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   Les Mains de Jeanne-Marie, poème daté de février 1872 sur le manuscrit qui nous en est parvenu, est un hymne aux femmes de la Commune. L'héroïne, présentée comme une sorte d'allégorie de la révolution, reçoit dans les strophes 4 à 6 du poème une description passablement hermétique qu'Yves Reboul a proposé d'interpréter comme un souvenir de lecture de Michelet. Des "mains sacrées" de la Communeuse, Rimbaud déclare en effet : "C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort". Cette allusion à la belladone a mis le critique sur la piste de La Sorcière :

   "Que ce livre ait été une des lectures de Rimbaud, écrit Yves Reboul, je ne crois pas qu'on puisse sérieusement en douter [...]. On comprend ce qui a dû le fasciner dans ce livre, alors vieux de moins de dix ans : à travers cette figure de la sorcière, Michelet faisait le procès du christianisme, traitait à sa manière de "l'infini servage de la femme", se faisait le héraut d'une philosophie naturaliste proche de celle qu'exalte, par exemple, Soleil et Chair. La Sorcière devait donc être à ses yeux un livre de défi et de libération − sans compter que l'auteur avait été persécuté par l'Empire. Or la belladone y joue un grand rôle et surtout (ce qui est décisif) un rôle qui prête aisément à la transposition allégorique. On l'y rencontre en effet dès les premières pages et le mot y prend immédiatement sous la plume de Michelet un sens qui pourrait être la clé de sa présence dans Les Mains de Jeanne-Marie  [celui de] cette plante qui permet à la sorcière de se faire la guérisseuse des "fléaux" du monde ; elle est donc une des consolantes, un poison salutaire au fond, mais devant lequel reculent l'ignorance et la superstition. Or tout dans ces représentations  pouvait s'appliquer à la Commune − et donc à Marie-Jeanne qui en est la figure emblématique [...] Dans la logique du portrait que fait Michelet de la sorcière, c'est bien la Communeuse, figure métonymique de Paris insurgé, qui est la sorcière moderne puisque, comme son modèle, elle incarne la subversion de l'esprit chrétien et aussi la lutte contre l'infinie oppression de la Femme, à laquelle la Commune avait prétendu apporter la libération. On comprend donc le sang noir des belladones dans les paumes de Jeanne-Marie : ce sang de la plante consolante, c'est métaphoriquement le poison guérisseur de l'esprit de subversion, l'idée d'un renversement total du vieux monde, qu'avait laissé entrevoir l'insurrection parisienne" (Reboul, 2009, p.137-138).

   Cette référence à La Sorcière permet d'éclairer, nous dit Yves Reboul, la mystérieuse strophe 5 du poème. Michelet remarque en effet que c'est au moment où la sorcière risque le moins d'être remarquée, c'est-à-dire à l'aube ou au crépuscule, qu'elle va cueillir ses plantes et singulièrement la belladone. Ainsi, Jeanne-Marie chasse "de la main (ou plutôt des mains) divers insectes (les diptères) auxquels la lumière de l'aube aurait donné une couleur bleutée (les bleuisons) et qui auraient voulu s'approcher des nectaires, partie de la corolle qui contient le suc."  (Reboul, 1991, p.1094-1095).
   Quant aux "pandiculations" (strophe 6), ce pourraient être les mouvements désordonnés des bras effectués par les sorcières sous l'emprise de leurs breuvages magiques ou pendant leurs sabbats. Reboul rappelle que les pandiculations étaient généralement considérées, au XIXe siècle, comme un signe annonciateur de la crise d'hystérie. Or, Michelet signalait l'emploi de la belladone pour calmer les convulsions : "La belladone guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homoeopathie qui d'abord dut effrayer" (La Sorcière, p.111). "Quoi qu'il en soit, conclut le même critique, il est clair que dans le poème, les pandiculations sont la conséquence de l'absorption d'une substance toxique qui ne peut être que la belladone mentionnée quelques vers plus haut." (Reboul, 2009, p.141).
   Jeanne-Marie est-elle donc une sorcière, demande Rimbaud dans ces strophes 5 et 6 ? La réponse de Rimbaud est implicite et ambivalente. Oui, sans doute, si l'on fait du mot "sorcière" le symbole de toute femme libre et révoltée ; Jeanne-Marie, que les Versaillais traitent de folle et d'hystérique, est bien la version moderne de la sorcière. Mais ce sont les autres qui l'appellent ainsi. Car Jeanne-Marie n'est certainement pas pour le poète cette hallucinée égarée par la drogue, voguant vers quelque Khengavar sur les ailes de l'utopie, que dénonçaient les ennemis de la Commune : "En Jeanne-Marie, le sang noir des belladones ne se distingue pas du mauvais sang de la révolte et il ne l'entraîne pas vers quelque misérable miracle ni ne la pousse au départ vers un Orient de rêve [...]" (Reboul, 1994, p.49).

