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Mémoire (1872)
 

 

Mémoire


L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

l'ébat des anges ; Non... le courant d'or en marche,
meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
sombre, avant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.


2

Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !
L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes vertes et déteintes des fillettes
font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.

Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière,
le souci d'eau ta foi conjugale, ô l'Épouse !
au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.


3

Madame se tient trop debout dans la prairie
prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle
des enfants lisant dans la verdure fleurie

leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
mille anges blancs qui se séparent sur la route,
s'éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !


4

Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
Or des lunes d'avril au cœur du saint lit ! Joie
des chantiers riverains à l'abandon, en proie
aux soirs d'août qui faisaient germer ces pourritures.

Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.


5

Jouet de cet œil d'eau morne, je n'y puis prendre,
oh canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une
ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.

Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
au fond de cet œil d'eau sans bords, à quelle boue ?

 

 


   À parler de façon sèchement rhétorique, Mémoire est une longue et ingénieuse métaphore filée. Le texte décrit, sur le mode de la personnification, les aspects successifs d'une rivière, du matin au soir. Les métamorphoses de l'eau selon les variations de la lumière, l'arrivée du soleil puis son départ, fournissent au poète un vocabulaire symbolique pour raconter l'union et la séparation d'un couple.

   Au début, c'est le matin. La rivière partage encore son cours entre la lumière du soleil levant et l'ombre de la colline et de l'arche. Métaphores et comparaisons évoquent en les érotisant les jeux de l'eau et de la lumière, suggèrent les ondulations d'une eau scintillante et laissent deviner dans la rivière un personnage féminin à double face : "courant d'or" lorsqu'elle s'offre au soleil, "sombre" si quelque obstacle ("la colline", "l'arche") la sépare de lui. Au deuxième tableau, il est midi. Le cours d'eau, que le soleil meuble d'or pâle, s'anime des reflets du paysage environnant. Une métamorphose merveilleuse transforme la rivière en une chambre aquatique où s'active, fidèle et jalouse, une Épouse du Soleil. Au tableau suivant, une femme, dont le titre (Madame) et l'attitude (trop debout, trop fière) disent assez la qualité d'épouse et la respectabilité bourgeoise, se tient dans la prairie qui borde la rivière, entourée de ses enfants. L'image est si conforme à celle que Rimbaud donne habituellement de la Mère de sa mère qu'il est impossible d'échapper ici (le voudrait-on) à une référence biographique. Mais le soir tombe : le soleil disparaît derrière la montagne, la rivière reste seule et froide. Et le poète nous laisse entendre que ce crépuscule symbolise pour lui la séparation d'un couple, la faillite de l'union célébrée au tableau précédent. La quatrième section peint les regrets de l'épouse éplorée. C'est le soir. La métaphore déroule ses correspondances entre un paysage sinistre et les sentiments du personnage féminin (solitude, frustration sexuelle). L'épisode s'achève sur le spectacle d'un travailleur solitaire, draguant le fond de la rivière. Les dernières strophes du texte sont consacrées au décryptage de ce symbole. À la silhouette de l'ouvrier fouillant le limon du fleuve se superpose l'image pareille du narrateur, fouillant l'eau morne de sa mémoire dans une barque immobile, enlisé dans un obsédant passé. 

   Rimbaud atteint dans Mémoire un équilibre limite dans l'art de laisser dériver les associations d'idées à partir d'un noyau métaphorique central, sans sacrifier la rigueur et l'ampleur architecturale. Les analogies s'enchaînent par variations successives sur une couleur, un mouvement, une forme, se répètent en changeant légèrement de sens, renversent le rapport entre comparant et comparé, glissent les unes dans les autres, s'entremêlent avec la même ductilité que les eaux d'une rivière. Le poème est rédigé en alexandrins, les règles du décompte des syllabes et de la rime sont respectées mais la césure à l'hémistiche est soit impossible à réaliser, soit très affaiblie par son décalage avec la structure syntaxique. En fin de vers, de nombreux enjambements incitent le lecteur à marquer plus légèrement la cadence, fluidité renforcée par l'absence de majuscules en début de vers. On ne peut pas rêver style mieux adapté à l'évocation d'un cours d'eau.

   Au delà de la prouesse stylistique, Mémoire touche infiniment par l'enjeu personnel qu'on y devine, de la part de l'auteur. Rimbaud peint sous les couleurs d'un paysage sombre et solitaire (que l'on retrouve avec quelques variantes dans d'autres poèmes de l'année 1872) l'état présent de sa mélancolie. Il est rarement allé aussi loin dans la réflexion sur lui-même, dans l'élaboration de ce que la psychanalyse a appelé un "roman familial" (c'est-à-dire la façon subjective plus ou mois "romancée"  dont chacun d'entre nous tente de reconstituer l'histoire de sa vie et de s'expliquer la formation de sa personnalité). Cette quête sincère de soi, ce ton de confidence séduit généralement le lecteur : il n'est pas rare d'entendre citer Mémoire comme un des sommets de la poésie de Rimbaud.