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Villes (Ce sont des villes...)
 


Villes

 

   Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver.
   Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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musicales, théâtrales et vidéo

Notes sur le texte

 

Commentaire   
 

LES FABULEUX FANTÔMES DES MONTS
 

   Ce sont des montagnes et non des "villes" qu'on arpente dans ce poème, malgré son titre. Phrase après phrase, méthodiquement, tout un lexique approprié complète le tableau d'un paysage escarpé : "gorges", "crêtes", "versants", "ravines", "abîme", "gouffres", "cratères", "cavernes", "chalets", "cascade", "avalanches", "champs des hauteurs", "lumière des cimes", "paradis des orages" ... Devant cette toile de fond se jouent des scènes, dont les protagonistes ont valeur de symboles. Rimbaud les nomme : "les fabuleux fantômes des monts". Ce sont des revenants, en effet : souvenirs d'un passé très récent mais non moins révolu (les "compagnies" qui "ont chanté la joie du travail nouveau", par exemple, évoquent la défunte Commune) ou vestiges d'un fond mythique vieux comme le monde mais qui résonne encore dans les représentations idéologiques de la modernité. Fantomatiques, ces actants de la fable le sont enfin parce qu'ils appartiennent, comme le confesse avec mélancolie le poète dans la dernière phrase du texte, à une "région" reculée de lui-même dont le chemin semble perdu.

  Chacun de ces actants renvoie à un archétype philosophique, politique ou moral. Plusieurs d'entre eux représentent ces "accidents de féerie scientifique" que le poète célèbre dans Angoisse, prouesses de la technologie (les "chalets [...] qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles"), enchantements du pittoresque artificiel (les "palmiers de cuivre") : c'est le culte du Progrès et ses illusions. Les "chanteurs géants" accourant précédés des "oriflammes" de leurs "corporations" rappellent le mythe romantique et médiévalisant des Maîtres chanteurs de Nuremberg : c'est l'utopie d'une société sachant reconnaître l'Artiste et l'honorer, s'unir autour de lui et l'adopter comme guide. Dans le même style moyenâgeux, il sera question plus loin de "groupes de beffrois" — autant dire d'hôtels de villes fédérés, de Communes — qui "chantent les idées des peuples". Quant à la "chasse des carillons" qui "crie dans les gorges", elle n'est pas sans rappeler ces sonneries de cloches qui, du haut des beffrois, appellent aux armes, dans les récits de Michelet sur les luttes des bourgeois et des corporations médiévales, en pays de Flandres notamment ? Vénus surgissant éternellement des flots "au-dessus du niveau des plus hautes crêtes" (là où les chrétiens placent par convention, en majesté, leur Père éternel) c'est le triomphe de l'Amour. Ce triomphe se voit confirmé, quelques lignes plus loin, par l'évocation édifiante de "Bacchantes des banlieues", symboles de l'amour vénal, du faux amour, qui "sanglotent" sous l'effet du repentir. On se demande toutefois, quand Vénus rend visite aux confrères de l'horrible Vulcain et aux chastes émules de Saint-Antoine (motifs traditionnels des peintres et des littérateurs), s'il faut y voir un portrait de la déesse en grande tentatrice ou, au contraire, en "sœur de charité". Diane chasseresse nourrissant maternellement les cerfs qui devraient être ses proies, c'est l'avènement de la Paix universelle annoncé dans la Bible par le prophète Élie (et par bien d'autres, après lui, notamment dans la mouvance du romantisme social). La "musique inconnue" s'échappant des "châteaux bâtis en os", c'est la victoire de la Civilisation sur la brutalité guerrière, en référence à l'Introduction de Paris Guide (page XL) où Victor Hugo, à la faveur de l'Exposition Universelle de Paris (1867), expose ses utopies progressistes, pacifistes et républicaines, dont il fait de la ville elle-même l'héroïque et sublime incarnation. L'effondrement du "paradis des orages", c'est la fin des superstitions, la mort de Dieu, fêtées (dans la phrase suivante) par une sauvage danse païenne. 

   En somme, "ces Alleghanys et ces Libans de rêve" circonscrivent une sorte d'Eldorado où le poète imagine réalisés, en rêve et l'espace d'"une heure" seulement, les idéaux de ses contemporains : ceux, du moins, parmi ses contemporains, en "compagnie" desquels il s'est "retrouvé", descendant "dans le mouvement d'un boulevard", au cœur d'une ville dont le nom fabuleux de "Bagdad" (antonyme du péjoratif et traditionnel "Babylone") n'est évidemment que le nom de théâtre. Ces idéaux, le locuteur s'accuse de n'avoir pu ou su les "éluder". Car ce sont chimères dont il sourit, comme on le déduit de la tonalité humoristique de cette parade burlesque. Pourtant, dans l'épilogue, il exprime le désir de rejoindre "cette région", c'est-à-dire, écrit Pierre Brunel : "ce lieu de l'imaginaire collectif où, selon Freud, s'élaborent 'les rêves séculaires de la jeune humanité'". La restitution de ce paradis perdu, la régénération des "fabuleux fantômes des monts", il les attend de "bons bras" vengeurs ou protecteurs, intervention messianique à l'identité imprécise ("quels bons bras" ?) dont "l'heure" n'est pas encore fixée ("quelle belle heure" ?) mais qui — selon Rimbaud, dans d'autres textes — aura bien certainement "son jour" (Génie) ou son "moment" (Soir historique), moment dont "il sera donné à l'être sérieux de surveiller" l'avènement (Soir historique).   

