Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources >  Madame Bovary

Jacques Gengoux a signalé dans son ouvrage La Pensée poétique de Rimbaud (Nizet, 1950) la possible influence d'une lecture de Madame Bovary sur la façon dont Rimbaud présente la sexualité féminine dans Les Premières Communions : "Le cas de la fillette présente bon nombre de ressemblances avec celui d'Emma Bovary. Mais sous l'identité des formules quelle différence d'atmosphère et quelle réaction plus explosive !" 
     Comme la communiante de Rimbaud, en effet, Emma, arrivée à l'âge de la nubilité (1er extrait ci-contre), s'éveille à la sensualité à travers la fréquentation de la doctrine et de l'imagerie catholiques. Les parfums de l'église la pénètrent de "langueur mystique" et, s'il n'est pas dit, comme dans "Les Premières Communions", qu'elle se prenne à rêver au corps nu de Jésus, du moins s'imagine-t-elle volontiers, ainsi que l'héroïne rimbaldienne, en "petite épouse" du Sauveur :

Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues.

Les ressemblances ne s'arrêtent pas là. Comme Emma, la première communiante se mariera, espérant peut-être échapper par là à ses "curiosités vaguement impudiques" et à l'espèce de possession dont elle est la victime de la part de Jésus. Mais, comme chez Emma, la connaissance de l'homme ne parviendra pas à satisfaire en elle l'aspiration à cet amour mystique que la religion et les prêtres ont su éveiller. 

     Steve Murphy signale à ce propos un passage significatif du roman de Flaubert (2e extrait ci-contre), qu'il commente ainsi : 

     Ce passage, qui préfigure sur un ton idéaliste la mort, atroce, d'Emma Bovary, confirme en particulier la nature de l'"excessif amour" (v.28) avec lequel les jeunes paysans reçoivent la communion. L'idolâtrie érotique naît de la répression de la vie sexuelle de la jeune femme mais, à la différence de Flaubert, Rimbaud l'attribue avant tout aux actions délibérément pathogènes de l'Église, là où son prédécesseur en avait plutôt fait une conséquence de pratiques d'enseignement désuètes et de la lecture d'une sous-littérature romantique. 

Le premier Rimbaud et l'apprentissage 
de la subversion, P.-U. Lyon, 1991, p.109.

    À coup sûr, Rimbaud s'identifie avec ces femmes prises au piège d'un ordre moral étouffant que sont aussi bien l'héroïne du roman que celle des "Premières communions". "Dans la personne d'Emma Bovary, écrit Gengoux, Rimbaud s'est reconnu lui-même." Murphy, dans le même ordre d'idées, souligne la parenté des "Premières Communions" avec "Les Poètes de sept ans" où l'on ne peut douter que Rimbaud se mette personnellement en scène. Les deux poèmes sont d'ailleurs de la même époque (mai et juillet 71, respectivement). Murphy écrit :

     Inutile de dénombrer toutes les analogies. Qu'il nous suffise de rappeler les scènes qui se passent la nuit, dans les latrines, les jeux de lumière, l'attribution à la jeune femme  de ces "pitiés immondes" qu'éprouvait aussi le Poète. Avant tout, il faut insister sur le comportement sexuel analogue des deux adolescents. Tous deux ont recours à la masturbation. Mais ce sera dans des conditions tout à fait différentes, et c'est en cela que réside la clef idéologique des "Premières Communions". Dans "Les Poètes de sept ans", le garçon réussit à établir une vie double, en se protégeant contre tout ce qu'on essaie de graver dans son esprit, afin de revenir à une solidarité avec les pauvres qui, sereins, "conversaient avec la douceur des idiots", sans être un instant troublé par les préoccupations métaphysiques. La jeune fille, au contraire, est littéralement envahie par le discours religieux, par ce discours qui a légitimé la répression de la Commune et de la classe dont elle fait partie. Cette capacité d'adaptation et d'improvisation du garçon est elle-même due aux conditions de vie plus faciles de son sexe et de sa classe, à son accès plus facile à des connaissances politiques et au discours.

op. cit. p.120-121           

 

 

Madame Bovary

     Lorsqu'elle eut treize ans, son père l'amena lui-même à la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l'histoire de mademoiselle de la Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par l'égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour.
      Loin de s'ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la société des bonnes sœurs, qui, pour l'amuser, la conduisaient dans la chapelle, où l'on pénétrait du réfectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les récréations, comprenait bien le catéchisme, et c'est elle qui répondait toujours à M. le vicaire dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle s'assoupit doucement à la langueur mystique qui s'exhale des parfums de l'autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d'azur, et elle aimait la brebis malade, le Sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir.
      Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues.
      Le soir, avant la prière, on faisait dans l'étude une lecture religieuse. C'était, pendant la semaine, quelque résumé d'Histoire sainte ou les Conférences de l'abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité !

Première partie, chapitre VI.

 

     Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et, à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d'eau bénite les draps du lit ; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour d'elle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l'emporter dans leurs bras.

Deuxième partie, chapitre XIV

 

Source : http://flaubert.univ-rouen.fr/bovary/bovary_6/doc0/roman.html