Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources >  Pleine mer - Plein ciel
 


     "Le Bateau ivre n'est pas sans rapport, écrit Dominique Combe dans son Rimbaud de la collection Foliothèque, avec le poème dans lequel Hugo, vanté par la Lettre du Voyant pour sa "vue", évoque la carcasse du Léviathan, immense paquebot construit en 1853 et qui fut abandonné en mer." p.181) 
     La critique rimbaldienne a multiplié les références intertextuelles possibles pour Le Bateau ivre : Jules Verne (Vingt mille lieues sous les mers), Baudelaire (Le Voyage), Léon Dierx (Le vieux solitaire), etc. Voir nos annotations, dans la page que nous consacrons à l'étude du Bateau ivre. Il faut sans aucun doute y ajouter Hugo, chez qui le thème de la mer est omniprésent, et notamment ce premier poème de la section Vingtième Siècle, La Légende des siècles, 1e série, 1859 : Pleine mer.
    
David Ducoffre signale de possibles sources rimbaldiennes dans ce texte : "le vers : 'Dans les clapotements furieux des marées' est un décalque des vers : 'Dans le ruissellement formidable des ponts ; / La houle éperdument furieuse saccage/ [...]'. Le vers : 'Me lava, dispersant gouvernail et grappin' est imité du vers : 'Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot'. La forme 'Je courus !' et le vers 'La tempête a béni mes éveils maritimes' sont inspirés des vers : 'Ce Titan se rua, joyeux, dans la tempête'" (David Ducoffre, "Trajectoire du Bateau ivre, Parade sauvage n°21, décembre 2006, p.56)
     Au delà de ces possibles emprunts directs, le climat et la symbolique de Pleine mer paraissent avoir marqué l'auteur du Bateau ivre. "
L'immense mer" y est décrite comme un infini où la misérable existence humaine ne peut que se perdre. "L'onde, linceul" démantèle en se jouant l'orgueilleux navire, fruit de la science humaine. "Le flux et le reflux, comme avec un rabot, / Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot ". L'océan fourmille d'une vie monstrueuse et hostile : "Des putréfactions fermentent, à coup sûr, / Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre ; / Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer ; dans l'ombre, / Dessous, des millions de poissons carnassiers." Mais, en même temps, comme dans Le Bateau ivre, le naufrage du bien nommé "Léviathan" apparaît comme la nécessaire destruction-purification d'une civilisation humaine dépravée, dont le paquebot est l'allégorie : "Léviathan ; c'est là tout le vieux monde, / Âpre et démesuré dans sa fauve laideur ; / Léviathan, c'est là tout le passé : grandeur, / Horreur."

     Nous reproduisons à la suite de Pleine mer le poème Plein ciel qui forme la deuxième partie de la section Vingtième Siècle. Car le lecteur rimbaldien y trouvera des images et des idées qui lui rappelleront de façon frappante certains passages d'Adieu (dans Une saison en enfer) et de Barbare (dans les Illuminations). En effet, tournant la tête vers le ciel après le naufrage du Léviathan, c'est à dire du vieux monde, le narrateur aperçoit d'abord un point qui vole : "Dans l'espace, ce point se meut ; il est vivant ; / Il va, descend, remonte ; il fait ce qu'il veut faire ; / Il approche, il prend forme, il vient ; c'est une sphère ; / C'est un inexprimable et surprenant vaisseau, / Globe comme le monde et comme l'aigle oiseau ; / C'est un navire en marche. Où ? Dans l'éther sublime!" Comme à la fin de Barbare, l'apparition de ce "monde" nouveau déclenche une divine musique : "Une musique, un chant, sort de son tourbillon. / Ses cordages vibrants et remplis d'aquilon / Semblent, dans le vide où tout sombre, / Une lyre". Ce navire ailé et lumineux ("de jour vêtu"), cette "arche", porte vers les étoiles "le destin de l’homme à la fin évadé" et parviendrait à mêler "presque à Dieu l’âme du genre humain". Il est le double symbole du Progrès humain et du Salut chrétien. Il a "cette divine et chaste fonction / De composer là-haut l'unique nation, / A la fois dernière et première, / De promener l'essor dans le rayonnement, / Et de faire planer, ivre de firmament, / La liberté dans la lumière". Il est évidemment le frère jumeau de celui que Rimbaud décrit dans la dernière section de la Saison

"Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin."

Et on le voit aussi traverser la section de la Saison intitulée "Mauvais sang" :

        "Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin.".

                     XIV

             Vingtième siècle

                       I

                 Pleine mer


L'abîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ;
Le vent ; l'obscurité vaste comme le monde ;
Partout les flots ; partout où l'œil peut s'enfoncer,
La rafale qu'on voit aller, venir, passer ;
L'onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ;
Les ténèbres sans l'arche et l'eau sans la colombe ;
Les nuages ayant l'aspect d'une forêt.
Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait
Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne,
Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne,
Faite de cécité, de stupeur et de bruit,
Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit.

