Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources > Le cygne

Steve Murphy, dans une étude récente (La poétique de la mélancolie dans Mémoire, Stratégies de Rimbaud, pages 261-420, José Corti, 2004) a signalé certaines similitudes entre Mémoire et Le Cygne : "Michael Riffaterre a montré que Rimbaud se réfère presque certainement au Couchant du soleil romantique de Baudelaire (Sylleptics symbol, Cambridge, 1990). Or, il se peut que Mémoire ait un autre modèle, plus séminal [...] Nous croyons que Rimbaud s'appuie sur l'un des textes les plus complexes de Baudelaire, Le Cygne. C'est le poème par excellence de la mélancolie et de la remémoration poétique, s'avançant par associations d'idées et de souvenirs et par la transformation du "bric à brac confus" de l'expérience contingente, la transcendance s'opérant grâce à l'allégorisation ("tout pour moi devient allégorie"). Ce qui relie les éléments hétérogènes est bien la mémoire, qui retient avec une force particulière tout ce qui se rapporte à des sentiments d'exil et de perte [...] Le Cygne associe la mémoire à l'eau : "Ce petit fleuve, pauvre et triste miroir (...) a fécondé soudain ma mémoire fertile" [...] Il est significatif qu'une forme de veuvage soit au cœur des deux textes : Andromaque est un parangon du veuvage et c'est une sorte de veuvage que subit "Madame" dans Mémoire." (p.321-323).

   

              Le Cygne

                                    À Victor Hugo

                            I

Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel);

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s'étalait jadis une ménagerie;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:
«Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre?»
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide
Comme s'il adressait des reproches à Dieu!

                           II

Paris change! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime
Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée
Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard;

À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tètent la Douleur comme une bonne louve!
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!


(Les Fleurs du mal, 1857)