Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Métropolitain 

Métropolitain (Les Illuminations, 1873-1875)


Métropolitain


   Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. La ville !
   Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. La bataille !
   Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l'ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière : les crânes lumineux dans les plans de pois et les autres fantasmagories La campagne.
   Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens et il y a des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus il y a des princesses, et si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres Le ciel.
   Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, ta force.

     >>> Commentaire 

    
   Ce titre, « Métropolitain » est une sorte d'adjectif neutre. Le poème évoque l'être métropolitain, la vie de l'homme des villes. 
   On remarque d'emblée une forme extrêmement carrée : cinq paragraphes se terminant tous par un substantif, détaché du reste du paragraphe par un tiret, et qui en résume le thème : la ville, la bataille, la campagne, le ciel, ta force.
   Apparaît tout d'abord, entre « détroit d'indigo » et « mers d'Ossian » une terre qui ne peut être que l'Angleterre. Puis une ville, représentée par ses boulevards aux vitrines étincelantes et, au milieu de tant de richesse, les « jeunes familles pauvres », le prolétariat moderne. Tout cela s'est installé à grande vitesse, comme par magie, devant nos yeux surpris d'être déjà là, au cœur de la ville. Bel exemple de ce lyrisme de l'accélération qui s'empare des écrivains au XIXe siècle,
généré par l'expérience des transports mécaniques, et notamment du chemin de fer : ce changeant théâtre du regard, annonciateur du cinématographe, qui dévoile un paysage en perpétuel renouvellement. 
   Mais déjà l'atmosphère s'assombrit : sous un ciel noir de fumée et de brume, voici la métropole métamorphosée en un véritable champ de bataille, qu'on fuit.
   Puis c'est le soir, dans une banlieue qu'on reconnaît à ses « potagers » : on s'évade vers la campagne, les citadins courent à leurs plaisirs, vaguement éclairés par quelque quinquet de taverne « fouetté par la nuit froide ». On aperçoit leurs « masques » grotesques, une Vénus de barrière qui se prend pour une « ondine », des « crânes lumineux ». Triste évasion, pauvres fantasmagories, niaise poésie.
   Mais la ville a aussi son « ciel », ses trésors cachés. Ce sont les parcs des résidences aristocratiques, avec leurs fleurs et leurs femmes-fleurs, leurs princesses inaccessibles, que le flâneur peut apercevoir derrière les murs,
au travers des grilles. Ce ciel-là, ce n'est certes pas en étudiant les astres qu'on y accède.
   Où trouver la force de se battre contre tout ça, de résister à l'abattement ? Le poème s'achève dans le souvenir exalté d'une lutte, une empoignade avec « Elle »,
symbole probable de la force virile du poète (« Elle [...] — ta force ! »), instrument de sa revanche imaginaire sur la Ville opulente et tentatrice, mais qui interdit ses richesses au déshérité, et séquestre derrière ses « grilles » et ses « murs » ces « atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs », objets par excellence de convoitise et d'interdit.
   Aux yeux du « métropolitain », le paysage urbain fait défiler ses « fantasmagories », comme emportées dans un mouvement accéléré de fuite ou d'apparitions. Il se morcelle en une multitude de sensations fugaces, difficiles à identifier, détails de choses plutôt que choses, objets de désir inaccessibles ou décevants, observés à travers les
« grilles » de ses parcs et les vitrines des « boulevards ». La Ville est le lieu et l'enjeu d'une « bataille » à l'épreuve de laquelle le poète affirme sa « force », comme dans la section 5 de « Mauvais sang ». C'est la revanche du « forçat », du paria misérable et solitaire, sur la société qui l'exclut ou l'opprime.