L'œil distingue, au milieu du gouffre où l'air sanglote,
Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte,
Un grand cachalot mort à carcasse de fer,
On ne sait quel cadavre à vau-l'eau dans la mer ;
Œuf de titan dont l'homme aurait fait un navire.
Cela vogue, cela nage, cela chavire ;
Cela fut un vaisseau ; l'écume aux blancs amas
Cache et montre à grand bruit les tronçons de sept mâts ;
Le colosse, échoué sur le ventre, fuit, plonge,
S'engloutit, reparaît, se meut comme le songe ;
Chaos d'agrès rompus, de poutres, de haubans ;
Le grand mât vaincu semble un spectre aux bras tombants ;
L'onde passe à travers ce débris ; l'eau s'engage
Et déferle en hurlant le long du bastingage,
Et tourmente des bouts de corde à des crampons
Dans le ruissellement formidable des ponts ;
La houle éperdument furieuse saccage
Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage
Où jadis une roue effrayante a tourné ;
Personne ; le néant, froid, muet, étonné ;
D'affreux canons rouillés tendent leurs cous funestes ;
L'entre-pont a des trous où se dressent les restes
De cinq tubes pareils à des clairons géants,
Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, béants,
Ployés, éteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance,
Qu'un noir vomissement de nuit et de silence ;
Le flux et le reflux, comme avec un rabot,
Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot,
Et dans la lame on voit se débattre l'échine
D'une mystérieuse et difforme machine.
Cette masse sous l'eau rôde, fantôme obscur.
Des putréfactions fermentent, à coup sûr,
Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre ;
Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer ; dans l'ombre,
Dessous, des millions de poissons carnassiers.
Tout à l'entour, les flots, ces liquides aciers,
Mêlent leurs tournoiements monstrueux et livides.
Des espaces déserts sous des espaces vides.
O triste mer! sépulcre où tout semble vivant!
Ces deux athlètes faits de furie et de vent,
Le tangage qui bave et le roulis qui fume,
Luttant sur ce radeau funèbre dans la brume,
Sans trêve, à chaque instant arrachent quelque éclat
De la quille ou du pont dans leur noir pugilat ;
Par moments, au zénith un nuage se troue,
Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue,
Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan,
Blême, éclaire à demi ce mot : LÉVIATHAN.
Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde ;
Tout fuit.

               Léviathan ; c'est là tout le vieux monde,
Âpre et démesuré dans sa fauve laideur ;
Léviathan, c'est là tout le passé : grandeur,
Horreur.

                                  *


                Le denier siècle a vu sur la Tamise
Croître un monstre à qui l'eau sans bornes fut promise,
Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier
Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier.
Effroyable, à sept mâts mêlant cinq cheminées
Qui hennissaient au choc des vagues effrénées,
Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants,
Dix mille hommes, fourmis éparses dans ses flancs,
Ce Titan se rua, joyeux, dans la tempête ;
Du dôme de Saint-Paul son mât passait le faîte ;
Le sombre esprit humain, debout sur son tillac,
Stupéfiait la mer qui n'était plus qu'un lac ;
Le vieillard Océan, qu'effarouche la sonde,
Inquiet, à travers le verre de son onde,
Regardait le vaisseau de l'homme grossissant ;
Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant ;
Les vagues frémissaient de l'avoir sur leurs croupes ;
Ses sabords mugissaient ; en guise de chaloupes,
Deux navires pendaient à ses portemanteaux ;
Son armure était faite avec tous les métaux ;
Un prodigieux câble ourlait sa grande voile ;
Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile,
Il jetait un tel râle à l'air épouvanté
Que toute l'eau tremblait, et que l'immensité
Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore ;
La nuit, il passait rouge ainsi qu'un météore ;
Sa voilure, où l'oreille entendait le débat
Des souffles, subissant ce gréement comme un bât,
Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures,
Étaient une prison de vents et de murmures ;
Son ancre avait le poids d'une tour ; ses parois
Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop étroits ;
Son ombre humiliait au loin toutes les proues ;
Un télégraphe était son porte-voix ; ses roues
Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux ;
Les flots se le passaient comme des piédestaux
Où, calme, ondulerait un triomphal colosse ;
L'abîme s'abrégeait sous sa lourdeur véloce ;
Pas de lointain pays qui pour lui ne fût près ;
Madère apercevait ses mâts ; trois jours après,
L'Hékla l'entrevoyait dans la lueur polaire.
La bataille montait sur lui dans sa colère.
La guerre était sacrée et sainte en ces temps-là ;
Rien n'égalait Nemrod si ce n'est Attila ;
Et les hommes, depuis les premiers jours du monde,
Sentant peser sur eux la misère inféconde,
Les pestes, les fléaux lugubres et railleurs,
Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs,
Pour établir entre eux de justes équilibres,
Pour être plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres,
Plus dignes du ciel pur qui les daigne éclairer,
Avaient imaginé de s'entre-dévorer.
Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur oeuvre.
Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre,
Il couvrait l'Océan de ses ailes de feu ;
La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu
Rampait l'allongement hideux de sa fumée,
Car c'était une ville et c'était une armée ;
Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affûts,
Et d'un hérissement de bataillons confus ;
Ses grappins menaçaient ; et, pour les abordages,
On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages
Monstrueux qui semblaient des boas endormis ;
Invincible, en ces temps de frères ennemis,
Seul, de toute une flotte il affrontait l'émeute,
Ainsi qu'un éléphant au milieu d'une meute ;
La bordée à ses pieds fumait comme un encens,
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants,
Il allait broyant tout dans l'obscure mêlée,
Et, quand, épouvantable, il lâchait sa volée,
On voyait flamboyer son colossal beaupré,
Par deux mille canons brusquement empourpré.
Il méprisait l'autan, le flux, l'éclair, la brume.
A son avant tournait, dans un chaos d'écume,
Une espèce de vrille à trouer l'infini ;
Le Malström s'apaisait sous sa quille aplani.
Sa vie intérieure était un incendie ;
Flamme au gré du pilote apaisée ou grandie ;
Dans l'antre d'où sortait un vaste mouvement,
Au fond d'une fournaise on voyait vaguement
Des êtres ténébreux marcher dans des nuées
D'étincelles, parmi les braises remuées ;
Et pour âme il avait dans sa cale un enfer.
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime,
A des sceptres posés en travers de l'abîme ;
Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait ce steamer ;
Il était la montagne errante de la mer ;
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes,
Ont passé ; l'Océan, vaste, entre les deux mondes,
A rugi, de brouillard et d'orage obscurci ;
La mer a ses écueils cachés, le temps aussi ;
Et maintenant, parmi les profondeurs farouches,
Sous les vautours, qui sont de l'abîme les mouches,
Sous le nuage, au gré des souffles, dans l'oubli
De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli,
Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme,
Au milieu des flots noirs roule l'épave énorme!

