Rimbaud, le poète (accueil) > Invités > Contribution de Frédéric Thomas concernant la lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874

 

 

 

Réponses à quelques remarques
d'Yves Reboul
 


     par Frédéric Thomas       
 

 

   Le 12 juin dernier, Alain Bardel a mis en ligne « Quelques remarques sur une lettre inédite de Rimbaud à Andrieu » d’Yves Reboul. Celui-ci revient sur l'intérêt de cette lettre, tout en discutant  certaines  des affirmations de l’article que je lui ai consacré dans le dernier numéro de Parade sauvage. Il faut s’en réjouir tant cette lettre étonnante appelle d’autres recherches, permettant de poursuivre le débat. C’est aussi l’occasion pour moi de nuancer et de préciser mon propos. Les réponses synthétiques qui suivent se basent sur un article à paraître dans le prochain numéro de Parade sauvage, et se focalisent plus particulièrement sur les remarques 4, 6 et 7 d'Yves Reboul.

 

 

1.    Je ne suis pas tombé totalement par hasard sur cette lettre de Rimbaud. C’est en poursuivant mes propres recherches sur la Commune de Paris et sur les communeux autour de Rimbaud dont, au premier chef, Jules Andrieu, le destinataire de cette lettre – j'avais d'ailleurs écrit la notice le concernant dans le Dictionnaire Rimbaud (2014) – que j’ai été amené à découvrir la biographie d’Alain Rochereau où était publié un fac-similé de cette lettre. Mes travaux s’appuient bien entendu sur le livre d’Yves Reboul, Rimbaud dans son temps (2009), ainsi que sur d’autres essais, dont ceux de Kristin Ross et surtout de Steve Murphy. La prétention d’Yves Reboul d’être le seul rimbaldien à s’être véritablement occupé de Jules Andrieu est donc pour le moins à nuancer. Enfin, passons (comme eût dit Hugo).

 

2.    Les remarques 6 et 7 reprennent les thèses développées par Yves Reboul dans son essai de 2009, et en reproduisent la perspective autour du socialisme « moderne » et de l'idéologie communarde. Dans ces « Quelques remarques », Yves Reboul reprend, en effet, sa thèse d’une Commune « dominée par des Néo-Jacobins ». En 2009, il écrivait déjà, à propos de la Commune : « la plus grande partie de ses membres n'étaient pas socialistes, mais jacobins, certains se donnant pour robespierristes, d'autres pour hébertistes, mais tous communiant exclusivement dans le culte de la Grande Révolution ». S’il y insiste autant, c’est pour mieux dénoncer « une usurpation d'héritage » au profit du marxisme, et la confusion qui relierait cet événement à quelque idée socialiste que ce soit.

 

3.    Il convient de mieux préciser les enjeux et limites du débat. Et de rappeler d’abord que les acteurs de la Commune eux-mêmes ne s'accordaient pas sur le sens à lui donner. La majorité à laquelle fait référence Reboul correspond d'abord à la tendance majoritaire au sein du Conseil de la Commune (45 voix contre 23) qui vota la mise en place du Comité de Salut public. Mais la minorité, dont faisait partie Jules Andrieu, n'était pas néo-jacobine, et s'opposait d'ailleurs au mimétisme réflexe de 1789.

N’en déplaise à Reboul, la Commune de Paris a été appréhendée et mise en avant comme préfiguration de la société nouvelle. Non en raison des mesures prises au cours de son éphémère existence, mais bien en tant qu'auto-gouvernement de la classe ouvrière, supprimant la machine bureaucratique et fétichiste de l'État. C’est, selon la formule de Marx : « la forme enfin trouvée » de la révolution.

On peut certes discuter, contester la réalité de cette forme de gouverner, mais force est de constater que la question du socialisme s'est bien posée, et sous cet angle-là. Pendant et après la Commune de Paris, le terme « socialisme » apparaît ainsi régulièrement, sous la plume des communeux (et de leurs adversaires) : Andrieu ne présente-t-il pas, dans ses Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, l'Internationale comme « le parti socialiste » ? Lissagaray n'affirme-t-il pas que « jamais le socialisme ouvrier n'a été aussi vivant que depuis la chute de la Commune » ? Le plus petit dénominateur commun étant la référence aux questions sociales et à la classe laborieuse. Bref, si le terme « socialisme » est confus, vague, chargé de sens divers, il n'en est pas moins utilisé et revendiqué, et constitue un marqueur des positions politiques.