   Quel sens Rimbaud a-t-il donc donné à ce titre : "Villes", à la tête de pareille évocation ? Car, si l'on excepte quelques possibles allusions à Paris et au mouvement communaliste, il n'est guère question de "villes", dans le poème, passé le cri de joie qui, à l'incipit, en salue l'apparition sur le théâtre du moi.

  Remarquons d'abord que les montagnes servant de décor au spectacle  ont été "montées", comme on dit en effet d'un décor de théâtre, et, montées spécialement "pour un peuple", c'est-à-dire pour les hommes et par eux, ce qu'on ne saurait dire de celles que l'homme a trouvées toutes faites dans la nature. Elles sont, d'ailleurs, fort urbanisées. On y note la présence de constructions ("plates-formes", "passerelles"...), de machines ("chalets de cristal...") et de foules emportées dans un perpétuel tourbillon. Cette impression de mouvement est générée par des moyens tout à la fois syntaxiques et sémantiques. Rimbaud a opté pour un enchaînement rapide de propositions indépendantes juxtaposées, chacune d'entre elles provoquant l'irruption d'un nouveau protagoniste sur la scène du texte, sans aucune articulation logique ou chronologique avec la précédente. En outre, la plupart de ces phrases possèdent une base verbale (c'est loin d'être toujours le cas dans Les Illuminations) et la plupart de ces verbes ont un sens de mouvement ("se sont montés", "se meuvent", "accourent", "rejoint", "évoluent", "se ruent", "montent", "entre", "sort", "s'effondre", "dansent", "je suis descendu", "circulant", "viennent") ou une énergique valeur sonore ("rugissent", "sonnent", "crie", "sonnent" de nouveau, "mugissent", "hurle", "sanglotent", "chantent"). Les montagnes du texte constituent donc un espace mixte, partagé ou disputé entre le rural et l'urbain, la nature et la civilisation. À ce titre, elles sont peut-être davantage qu'un simple décor. On y a supposé une figuration de la ville moderne dans son surgissement vertical (Pierre Brunel). Mais, plus abstraitement, elles pourraient symboliser la force vitale, la violence même parfois ("écroulement", "avalanches", "éclats mortels"...) émanant de la nature, l'état primitif toujours latent d'un monde désormais envahi par une fiévreuse et bruyante humanité, et recouvert des produits de son industrie dont les villes sont les plus beaux fleurons.

   Le mot "villes", par ailleurs, est susceptible de revêtir chez Rimbaud une puissante valeur métaphorique : 

"Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes."

Les "splendides villes" d'Adieu signifient bien plus qu'une attirance vers les villes réelles ou même vers cette "montagne de villes" (l'expression est de Pierre Brunel) qu'est en train de devenir la planète, au temps de Rimbaud. Elles disent l'aspiration à l'inconnu, l'ancestral désir de "rendre la vie plus aimante et plus belle" (Bruno Claisse). Dans ce sens très métaphorique, "ce sont [en effet, peut-être, et malgré tout] des villes" qui constituent la matière du rêve dans ce texte. Le mot "villes" est, dans de tels cas, chez Rimbaud, le nom même de l'horizon hors d'atteinte. Il dit l'ambition de changer la vie et le monde, projet que traduit, sur un plan littéraire, le ton d'humour carnavalesque du poème : multiplication des oxymores, dont la fonction est de "renverser l'ordinaire du monde" (André Guyaux) ; tendance à mettre sans arrêt le bas en haut et le haut en bas, c'est-à-dire littéralement à mettre "le monde à l'envers".

   Une fois de plus, chez Rimbaud, ce qui se donne comme une sorte de délire (une suite aléatoire d'images déclenchées par une illumination initiale) révèle à l'analyse une ossature allégorique porteuse de sens, suffisamment logique et tout à fait concertée. Villes "Ce sont des villes" n'est pas la représentation (fût-ce symbolique, fantastique ou morcelée) d'un paysage urbain (comme Métropolitain ou "L'acropole officielle...") mais un discours sur la ville ou, si l'on veut, une représentation abstraite de l'idée de ville. C'est une charade dont le tout est la définition de la ville comme utopie, un poème en forme de rébus où le mot à trouver est celui de Progrès.


 

Août 2012