                                *

L'ancien monde, l'ensemble étrange et surprenant
De faits sociaux, morts et pourris maintenant,
D'où sortit ce navire aujourd'hui sous l'écume,
L'ancien monde, aussi, lui, plongé dans l'amertume,
Avait tous les fléaux pour vents et pour typhons.
Construction d'airain aux étages profonds,
Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infâme,
Plein de fumée, et mû par une hydre de flamme,
La Haine, il ressemblait à ce sombre vaisseau.

Le mal l'avait marqué de son funèbre sceau.
Ce monde, enveloppé d'une brume éternelle,
Était fatal ; l'Espoir avait plié son aile ;
Pas d'unité ; divorce et joug ; diversité
De langue, de raison, de code, de cité ;
Nul lien, nul faisceau ; le progrès solitaire,
Comme un serpent coupé, se tordait sur la terre,
Sans pouvoir réunir les tronçons de l'effort ;
L'esclavage, parquant les peuples pour la mort,
Les enfermait au fond d'un cirque de frontières
Où les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires ;
L'Adam slave luttait contre l'Adam germain ;
Un genre humain en France, un autre genre humain
En Amérique, un autre à Londre, un autre à Rome ;
L'homme au delà d'un pont ne connaissait plus l'homme ;
Les vivants, d'ignorance et de vice chargés,
Se traînaient ; en travers de tout, les préjugés ;
Les superstitions étaient d'âpres enceintes
Terribles d'autant plus qu'elles étaient plus saintes ;
Quel créneau soupçonneux et noir qu'un Alcoran!
Un texte avait le glaive au poing comme un tyran ;
La loi d'un peuple était chez l'autre peuple un crime ;
Lire était un fossé, croire était un abîme ;
Les rois étaient des tours ; les dieux étaient des murs ;
Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs ;
Sitôt qu'on voulait croître, on rencontrait la barre
D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare ;
Et, quand à l'avenir, défense d'aller là.

                                *

Le vent de l'infini sur ce monde souffla.
Il a sombré. Du fond des cieux inaccessibles,
Les vivants de l'éther, les êtres invisibles
Confusément épars sous l'obscur firmament,
A cette heure, pensifs, regardent fixement
Sa disparition dans la nuit redoutable.
Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable ?
Cela fut. C'est passé! cela n'est plus ici.

                                *

Ce monde est mort. Mais quoi! l'homme est-il mort aussi ?
Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle
Lui-même remporté dans l'énigme éternelle ?
L'Océan est désert. Pas une voile au loin.
Ce n'est plus que du flot que le flot est témoin.
Pas un esquif vivant sur l'onde où la mouette
Voit du Léviathan rôder la silhouette.
Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni,
S'en est allé dans l'ombre ? est-ce que c'est fini ?
Seul le flux et reflux va, vient, passe et repasse.
Et l'œil, pour retrouver l'homme absent de l'espace,
Regarde en vain là-bas. Rien.

                                                Regardez là-haut.


