Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources >  Paris-Guide (Villes, Ce sont des villes...)

 

                                           

 Parmi toutes les étrangetés de l'"illumination" intitulée Villes (Ce sont des villes...), il y a celle-ci, dont le sens m'a longtemps paru absolument opaque :

  "Des châteaux bâtis en os sort
  la musique inconnue."

Jusqu'au jour où j'ai découvert le rapprochement lumineux proposé par Bruno Claisse avec un texte de Hugo qu'il présente comme "célèbre" mais que, personnellement, j'ignorais absolument. Ce que c'est que la culture !

   Claisse signale que "dans sa célèbre préface du Paris-Guide, publié à l'occasion de l'Exposition internationale de 1867, Hugo faisait du « château bâti en os » (les os des ennemis vaincus) un des symboles de l'arriération africaine. Qu'en revanche le « roi nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti d'ossements humains » se soit tourné vers les lumières de l'Exposition, devient, comme dans Villes, le signe que l'Afrique s'ouvre au mouvement moderne et à sa « musique inconnue »" (2002, p.180). On trouvera ci-contre, reproduite de Gallica, la page concernée de Paris-Guide. Je copie quelques lignes significatives :

"Ce qui vient à ce rendez-vous de l'Exposition universelle, ce n'est pas seulement l'Europe, redisons-le, ce n'est pas seulement le groupe civilisé [...] c'est toute cette famille des nations embryonnaires sur lesquelles pèsent les hautesses asiatiques, les maharadjahs, les hageerdars, les begums. Jusqu'à un baril de poudre d'or, qui est envoyé par cet informe roi nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti d'ossements humains. Disons-le en passant, ce détail a fait horreur. C'est avec des pierres que notre Louvre à nous est bâti. Soit.

    

   

 

 

 

  Cette glose intertextuelle est d'une grande portée. Elle peut servir de guide pour l'identification de tous les autres "fantômes" qui traversent le texte. Probablement conçus pour converger vers la même idée, ils apparaissent comme autant de symboles d'une foi progressiste aujourd'hui morte. On sait depuis Une saison en enfer que les "splendides villes" sont, chez Rimbaud, l'autre nom de l'horizon utopique. Mais la piste, ici, est plus précise. La référence à Paris-Guide suggère que cette ville apparemment imaginaire que le poète appelle "Bagdad" (antonyme du traditionnel et péjoratif "Babylone"), qu'il meuble de machines et de constructions diverses ("plates-formes", "passerelles"), qu'il emplit de ces inventions qui ont incarné pour son siècle l'idée de l'émancipation par la science et la technique ("chalets [...] qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles"), qu'il peuple de foules emportées dans un perpétuel tourbillon, cette ville dont il dit qu'il y est « descendu dans le mouvement d'un boulevard […] où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau », pourrait être dans l'esprit de Rimbaud, tout simplement, Paris. Paris ou, plus philosophiquement, une représentation de son ancien rêve parisien : Paris comme la "Cité belle assise à l'occident" (L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple), Paris communarde (évoquée tantôt en clé mythologique, tantôt en clé médiévale et flamande, avec des réminiscences de Shakespeare, de la Bible et de l'Orient des contes), incarnation du progrès civilisateur et de la lutte pour la justice sociale, image idéalisée à laquelle Rimbaud a sans doute cru jadis, conformément à l'esprit de son temps dont Victor Hugo est un bon exemple, mais qui, après que Monsieur Thiers a mis un terme définitif à cette illusion, n’est plus que l’objet de sa nostalgie. C'est en tout cas ce que laisse entendre la phrase détachée clôturant le texte :

  Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?

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Bruno Claisse
, "L'humour industriel de Villes",
Parade sauvage, Colloque n°4, 13-15 septembre 2002, Charleville-Mézières, 2004, p.167-182
(repris dans Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012, p.213-226).
Pierre Brunel
, "Villes de tous les impossibles",
Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations de Rimbaud, édition critique commentée, José Corti, 2004, p.327-342.


 

   Paris-Guide

 

Paris-Guide
par les principaux écrivains et artistes de la France
Introduction par Victor Hugo


Source : Gallica
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k200159t.r=.langFR