Métropolitain
Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le
sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux viennent de
monter et de se croiser des boulevards de cristal habités
incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez
les fruitiers. Rien de riche. — La ville !
Du désert de bitume fuient droit en déroute avec
les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel
qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus
sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les
casques, les roues, les barques, les croupes. —
La bataille !
Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les
derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la
lanterne fouettée par la nuit froide ; l'ondine niaise à la
robe bruyante, au bas de la rivière : les crânes lumineux dans
les plans de pois — et les autres fantasmagories —
La campagne.
Des routes bordées de grilles et de murs,
contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on
appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, —
possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes,
Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des
anciens — et il y a des auberges qui pour
toujours n'ouvrent déjà plus — il y a des
princesses, et si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres
— Le ciel.
Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes
parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les
drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du
soleil des pôles, — ta force.
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Ce titre,
« Métropolitain » est une sorte d'adjectif neutre. Le
poème évoque l'être métropolitain, la vie de l'homme des villes.
On remarque d'emblée une forme extrêmement
carrée : cinq paragraphes se terminant tous par un substantif, détaché
du reste du paragraphe par un tiret, et qui en résume le thème : la
ville, la bataille, la campagne, le ciel, ta force.
Apparaît tout d'abord, entre « détroit
d'indigo » et « mers d'Ossian » une terre
qui ne peut être que l'Angleterre. Puis une ville, représentée par
ses boulevards aux vitrines étincelantes et, au milieu de tant de
richesse, les « jeunes familles pauvres », le prolétariat
moderne. Tout cela s'est installé à grande vitesse, comme par
magie, devant nos yeux surpris d'être déjà là, au cœur de la ville. Bel
exemple de ce lyrisme de l'accélération qui s'empare des écrivains au
XIXe siècle,
généré par
l'expérience des transports mécaniques, et notamment du chemin de fer :
ce changeant théâtre du regard, annonciateur du cinématographe, qui
dévoile un paysage en perpétuel renouvellement.
Mais déjà l'atmosphère s'assombrit : sous un
ciel noir de fumée et de brume, voici la métropole métamorphosée en
un véritable champ de bataille, qu'on fuit.
Puis c'est le soir, dans une banlieue qu'on
reconnaît à ses « potagers » : on s'évade vers la
campagne, les citadins courent à leurs plaisirs, vaguement éclairés
par quelque quinquet de taverne « fouetté par la nuit froide ».
On aperçoit leurs « masques » grotesques, une Vénus
de barrière qui se prend pour une « ondine », des
« crânes lumineux ». Triste évasion, pauvres
fantasmagories, niaise poésie.
Mais la ville a aussi son « ciel »,
ses trésors cachés. Ce sont les parcs des résidences aristocratiques,
avec leurs fleurs et leurs femmes-fleurs, leurs princesses
inaccessibles, que le flâneur peut apercevoir derrière les murs,
au travers des
grilles. Ce ciel-là, ce n'est certes pas en étudiant les astres qu'on
y accède.
Où trouver la force de se battre contre tout
ça, de résister à l'abattement ? Le poème s'achève dans le souvenir
exalté d'une lutte, une empoignade avec « Elle »,
symbole probable de la force virile du
poète (« Elle [...]
— ta
force ! »), instrument de sa revanche imaginaire sur la Ville
opulente et tentatrice, mais qui interdit ses richesses au déshérité, et
séquestre derrière ses
« grilles » et ses « murs »
ces
« atroces fleurs
qu'on appellerait cœurs et sœurs »,
objets par excellence de convoitise et d'interdit.
Aux yeux du « métropolitain », le paysage urbain fait défiler ses
« fantasmagories », comme emportées dans un mouvement accéléré de fuite
ou d'apparitions. Il se morcelle en une multitude de sensations fugaces,
difficiles à identifier, détails de choses plutôt que choses, objets de
désir inaccessibles ou décevants, observés à travers les
« grilles » de ses parcs et les vitrines des « boulevards ».
La Ville est le lieu et l'enjeu d'une « bataille »
à l'épreuve de laquelle le
poète affirme sa
« force », comme dans la section
5 de « Mauvais sang ». C'est la revanche du « forçat »,
du paria misérable et solitaire, sur la société qui l'exclut ou
l'opprime.
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