                     II

                Plein ciel



Loin dans les profondeurs, hors des nuits, hors du flot,
Dans un écartement de nuages, qui laisse
Voir au-dessus des mers la céleste allégresse,
Un point vague et confus apparaît ; dans le vent,
Dans l'espace, ce point se meut ; il est vivant ;
Il va, descend, remonte ; il fait ce qu'il veut faire ;
Il approche, il prend forme, il vient ; c'est une sphère ;
C'est un inexprimable et surprenant vaisseau,
Globe comme le monde et comme l'aigle oiseau ;
C'est un navire en marche. Où ? Dans l'éther sublime !
Rêve! on croit voir planer un morceau d'une cime ;
Le haut d'une montagne a, sous l'orbe étoilé,
Pris des ailes et s'est tout à coup envolé ?
Quelque heure immense étant dans les destins sonnée,
La nue errante s'est en vaisseau façonnée ?
La Fable apparaît-elle à nos yeux décevants ?
L'antique Éole a-t-il jeté son outre aux vents ?
Des sorte qu'en ce gouffre où les orages naissent,
Les vents, subitement domptés, la reconnaissent !
Est-ce l'aimant qui s'est fait aider par l'éclair
Pour bâtir un esquif céleste avec de l'air ?
Du haut des clairs azurs vient-il une visite ?
Est-ce un transfiguré qui part et ressuscite,
Qui monte, délivré de la terre, emporté
Sur un char volant fait d'extase et de clarté,
Et se rapproche un peu par instant, pour qu'on voie,
Du fond du monde noir, la fuite de sa joie ?

Ce n'est pas un morceau d'une cime ; ce n'est
Ni l'outre où tout le vent de la Fable tenait ;
Ni le jeu de l'éclair ; ce n'est pas un fantôme
Venu des profondeurs aurorales du dôme ;
Ni le rayonnement d'un ange qui s'en va,
Hors de quelque tombeau béant, vers Jéhovah.
Ni rien de ce qu'en songe ou dans la fièvre on nomme.
Qu'est-ce que ce navire impossible ? C'est l'homme.

C'est la grande révolte obéissante à Dieu!
La sainte fausse clef du fatal gouffre bleu!
C'est Isis qui déchire éperdument son voile!
C'est du métal, du bois, du chanvre et de la toile,
C'est de la pesanteur délivrée, et volant ;
C'est la force alliée à l'homme étincelant,
Fière, arrachant l'argile à sa chaîne éternelle,
C'est la matière, heureuse, altière, ayant en elle
De l'ouragan humain, et planant à travers
L'immense étonnement des cieux enfin ouverts !

Audace humaine! effort du captif! sainte rage !
Effraction enfin plus forte que la cage !
Que faut-il à cet être, atome au large front,
Pour vaincre ce qui n'a ni fin, ni bord, ni fond,
Pour dompter le vent, trombe, et l'écume, avalanche ?
Dans le ciel une toile et sur mer une planche.

                               *

Jadis des quatre vents la fureur triomphait ;
De ces quatre chevaux échappés l'homme a fait
     L'attelage de son quadrige ;
Génie, il les tient tous dans sa main, fier cocher
Du char aérien que l'éther voit marcher ;
     Miracle, il gouverne un prodige.

Char merveilleux ! son nom est Délivrance. Il court.
Près de lui le ramier est lent, le flocon lourd ;
     Le daim, l'épervier, la panthère,
Sont encor là, qu'au loin son ombre a déjà fui ;
Et la locomotive est reptile, et, sous lui,
     L'hydre de flamme est ver de terre.

Une musique, un chant, sort de son tourbillon.
Ses cordages vibrants et remplis d'aquilon
     Semblent, dans le vide où tout sombre,
Une lyre à travers laquelle par moment
Passe quelque âme en fuite au fond du firmament
     Et mêlée aux souffles de l'ombre.

Car l'air, c'est l'hymne épars ; l'air, parmi les récifs
Des nuages roulant en groupes convulsifs,
     Jette mille voix étouffées ;
Les fluides, l'azur, l'effluve, l'élément,
Sont toute une harmonie où flottent vaguement
     On ne sait quels sombres Orphées.

Superbe, il plane, avec un hymne en ses agrès ;
Et l'on croit voir passer la strophe du progrès.
     Il est la nef, il est le phare !
L'homme enfin prend son sceptre et jette son bâton.
Et l'on voit s'envoler le calcul de Newton
     Monté sur l'ode de Pindare.

Le char haletant plonge et s'enfonce dans l'air,
Dans l'éblouissement impénétrable et clair,
     Dans l'éther sans tache et sans ride ;
Il se perd sous le bleu des cieux démesurés ;
Les esprits de l'azur contemplent effarés
     Cet engloutissement splendide.

Il passe, il n'est plus là ; qu'est-il donc devenu ?
Il est dans l'invisible, il est dans l'inconnu ;
     Il baigne l'homme dans le songe,
Dans le fait, dans le vrai profond, dans la clarté,
Dans l'océan d'en haut plein d'une vérité
     Dont le prêtre a fait un mensonge.

Le jour se lève, il va ; le jour s'évanouit,
Il va ; fait pour le jour, il accepte la nuit.
     Voici l'heure des feux sans nombre ;
L'heure où, vu du nadir, ce globe semble, ayant
Sont large cône obscur sous lui se déployant,
     Une énorme comète d'ombre.

La brume redoutable emplit au loin les airs.
Ainsi qu'au crépuscule on voit, le long des mers,
     Le pêcheur, vague comme un rêve,
Traînant, dernier effort d'un long jour de sueurs,
Sa nasse où les poissons font de pâles lueurs,
     Aller et venir sur la grève,

La Nuit tire du fond des gouffres inconnus
Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus,
     Et, pendant que les heures sonnent,
Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs,
Et dans ses mailles d'ombre et dans ses réseaux noirs
     Les constellations frissonnent.

