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Barbare (Les Illuminations, 1873-1875)

 



Arthur Rimbaud, Barbare, manuscrit autographe.
 

  

   >>> Panorama critique


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Barbare : l'extase rouge ou l'horreur sublime.
        
Commentaire (2007).
 

   >>> Barbare : un adieu au drapeau ? Note de
          lecture sur l'article d'Yves Reboul : "Barbare ou
          l'œuvre finale" (2010), suivie d'une réponse de
          l'auteur.

 

  
   Le poème projette d'abord le lecteur à la fin des temps, dans un au-delà du monde. Là, dans un décor "arctique", Rimbaud suscite une apparition insolite et plutôt répugnante, destinée à sidérer son lecteur : "Le pavillon en viande saignante ..." Cette vision sanglante s'associe, dans la suite du texte, à celle d'une éruption volcanique aux proportions gigantesques qui installe progressivement chez l'énonciateur du poème un mélange de stupeur et de douce euphorie. Quant au lecteur, il expérimente lui aussi une sorte d'envoûtement, sous l'effet des reprises et des parallélismes qui déterminent la rythmique du poème.
   Deux éléments contribuent à la cohésion structurelle et à l'unité sémantique de l'ensemble. D'une part, l'image du "pavillon", sur laquelle s'ouvre et se boucle le texte, et que l'on est en droit de considérer pour cette raison comme l'image séminale, le foyer métaphorique du poème. D'autre part, le paysage "arctique" qui en constitue le décor constant ("rafales de givre", "choc des glaçons", "fleurs" et "grottes arctiques").
    L'identité précise du "pavillon en viande saignante sur la soie des mers" est difficile à décider. À un premier niveau d'analyse, on est tenté d'interpréter cette figure dans la logique du programme descriptif ("arctique") suivi par le poème. Peut-être y a-t-il eu au départ un simple chromo, une sorte de
marine : un "ciel rougeoyant" ("confiture exquise aux bons poètes" comme le qualifie ironiquement Rimbaud dans Le Bateau ivre), un soleil rouge ou son reflet ondoyant à la surface des flots, dans un environnement polaire. La représentation sanglante du couchant est un stéréotype soumis à d'infinies variations dans la tradition poétique, du soleil "noyé dans son sang qui se fige" de Baudelaire au "soleil cou coupé" d'Apollinaire, en passant par "le soleil bas taché d'horreur mystique" du Bateau ivre.
   Certains commentateurs, dans la logique du thème polaire, ont fait l'hypothèse d'une aurore boréale, ce qui ne contredit nullement l'idée d'une lumière solaire rouge, d'un ciel ou d'une mer nappés de sang. Charles Fourier, dont Rimbaud connaissait sans aucun doute la cosmogonie délirante mais poétique, voyait dans les aurores boréales "un symptôme du rut de la planète, une effusion inutile de fluide prolifique" contrariant la conjonction harmonieuse de notre pôle boréal, au fluide masculin, avec le fluide astral féminin des autres planètes. Autrement dit, quelque chose ayant fort à voir avec le péché d'Onan.
  
Le volcan en éruption, ainsi que le déluge et autres visions d'apocalypse, est souvent convoqué dans l'œuvre de Rimbaud pour figurer l'explosion révolutionnaire. Le "chaos de glace et de nuit du pôle" apparaît dans plusieurs illuminations comme le théâtre de la bataille amoureuse (Dévotion, Métropolitain) ou l'horizon à conquérir (Après le Déluge). Dans ce sens, le "pavillon en viande saignante", allégorie polysémique sujette à interprétations érotiques, politiques ou mystiques tout à la fois, est un véritable condensé de mythologie rimbaldienne.

    Cette image matricielle, tout l'art de Rimbaud aura consisté, après l'avoir posée devant les yeux du lecteur sous une forme prosaïque (le mot "viande") et horrifique (idée de corps taillés en pièces, que l'on retrouve dans la description de l'explosion tellurique finale), à la développer par le biais d'une scénographie fantastique aux dimensions d'une expérience hallucinatoire, éveillant au passage une foule d'associations d'idées (du scénario apocalyptique à la transe érotique, en passant par le souvenir des "anciens assassins" et du "pavillon" ensanglanté de la Commune), de manière à l'ériger en symbole
inquiétant et fascinant de l'Inconnu. Emblème de l'absolu décliné dans tous les registres de l'espérance humaine : désir d'amour, désir de révolution, désir de salut.
   D'où la sensation de plaisir qui envahit le texte : extase de l'orgasme, vertige de l'émeute, exaltation de la conquête, mystique du sacrifice. Jusqu'à la réapparition finale du "pavillon" où l'on peut voir soit l'expression du but suprême enfin atteint (
« Le pavillon... »  enfin !), soit au contraire (ce serait assez "rimbaldien") un retour à la situation de départ après la retombée de l'illusion lyrique et la condamnation à un éternel recommencement.
   Resterait à se demander si l'on est ici dans la répétition pure et simple de cette épopée désenchantée de la quête utopique, motif central de l'autofiction rimbaldienne, du Bateau ivre à Une saison en enfer, si la passion de l'absolu constitue encore pour le Rimbaud de 1873-1874 une référence positive ou si, au contraire, elle n'est pas devenue pour lui, à cette date, ce mal mystérieux évoqué par le texte, "qui nous attaque encore le cœur et la tête", mais dont on se voudrait "remis".

   (relu et amendé en 2018)