Références bibliographiques

  • Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991 (notes substantielles d'Yves Reboul sur Les Mains de Jeanne-Marie, p.1092-1094).

  • Yves Reboul, "Jeanne-Marie la sorcière", Rimbaud 1891-1991. Actes du colloque de Marseille, novembre 1991, p.39-51, Champion, 1994

  • Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.131-146 (reprise augmentée du précédent article).

     

 

 

 

         

LA SORCIÈRE (1862)

 

INTRODUCTION

   Sprenger dit (avant 1500) : « Il faut dire l’hérésie des sorcières, et non des sorciers ; ceux-ci sont peu de chose. » — Et un autre sous Louis XIII : « Pour un sorcier dix mille sorcières. »
   « Nature les a fait sorcières. » — C’est le génie propre à la Femme et son tempérament. Elle naît Fée. Par le retour régulier de l’exaltation, elle est Sibylle. Par l’amour, elle est Magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfaisante), elle est Sorcière, et fait le sort, du moins endort, trompe les maux.
   Tout peuple primitif a même début ; nous le voyons par les Voyages. L’homme chasse et combat. La femme s’ingénie, imagine ; elle enfante des songes et des dieux. Elle est voyante à certains jours ; elle a l’aile infinie du désir et du rêve. Pour mieux compter les temps, elle observe le ciel. Mais la terre n’a pas moins son cœur. Les yeux baissés sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle-même, elle fait avec elles connaissance personnelle. Femme, elle leur demande de guérir ceux qu’elle aime.
   Simple et touchant commencement des religions et des sciences ! Plus tard, tout se divisera ; on verra commencer l’homme spécial, jongleur, astrologue ou prophète, nécromancien, prêtre, médecin. Mais au début, la Femme est tout.
   Une religion forte et vivace, comme fut le paganisme grec, commence par la sibylle, finit par la sorcière. La première, belle vierge, en pleine lumière, le berça, lui donna le charme et l’auréole. Plus tard, déchu, malade, aux ténèbres du moyen âge, aux landes et aux forêts, il fut caché par la sorcière ; sa pitié intrépide le nourrit, le fit vivre encore. Ainsi, pour les religions, la Femme est mère, tendre gardienne et nourrice fidèle. Les dieux sont comme les hommes ; ils naissent et meurent sur son sein.