L'aéroscaphe suit son chemin ; il n'a peur
Ni des piéges du soir, ni de l'âcre vapeur.
     Ni du ciel morne où rien ne bouge,
Où les éclairs, luttant au fond de l'ombre entre eux,
Ouvrent subitement dans le nuage affreux
     Des cavernes de cuivre rouge.

Il invente une route obscure dans les nuits ;
Le silence hideux de ces lieux inouïs
     N'arrête point ce globe en marche ;
Il passe, portant l'homme et l'univers en lui ;
Paix! gloire! et, comme l'eau jadis, l'air aujourd'hui
     Au-dessus de ses flots voit l'arche.

Le saint navire court par le vent emporté
Avec la certitude et la rapidité
     Du javelot cherchant la cible ;
Rien n'en tombe, et pourtant il chemine en semant ;
Sa rondeur, qu'on distingue en haut confusément,
     Semble un ventre d'oiseau terrible.

Il vogue ; les brouillards sous lui flottent dissous ;
Ses pilotes penchés regardent, au-dessous
     Des nuages où l'ancre traîne,
Si, dans l'ombre, où la terre avec l'air se confond,
Le sommet du Mont-Blanc ou quelque autre bas-fond
     Ne vient pas heurter sa carène.

                              *

La vie est sur le pont du navire éclatant.
Le rayon l'envoya, la lumière l'attend.
L'homme y fourmille, l'homme invincible y flamboie ;
Point d'armes ; un fier bruit de puissance et de joie ;
Le cri vertigineux de l'exploration !
Il court, ombre, clarté, chimère, vision !
Regardez-le pendant qu'il passe, il va si vite !

Comme autour d'un soleil un système gravite,
Une sphère de cuivre énorme fait marcher
Quatre globes où pend un immense plancher ;
Elle respire et fuit dans les vents qui la bercent ;
Un large et blanc hunier horizontal, que percent
Des trappes, se fermant, s'ouvrant au gré du frein,
Fait un grand diaphragme à ce poumon d'airain ;
Il s'impose à la nue ainsi qu'à l'onde un liége ;
La toile d'araignée humaine, un vaste piége
De cordes et de nœuds, un enchevêtrement
De soupapes que meut un câble où court l'aimant,
Une embûche de treuils, de cabestans, de moufles,
Prend au passage et fait travailler tous les souffles ;
L'esquif plane, encombré d'hommes et de ballots,
Parmi les arc-en-ciel, les azurs, les halos,
Et sa course, écheveau qui sans fin se dévide,
A pour point d'appui l'air et pour moteur le vide ;
Sous le plancher s'étage un chaos régulier
De ponts flottants que lie un tremblant escalier ;
Ce navire est un Louvre errant avec son faste ;
Un fil le porte ; il fuit, léger, fier, et si vaste,
Si colossal, au vent du grand abîme clair,
Que le Léviathan, rampant dans l'âpre mer,
A l'air de sa chaloupe aux ténèbres tombée,
Et semble, sous le vol d'un aigle, un scarabée
Se tordant dans le flot qui l'emporte, tandis
Que l'immense oiseau plane au fond d'un paradis.

Si l'on pouvait rouvrir les yeux que le ver ronge,
Oh! ce vaisseau, construit par le chiffre et le songe,
Éblouirait Shakspeare et ravirait Euler!
Il voyage, Délos gigantesque de l'air,
Et rien ne le repousse et rien ne le refuse ;
Et l'on entend parler sa grande voix confuse.

Par moments la tempête accourt, le ciel pâlit,
L'autan bouleversant les flots de l'air, emplit
L'espace d'une écume affreuse de nuages ;
Mais qu'importe à l'esquif de la mer sans rivages!
Seulement, sur son aile il se dresse en marchant ;
Il devient formidable à l'abîme méchant,
Et dompte en frémissant la trombe qui se creuse.
On le dirait conduit dans l'horreur ténébreuse
Par l'âme des Leibnitz, des Fultons, des Képlers ;
Et l'on croit voir, parmi le chaos plein d'éclairs,
De détonations, d'ombre et de jets de soufre,
Le sombre emportement d'un monde dans un gouffre.

                                 *

Qu'importe le moment ! qu'importe la saison !
La brume peut cacher dans le blême horizon
     Les Saturnes et les Mercures ;
La bise, conduisant la pluie aux crins épars,
Dans les nuages lourds grondant de toutes parts,
     Peut tordre des hydres obscures ;

Qu'importe! il va. Tout souffle est bon ; simoun, mistral !
La terre a disparu dans le puits sidéral.
     Il entre au mystère nocturne ;
Au-dessus de la grêle et de l'ouragan fou,
Laissant le globe en bas dans l'ombre, on ne sait où,
     Sous le renversement de l'urne.

Intrépide, il bondit sur les ondes du vent ;
Il se rue, aile ouverte et la proue en avant,
     Il monte, il monte, il monte encore,
Au delà de la zone où tout s'évanouit,
Comme s'il s'en allait dans la profonde nuit
     A la poursuite de l'aurore!

