
Arthur Rimbaud, Barbare, manuscrit autographe.
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critique
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Barbare : l'extase rouge ou
l'horreur sublime.
Commentaire (2007).
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Barbare : un adieu au drapeau ? Note de
lecture sur l'article d'Yves Reboul : "Barbare
ou
l'œuvre finale" (2010), suivie d'une réponse de
l'auteur.
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Le poème projette d'abord le lecteur à la fin des temps, dans un
au-delà du monde. Là, dans un décor "arctique", Rimbaud suscite une
apparition insolite et plutôt répugnante, destinée à sidérer son
lecteur : "Le pavillon en viande saignante ..." Cette vision
sanglante s'associe, dans la suite du texte, à celle d'une éruption
volcanique aux proportions gigantesques qui installe progressivement
chez l'énonciateur du poème un mélange de stupeur et de douce euphorie.
Quant au lecteur, il expérimente lui aussi une sorte d'envoûtement, sous
l'effet des reprises et des parallélismes qui déterminent la rythmique
du poème.
Deux éléments contribuent à la cohésion
structurelle et à l'unité sémantique de l'ensemble.
D'une part, l'image du "pavillon", sur laquelle s'ouvre et se boucle le
texte, et que l'on est en droit de considérer pour cette raison comme
l'image séminale, le foyer métaphorique du poème. D'autre part, le paysage "arctique"
qui en constitue le décor constant ("rafales de
givre", "choc des glaçons", "fleurs" et "grottes arctiques").
L'identité précise du "pavillon en viande saignante sur la
soie des mers" est difficile à décider. À un premier niveau d'analyse,
on est tenté d'interpréter cette figure dans la logique du programme
descriptif ("arctique") suivi par le poème. Peut-être y a-t-il eu au
départ un simple chromo, une sorte de
marine : un "ciel rougeoyant" ("confiture exquise aux bons poètes" comme le
qualifie
ironiquement Rimbaud dans Le Bateau ivre), un soleil
rouge
ou son reflet ondoyant à la surface des flots, dans un environnement
polaire. La représentation sanglante
du couchant est un
stéréotype soumis à d'infinies variations dans la tradition poétique, du soleil "noyé dans son
sang qui se fige" de Baudelaire au "soleil cou coupé" d'Apollinaire,
en passant par "le soleil bas taché d'horreur mystique" du Bateau
ivre.
Certains commentateurs, dans la logique du thème
polaire, ont fait l'hypothèse d'une aurore boréale, ce qui ne contredit
nullement l'idée d'une lumière solaire rouge, d'un ciel ou d'une mer
nappés de sang.
Charles Fourier, dont Rimbaud connaissait sans aucun doute la cosmogonie
délirante mais poétique, voyait dans les aurores boréales "un symptôme
du rut de la planète, une effusion inutile de fluide prolifique"
contrariant la conjonction harmonieuse de notre pôle boréal, au fluide
masculin, avec le fluide astral féminin des autres planètes. Autrement
dit, quelque chose ayant fort à voir avec le péché d'Onan.
Le volcan en éruption, ainsi que le déluge et autres visions
d'apocalypse, est souvent convoqué dans l'œuvre de Rimbaud pour figurer
l'explosion révolutionnaire. Le "chaos de glace et de nuit du pôle"
apparaît dans plusieurs illuminations
comme le théâtre de la bataille amoureuse (Dévotion, Métropolitain)
ou l'horizon à conquérir (Après le Déluge). Dans ce sens, le
"pavillon en viande saignante", allégorie polysémique sujette à
interprétations érotiques, politiques ou mystiques tout à la fois, est
un véritable condensé de mythologie rimbaldienne.
Cette image matricielle, tout l'art de Rimbaud aura consisté, après l'avoir
posée devant les yeux du lecteur sous une forme prosaïque (le mot
"viande") et
horrifique (idée de corps taillés en pièces, que l'on retrouve dans la
description de l'explosion tellurique finale), à la développer par le biais d'une scénographie
fantastique aux dimensions d'une expérience hallucinatoire, éveillant au
passage une foule d'associations d'idées (du scénario apocalyptique à la
transe érotique, en passant par le souvenir des "anciens assassins" et
du "pavillon" ensanglanté de la Commune), de manière à l'ériger en
symbole inquiétant et fascinant de l'Inconnu.
Emblème de l'absolu
décliné dans tous les registres de l'espérance humaine : désir d'amour,
désir de révolution, désir de salut.
D'où la sensation de
plaisir qui envahit le texte : extase de l'orgasme, vertige de l'émeute, exaltation de la
conquête, mystique du sacrifice. Jusqu'à la réapparition finale du
"pavillon" où l'on peut voir soit l'expression du but suprême enfin
atteint (« Le
pavillon... » enfin !), soit au contraire (ce serait assez
"rimbaldien") un retour à la situation de départ après la retombée de l'illusion lyrique et la condamnation à un éternel
recommencement.
Resterait à se demander si l'on est ici dans la
répétition pure et simple de cette épopée désenchantée de la quête utopique, motif
central de l'autofiction rimbaldienne, du Bateau ivre à Une
saison en enfer, si la passion de l'absolu
constitue encore pour le Rimbaud de 1873-1874 une référence positive ou
si, au contraire, elle n'est pas devenue pour lui,
à cette date, ce mal mystérieux
évoqué par le texte, "qui nous attaque encore le cœur et la tête", mais dont on se voudrait "remis".
(relu et amendé en 2018) |