisson à coup sûr. Il comblerait la mer. Il la noie à la lettre, en certains temps la blanchit, l'illumine d'une autre mer de lait, grasse, épaisse et phosphorescente. Voilà la Vénus de Syrie, c'est Dercéto, c'est Astarté ou Astaroth, mâle et femelle, le songe de la génération. L'Hébreu, aux confins du désert, avec sa maigre vie, rêve un peuple nombreux comme le sable tourbillonnant. Le Phénicien, aux grasses villes des ports mal odorants, rêve l'infini de la marée, un peuple d'amphibies qui grouille et qui regorge de Sidon à Carthage et jusqu'à l'Océan (p.111-112).

   La Syrienne, sous forme languissante, au fond véhémente et terrible, n'est pas femme à se résigner. Elle est pleine d'audace et d'initiative, en mal, en bien. Les Jahel et les Déborah, Judith, Esther, sauvent le peuple. Athalie, Jézabel, sont rois. Il en advient de même à la fameuse colombe d'Ascalon, la Sémiramis, qui s'envola de Syrie à l'Euphrate. La déesse-poisson, Dercéto, gonflée du dieu Désir, avait enfanté un matin l'étrange créature. D'esclave reine, lascive et guerrière, elle se débarrasse d'un mari qui l'adore, se fait épouser par Ninus, le grand roi d'Orient, lui prend la vie, le trône. Elle détrône aussi Ninive, et fait à son image Babylone aux cent portes, aux gigantesques murs, gouffre monstrueux de plaisir, qui ouvre à tous l'asile de son impure fraternité (p.119-120).

Michelet, La Bible de l'humanité, Livre II,
chap. II : Syrie.— Phrygie. — Enervation.

 

Source de la numérisation : 
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206960w
/f3.item.r=Derceto