Calme, il monte où jamais nuage n'est monté ;
Il plane à la hauteur de la sérénité,
     Devant la vision des sphères ;
Elles sont là, faisant le mystère éclatant,
Chacune feu d'un gouffre, et toutes constatant
     Les énigmes par les lumières.

Andromède étincelle, Orion resplendit ;
L'essaim prodigieux des Pléiades grandit ;
     Sirius ouvre son cratère ;
Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid ;
Le Scorpion hideux fait cabrer au zénith
     Le poitrail bleu du Sagittaire.

L'aéroscaphe voit, comme en face de lui,
Là-haut, Aldébaran par Céphée ébloui,
     Persée escarboucle des cimes,
Le chariot polaire aux flamboyants essieux,
Et, plus loin, la lueur lactée, ô sombres cieux,
     La fourmilière des abîmes!

Vers l'apparition terrible des soleils,
Il monte ; dans l'horreur des espaces vermeils,
      Il s'oriente, ouvrant ses voiles ;
On croirait, dans l'éther où de loin on l'entend,
Que ce vaisseau puissant et superbe, en chantant,
        Part pour une de ces étoiles !

Tant cette nef, rompant tous les terrestres nœuds,
Volante, et franchissant le ciel vertigineux,
         Rêve des blêmes Zoroastres,
Comme effrénée au souffle insensé de la nuit,
Se jette, plonge, enfonce et tombe et roule et fuit
          Dans le précipice des astres !

                                   *

Où donc s'arrêtera l'homme séditieux ?
L'espace voit, d'un oeil par moment soucieux,
L'empreinte du talon de l'homme dans les nues ;
Il tient l'extrémité des choses inconnues ;
Il épouse l'abîme à son argile uni ;
Le voilà maintenant marcheur de l'infini.
Où s'arrêtera-t-il, le puissant réfractaire ?
Jusqu'à quelle distance ira-t-il de la terre ?
Jusqu'à quelle distance ira-t-il du destin ?
L'âpre Fatalité se perd dans le lointain ;
Toute l'antique histoire affreuse et déformée
Sur l'horizon nouveau fuit comme une fumée.
Les temps sont venus. L'homme a pris possession
De l'air, comme du flot la grèbe et l'alcyon.
Devant nos rêves fiers, devant nos utopies
Ayant des yeux croyants et des ailes impies,
Devant tous nos efforts pensifs et haletants,
L'obscurité sans fond fermait ses deux battants ;
Le vrai champ enfin s'offre aux puissantes algèbres ;
L'homme vainqueur, tirant le verrou des ténèbres,
Dédaigne l'Océan, le vieil infini mort.
La porte noire cède et s'entre-bâille. Il sort !

Ô profondeurs ! faut-il encor l'appeler l'homme ?
L'homme est d'abord monté sur la bête de somme ;
Puis sur le chariot que portent des essieux ;
Puis sur la frêle barque au mât ambitieux ;
Puis, quand il a fallu vaincre l'écueil, la lame,
L'onde et l'ouragan, l'homme est monté sur la flamme ;
A présent l'immortel aspire à l'éternel ;
Il montait sur la mer, il monte sur le ciel.

L'homme force le sphinx à lui tenir la lampe.
Jeune, il jette le sac du vieil Adam qui rampe,
Et part, et risque aux cieux, qu'éclaire son flambeau,
Un pas semblable à ceux qu'on fait dans le tombeau ;
Et peut-être voici qu'enfin la traversée
Effrayante, d'un astre à l'autre, est commencée !

                                *

Stupeur ! Se pourrait-il que l'homme s'élançât ?
Ô nuit ! se pourrait-il que l'homme, ancien forçat,
     Que l'esprit humain, vieux reptile,
Devint ange, et, brisant le carcan qui le mord,
Fût soudain de plain-pied avec les cieux ? La mort
     Va donc devenir inutile !

Oh! franchir l'éther ! songe épouvantable et beau !
Doubler le promontoire énorme du tombeau!
     Qui sait ? Toute aile est magnanime :
L'homme est ailé. Peut-être, ô merveilleux retour !
Un Christophe Colomb de l'ombre, quelque jour,
     Un Gama du cap de l'abîme,

Un Jason de l'azur, depuis longtemps parti,
De la terre oublié, par le ciel englouti,
     Tout à coup, sur l'humaine rive
Reparaîtra, monté sur cet alérion,
Et montrant Sirius, Allioth, Orion,
     Tout pâle, dira : J'en arrive !

Ciel! ainsi, comme on voit aux voûtes des celliers
Les noirceurs qu'en rôdant tracent les chandeliers,
     On pourrait, sous les bleus pilastres,
Deviner qu'un enfant de la terre a passé,
A ce que le flambeau de l'homme aurait laissé
     De fumée au plafond des astres !

                               *

Pas si loin! pas si haut ! redescendons. Restons
L'homme, restons Adam ; mais non l'homme à tâtons,
Mais non l'Adam tombé ! Tout autre rêve altère
L'espèce d'idéal qui convient à la terre.
Contentons-nous du mot : meilleur ! écrit partout.

Oui, l'aube s'est levée.