   Que sa fidélité lui coûte !... Reines, mages de la Perse, ravissante Circé ! sublime Sibylle, hélas ! qu’êtes-vous devenues ? et quelle barbare transformation !... Celle qui, du trône d’Orient, enseigna les vertus des plantes et le voyage des étoiles, celle qui, au trépied de Delphes, rayonnante du dieu de lumière, donnait ses oracles au monde à genoux, — c’est elle, mille ans après, qu’on chasse comme une bête sauvage, qu’on poursuit aux carrefours, honnie, tiraillée, lapidée, assise sur les charbons ardents !...
    Le clergé n’a pas assez de bûchers, le peuple assez d’injures, l’enfant assez de pierres contre l’infortunée. Le poète (aussi enfant) lui lance une autre pierre, plus cruelle pour une femme. Il suppose, gratuitement, qu’elle était toujours laide et vieille. Au mot Sorcière, on voit les affreuses vieilles de Macbeth. Mais leurs cruels procès apprennent le contraire. Beaucoup périrent précisément parce qu’elles étaient jeunes et belles.
   La Sibylle prédisait le sort. Et la Sorcière le fait. C’est la grande, la vraie différence. Elle évoque, elle conjure, opère la destinée. Ce n’est pas la Cassandre antique qui voyait si bien l’avenir, le déplorait, l’attendait. Celle-ci crée cet avenir. Plus que Circé, plus que Médée, elle a en main la baguette du miracle naturel, et pour aide et sœur la Nature. Elle a déjà des traits du Prométhée moderne. En elle commence l’industrie, surtout l’industrie souveraine qui guérit, refait l’homme. Au rebours de la Sibylle, qui semblait regarder l’aurore, elle regarde le couchant ; mais justement ce couchant sombre donne, longtemps avant l’aurore (comme il arrive aux pics des Alpes), une aube anticipée du jour.

   Le prêtre entrevoit bien que le péril, l’ennemie, la rivalité redoutable est dans celle qu'il fait semblant de mépriser, la prêtresse de la Nature. Des dieux anciens, elle a conçu des dieux. Auprès du Satan du passé, on voit en elle poindre un Satan de l’avenir.

   L’unique médecin du peuple, pendant mille ans, fut la Sorcière. Les empereurs, les rois, les papes, les plus riches barons, avaient quelques docteurs de Salerne, des Maures, des juifs, mais la masse de tout état, et l’on peut dire le monde, ne consultait que la Saga ou Sage-femme. Si elle ne guérissait, on l’injuriait, on l’appelait sorcière. Mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame ou Belle dame (bella donna), du nom même qu’on donnait aux Fées.
   Il lui advint ce qui arrive encore à sa plante favorite, la Belladone, à d’autres poisons salutaires qu’elle employait et qui furent l’antidote des grands fléaux du moyen âge. L’enfant, le passant ignorant, maudit ces sombres fleurs avant de les connaître. Elles l’effrayent par leurs couleurs douteuses. Il recule, il s’éloigne. Ce sont là pourtant les Consolantes (Solanées), qui discrètement administrées, ont guéri souvent, endormi tant de maux.
   Vous les trouvez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. C’est encore là une ressemblance qu’elles ont avec celle qui les employait. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, l’infortunée qu’on poursuivit tellement, la maudite, la proscrite, l’empoisonneuse qui guérissait, sauvait ? la fiancée du Diable et du Mal incarné, qui a fait tant de bien, au dire du grand médecin de la Renaissance. Quand Paracelse, à Bâle, en 1527, brûla toute la médecine, il déclara ne savoir rien que ce qu’il apprit des sorcières.

   Cela valait une récompense. Elles l’eurent. On les paya en tortures, en bûchers. On trouva des supplices exprès ; on leur inventa des douleurs. On les jugeait en masse, on les condamnait sur un mot. Il n’y eut jamais une telle prodigalité de vies humaines. Sans parler de l’Espagne, terre classique des bûchers, où le Maure et le juif ne vont jamais sans la sorcière, on en brûle sept mille à Trèves, et je ne sais combien à Toulouse, à Genève cinq cents en trois mois (1513), huit cents à Wurtzbourg, presque d’une fournée, mille cinq cents à Bamberg (deux tout petits évêchés !). Ferdinand II lui-même, le bigot, le cruel empereur de la guerre de Trente ans, fut obligé de surveiller ces bons évêques ! ils eussent brûlé tous leurs sujets. Je trouve, dans la liste de Wurtzbourg, un sorcier de onze ans, qui était à l’école, une sorcière de quinze, à Bayonne deux de dix-sept, damnablement jolies.

[...]

Jules Michelet, La Sorcière.
Premières pages de l'introduction.

 

Source de la numérisation : http://classiques.uqac.ca/
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