 

4.    Convenons-en d'emblée : Jules Andrieu ne fut pas marxiste (le nom qui revient le plus souvent sous sa plume est celui de Proudhon). Et Marx n’est pas l’inventeur de la lutte des classes. Cela étant dit, l'insistance d’Yves Reboul à dissocier Andrieu de Marx l'entraîne à des raccourcis. Donnons d’abord la citation complète de Jules Andrieu à laquelle je fais référence, et qui recouvre une analyse plus dialectique et précise – plus proche aussi de Marx –, que les écrits de Guizot : « Cette création de la royauté, qui s'appelle la bourgeoisie, amena toutes les classes suivantes : 1° les prolétaires des champs, qui, après quelques tentatives comme celles des Jacques, renonceront à tout progrès ; 2° les prolétaires des villes, toujours remuants, toujours méprisés, toujours méconnus ; 3° La petite bourgeoisie, qui fait fi des artisans et dont fait fi la bourgeoisie privilégiée ; 5° La petite noblesse, cadets de famille qui ne dédaignent pas de s'enrichir ; 6° La noblesse qui, n'en déplaise à d'aucuns, est contemporaine de la bourgeoisie et du droit royal d'anoblissement. (...) L'histoire moderne n'est autre chose que les luttes et les modifications de toutes ces classes » (Jules Andrieu, Histoire du Moyen Âge, Paris, Bureaux de la publication, 1866, page 187).

 

5.     À Londres, l’opposition d’Andrieu à Marx est d’abord politique, et elle recouvre largement le clivage entre l’autonomie et le fédéralisme, de type proudhonien, d'un côté, et le centralisme promu par Marx, de l'autre (pour faire (très) court). Mais, au lendemain de la guerre franco-prussienne et de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, ces questions sont parasitées et captées par des considérations racistes sur le danger du pangermanisme, sur les races latines, sur le « juif allemand » à la tête de l'Internationale, etc. Dans ses Notes, Andrieu en vient ainsi à racialiser le débat, appelant à reconstituer « l’esprit français » pour « éviter les malheurs de la prédominance de l’esprit allemand ». Il est étonnant qu’Yves Reboul passe sous silence cet aspect de la question. 

Jules Andrieu s’oppose donc à Marx. Je n’en maintiens pas moins qu’il existe, par-delà leurs divergences évidentes, des correspondances entre leurs analyses : autour de l’étude des rapports matériels, politiques et économiques, et de la tentative commune de dégager une praxis, qui constitue une manière de lier intimement l'analyse de sang-froid et l'action révolutionnaire (je me permets de renvoyer à mon article).

  Pour appuyer son argumentation, Yves Reboul fait de Jules Andrieu une sorte de « Bernstein avant la lettre ». Mais c'est pour le moins paradoxal. Aussi critique qu'il soit, Andrieu ne renie pas la Commune de Paris. Or, pour Bernstein (1850-1932), père du réformisme social-démocrate allemand, il aurait été absurde ou contre-productif de participer à une insurrection armée – ce que, pour rappel, fut la Commune –, alors qu’il avait justement fait le pari d’une voie réformiste, évolutionniste au socialisme.

 

6.    Alors, à quel courant politique se rattache Jules Andrieu ? Dans ses Notes, il parle du « Parti », qui n’est pas une organisation, mais plutôt l’ensemble des tendances de l’opposition républicaine : des avocats, tel que Gambetta (qui le rebute), à l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, en passant par les blanquistes. En réalité, ses analyses participent de ce que Robert Tombs nomme l’éclectisme des « idées de la gauche parisienne » (Paris, bivouac des révolutions, 2016). Le plus pertinent est peut-être encore de rattacher ses idées au terme générique de l'époque, qui par son imprécision, son caractère élastique et allégorique, définissait le mieux, jusque dans ses limites, ses contradictions et ses mythes, le socialisme d'alors : la Sociale.  

 

7.    Yves Reboul, dans Rimbaud dans son temps, a exposé les contours du réseau communard, auquel participe Rimbaud. Il met cependant en question mon analyse, en me prêtant l'affirmation selon laquelle Rimbaud serait « immergé dans un milieu dominé par l’idée socialiste ». Il n'y aurait, en fait, ni immersion ni socialisme. Précisons que le terme « socialisme » n’apparaît pas dans mon article. Mais, apparemment, on ne cite pas impunément, même de loin en loin, Marx.
   Toujours est-il que je n’ai jamais écrit – ni ne pense – que le milieu dans lequel évoluait Rimbaud était « dominé par l’idée socialiste ». Ce que j’affirme, par contre, c’est que ce milieu se caractérise par une interrogation pressante sur le sens – à la fois signification et orientation – de l’histoire ; interrogation où se confondent l'écrasement de la révolution dans la Semaine sanglante, la faillite du Progrès, et le dérèglement de la vision des vainqueurs. Or, cette interrogation se manifeste sur le terrain à la fois culturel et politique, tant, aussi,
au sein de ce milieu, est forte la porosité de la frontière entre journalisme, littérature et politique.

 

8.    L'analyse d'Yves Reboul pêche, à mon sens, par la sous-estimation, voire l’édulcoration, de la rupture qu’a provoquée la Commune de Paris. Elle fait preuve par ailleurs d’une connaissance partielle des écrits de Marx ; en témoigne notamment le caractère péremptoire de certaines de ses affirmations (la « vision eschatologique de l’Histoire »). Enfin et surtout, la crainte d'une sur-interprétation romantique et d'une « usurpation » socialiste semble devoir partiellement l'enrayer.

 

 

Frédéric Thomas, 15 juillet 2019.

 

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