                                   Oh ! ce fut tout à coup
Comme une éruption de folie et de joie,
Quand, après six mille ans dans la fatale voie,
Défaite brusquement par l'invisible main,
La pesanteur, liée au pied du genre humain,
Se brisa, cette chaîne était toutes les chaînes !
Tout s'envola dans l'homme, et les fureurs, les haines,
Les chimères, la force évanouie enfin,
L'ignorance et l'erreur, la misère et la faim,
Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres,
Le mensonge, le dol, les brumes, les ténèbres,
Tombèrent dans la poudre avec l'antique sort,
Comme le vêtement du bagne dont on sort.

Et c'est ainsi que l'ère annoncée est venue,
Cette ère qu'à travers les temps, épaisse nue,
Thalès apercevait au loin devant ses yeux ;
Et Platon, lorsque, ému, des sphères dans les cieux
Il écoutait les chants et contemplait les danses.

Les êtres inconnus et bons, les providences
Présentes dans l'azur où l'œil ne les voit pas,
Les anges qui de l'homme observent tous les pas,
Leur tâche sainte étant de diriger les âmes,
Et d'attiser, avec toutes les belles flammes,
La conscience au fond des cerveaux ténébreux,
Ces amis des vivants, toujours penchés sur eux,
Ont cessé de frémir, et d'être, en la tourmente
Et dans les sombres nuits, la voix qui se lamente.
Voici qu'on voit bleuir l'idéal Sion.
Ils n'ont plus l'œil fixé sur l'apparition
Du vainqueur, du soldat, du fauve chasseur d'hommes.
Les vagues flamboiements épars sur les Sodomes,
Précurseurs du grand feu dévorant, les lueurs
Que jette le sourcil tragique des tueurs,
Les guerres, s'arrachant avec leur griffe immonde
Les frontières, haillon difforme du vieux monde,
Les battements de cœur des mères aux abois,
L'embuscade ou le vol guettant au fond des bois,
Le cri de la chouette et de la sentinelle,
Les fléaux, ne sont plus leur alarme éternelle.
Le deuil n'est plus mêlé dans tout ce qu'on entend ;
Leur oreille n'est plus tendue à chaque instant
Vers le gémissement indigné de la tombe ;
La moisson rit aux champs où râlait l'hécatombe ;
L'azur ne les voit plus pleurer les nouveau-nés,
Dans tous les innocents pressentir des damnés,
Et la pitié n'est plus leur unique attitude ;
Ils ne regardent plus la morne servitude
Tresser sa maille obscure à l'osier des berceaux.
L'homme aux fers, pénétré du frisson des roseaux,
Est remplacé par l'homme attendri, fort et calme ;
La fonction du sceptre est faite par la palme ;
Voici qu'enfin, ô gloire! exaucés dans leur vœu,
Ces êtres, dieux pour nous, créatures pour Dieu,
Sont heureux, l'homme est bon, et sont fiers, l'homme est juste ;
Les esprits purs, essaim de l'empyrée lumineux,
Ne sentent plus saigner l'amour qu'ils ont en eux ;
Une clarté paraît dans leur beau regard sombre ;
Et l'archange commence à sourire dans l'ombre.

                               *

Où va-t-il, ce navire ? Il va, de jour vêtu,
A l'avenir divin et pur, à la vertu,
     A la science qu'on voit luire,
À la mort des fléaux, à l'oubli généreux,
À l'abondance, au calme, au rire, à l'homme heureux ;
     Il va, ce glorieux navire,

Au droit, à la raison, à la fraternité,
À la religieuse et sainte vérité
     Sans impostures et sans voiles,
À l'amour, sur les cœurs serrant son doux lien,
Au juste, au grand, au bon, au beau...
Vous voyez bien
     Qu'en effet il monte aux étoiles !

Il porte l'homme à l'homme et l'esprit à l'esprit.
Il civilise, ô gloire! Il ruine, il flétrit
     Tout l'affreux passé qui s'effare,
Il abolit la loi de fer, la loi de sang,
Les glaives, les carcans, l'esclavage, en passant
      Dans les cieux comme une fanfare.

Il ramène au vrai ceux que le faux repoussa ;
Il fait briller la foi dans l'œil de Spinosa
     Et l'espoir sur le front de Hobbe ;
Il plane, rassurant, réchauffant, épanchant
Sur ce qui fut lugubre et ce qui fut méchant
     Toute la clémence de l'aube.

Les vieux champs de bataille étaient là dans la nuit ;
Il passe, et maintenant voilà le jour qui luit
     Sur ces grands charniers de l'histoire
Où les siècles, penchant leur oeil triste et profond,
Venaient regarder l'ombre effroyable que font
     Les deux ailes de la victoire.

Derrière lui, César redevient homme ; Éden
S'élargit sur l'Érèbe, épanoui soudain ;
     Les ronces de lys sont couvertes ;
Tout revient, tout renaît ; ce que la mort courbait
Refleurit dans la vie, et le bois du gibet
     Jette, effrayé, des branches vertes.

Le nuage, l'aurore aux candides fraîcheurs,
L'aile de la colombe, et toutes les blancheurs,
     Composent là-haut sa magie ;
Derrière lui, pendant qu'il fuit vers la clarté,
Dans l'antique noirceur de la Fatalité
     Des lueurs de l'enfer rougie,

Dans ce brumeux chaos qui fut le monde ancien,
Où l'Allah turc s'accoude au sphinx égyptien,
     Dans la séculaire géhenne,
Dans la Gomorrhe infâme où flambe un lac fumant,
Dans la forêt du mal qu'éclairent vaguement
     Les deux yeux fixes de la Haine,

Tombent, sèchent, ainsi que des feuillages morts,
Et s'en vont la douleur, le péché, le remords,
     La perversité lamentable,
Tout l'ancien joug, de rêve et de crime forgé,
Nemrod, Aaron, la guerre avec le préjugé,
     La boucherie avec l'étable !

Tous les spoliateurs et tous les corrupteurs
S'en vont ; et les faux jours sur les fausses hauteurs ;
     Et le taureau d'airain qui beugle,
La hache, le billot, le bûcher dévorant,
Et le docteur versant l'erreur à l'ignorant,
     Vil bâton qui trompait l'aveugle ! 

Et tous ceux qui faisaient, au lieu de repentirs,
Un rire au prince avec les larmes des martyrs,
     Et tous ces flatteurs des épées
Qui louaient le sultan, le maître universel,
Et, pour assaisonner l'hymne, prenaient du sel
     Dans le sac aux têtes coupées!

Les pestes, les forfaits, les cimiers fulgurants,
S'effacent, et la route où marchaient les tyrans,
     Bélial roi, Dagon ministre,
Et l'épine, et la haie horrible du chemin
Où l'homme, du vieux monde et du vieux vice humain,
     Entend bêler le bouc sinistre.

On voit luire partout les esprits sidéraux ;
On voit la fin du monstre et la fin du héros,
     Et de l'athée et de l'augure,
La fin du conquérant, la fin du paria ;
Et l'on voit lentement sortir Beccaria
     De Dracon qui se transfigure.

On voit l'agneau sortir du dragon fabuleux,
La vierge de l'opprobre, et Marie aux yeux bleus
     De la Vénus prostituée ;
Le blasphème devient le psaume ardent et pur,
L'hymne prend, pour s'en faire autant d'ailes d'azur,
     Tous les haillons de la huée.

Tout est sauvé! la fleur, le printemps aromal,
L'éclosion du bien, l'écroulement du mal;
     Fêtent dans sa course enchantée
Ce beau globe éclaireur, ce grand char curieux,
Qu'Empédocle, du fond des gouffres, suit des yeux,
     Et, du haut des monts, Prométhée!

Le jour s'est fait dans l'antre où l'horreur s'accroupit.
En expirant, l'antique univers décrépit,
     Larve à la prunelle ternie,
Gisant, et regardant le ciel noir s'étoiler,
A laissé cette sphère heureuse s'envoler
     Des lèvres de son agonie.

                            *

Oh ! ce navire fait le voyage sacré !
C'est l'ascension bleue à son premier degré ;
    Hors de l'antique et vil décombre,
Hors de la pesanteur, c'est l'avenir fondé ;
C'est le destin de l'homme à la fin évadé,
    Qui lève l'ancre et sort de l'ombre!

Ce navire là-haut conclut le grand hymen.
Il mêle presque à Dieu l'âme du genre humain.
     Il voit l'insondable, il y touche ;
Il est le vaste élan du progrès vers le ciel ;
Il est l'entrée altière et sainte du réel
     Dans l'antique idéal farouche.

Oh! chacun de ses pas conquiert l'illimité !
Il est la joie ; il est la paix ; l'humanité
     A trouvé son organe immense ;
Il vogue, usurpateur sacré, vainqueur béni,
Reculant chaque jour plus loin dans l'infini
     Le point sombre où l'homme commence.

Il laboure l'abîme ; il ouvre ces sillons
Où croissaient l'ouragan, l'hiver, les tourbillons,
     Les sifflements et les huées ;
Grâce à lui, la concorde est la gerbe des cieux ;
Il va, fécondateur du ciel mystérieux,
     Charrue auguste des nuées.

Il fait germer la vie humaine dans ces champs
Où Dieu n'avait encor semé que des couchants
     Et moissonné que des aurores ;
Il entend, sous son vol qui fend les airs sereins,
Croître et frémir partout les peuples souverains,
     Ces immenses épis sonores!

Nef magique et suprême ! elle a, rien qu'en marchant,
Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,
      Rajeuni les races flétries,
Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr,
Dieu juste ! et fait entrer dans l'homme tant d'azur
      Qu'elle a supprimé les patries !

Faisant à l'homme avec le ciel une cité,
Une pensée avec toute l'immensité,
     Elle abolit les vieilles règles,
Elle abaisse les monts, elle annule les tours ;
Splendide, elle introduit les peuples, marcheurs lourds,
     Dans la communion des aigles.

Elle a cette divine et chaste fonction
De composer là-haut l'unique nation,
      A la fois dernière et première,
De promener l'essor dans le rayonnement,
Et de faire planer, ivre de firmament,
     La liberté dans la lumière.