Rimbaud, le poète (accueil) > Invités > Contribution d'Yves Reboul concernant la lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874
 

 

Quelques remarques sur une lettre inédite de Rimbaud à Andrieu


par Yves Reboul         
        

 

La lettre inédite de Rimbaud publiée au début de cette année par Frédéric Thomas[1] et dont le destinataire était le polygraphe et Communeux Jules Andrieu, alors exilé à Londres, est sans aucun doute un document de toute première importance.

L’authenticité en semble peu discutable, l’écriture étant manifestement celle de Rimbaud. Il est vrai que la façon dont ce document est parvenu à son inventeur a pu paraître suspecte : il l’a obtenu par le canal d’un descendant d’Andrieu, lequel le publie de son côté dans un livre en ligne compilant des documents relatifs à son aïeul ― livre intitulé C’était Jules. Mais celui-ci n’en détient actuellement, suite apparemment à des dissentiments familiaux, qu’une version scannée figurant dans un CD. On aimerait donc tout de même voir le manuscrit, ne serait-ce que pour lever certaines incertitudes de lecture. Reste que le descendant en question (Alain Rochereau) s’est expliqué depuis sur le site de Parade sauvage (https://sites.dartmouth.edu/paradesauvage/alain-rochereau-la-splendide-histoire-dune-succession-ordinaire-sur-la-lettre-du-16-avril-1874/) et d’une façon qui semble convaincante. Donc passons (comme eût dit Hugo).

L’intérêt de cette lettre tient à plusieurs facteurs dont un seul suffirait à en faire un document important. Voyons cela à grands traits :

 

1. Écrite de Londres, cette lettre est datée du 16 avril 1874 et il s’agit de la seule lettre connue de Rimbaud pour cette année-là. Jusqu’à son apparition, on ne savait en réalité presque rien de ce séjour londonien en compagnie de Nouveau, si ce n’est que tous deux avaient pris une carte de lecteur au British Museum et que le manuscrit de la plus grande partie au moins des Illuminations datait de ces mois-là.

2. Il n’en est que plus intéressant de voir que c’est un projet littéraire qui remplit la totalité de la lettre, celui de cette Histoire splendide pour laquelle Rimbaud demande conseil à Andrieu. Le ton désinvolte, la gouaille (il parle de son « boniment »), voire le cynisme (« Je veux faire une affaire ici ») avec lequel il présente ce projet n’ont rien de particulièrement surprenant et ne choqueront que ceux qui voudraient croire encore à l’angélisme du Voyant. Ceux-là devraient bien relire la correspondance de Vallès qui, à la même époque, proposait à Gill de créer un journal anglo-français illustré, La Vie anglaise, comportant même des annonces pour le commerce des tableaux… Les rubriques qu’il prévoyait ? « Chronique de Paris, Chronique de Londres - un bout de roman – un peu vert – à la Pickwick – et un ou deux dessins, avec des illustrations légères […] deux liards d’esthétique pour les gobeurs [sic] » Il fallait bien vivre ! Et Arthur Rimbaud, homme de lettres grillé à Paris pouvait croire lui aussi à cette possibilité de s’adresser à un public anglais.

3. C’est manifestement là une des raisons qui le poussent à s’adresser à Andrieu. « Faut-il des préparations dans le monde bibliographique ? » : telle est en effet la première question qu’il lui pose. C’est qu’il pouvait penser qu’Andrieu avait une certaine compétence éditoriale sur la place de Londres puisqu’il avait publié en octobre 1871 dans la Fortnightly Review (véritable organe de l’intelligentsia libérale) un substantiel article intitulé The Paris Commune. A chapter towards its theory and history, ce qui impliquait qu’il ait eu les moyens de toucher certains milieux journalistiques ou éditoriaux londoniens. Or la lettre révèle que Rimbaud comptait publier son Histoire splendide « en livraisons », c’est-à-dire en feuilleton dans la presse par conséquent. On ajoutera que l’article d’Andrieu avait été publié, bien entendu, en anglais, ce qui pourrait éclairer d’un jour significatif cette précision de Rimbaud à propos de son Histoire splendide : « Je réserve : le format ; la traduction, (anglaise d'abord) ».

4. Mais cette raison n’est évidemment pas la seule et, au-delà du ton gouailleur de la lettre, Rimbaud s’adresse en fait à Andrieu comme à une sorte de mentor (« Je sais ce que vous savez et comment vous savez »). Rien là non plus de surprenant. Il connaissait fort bien cet ami de longue date de Verlaine, l’avait beaucoup fréquenté lors de ses séjours en Angleterre de 1872-1873 et parmi les exilés de la Commune qu’il rencontra alors, ce fut à n’en pas douter celui dont il fut le plus proche : dans sa lettre à Verlaine du 7 juillet 1873, ne désignait-il pas leurs communes connaissances londoniennes par l’expression « Andrieu et autres », mettant ainsi ce dernier en quelque sorte hors de pair ? Il n’en est d’ailleurs que plus étrange que la critique se soit à ce point désintéressée de lui : Steve Murphy lui-même, dans Rimbaud et la Commune, se contente de quelques allusions sans conséquences, de sorte que je crois bien être le seul rimbaldien à m’en être véritablement occupé (voir mon Rimbaud dans son temps, p. 104-109).

5. Andrieu était un érudit, ce que rappelle opportunément Frédéric Thomas dans la partie de son article où il s’essaie à commenter la lettre. C’est bien pourquoi Rimbaud l’interroge sur les sources auxquelles il pourrait se référer, par exemple en matière de « chronologie universelle ». Son projet d’Histoire splendide, il comptait donc l’asseoir sur un soubassement historique réel : ce n’est pas un hasard s’il se réfère à Flaubert écrivant Salammbô ou, « mieux » encore, à des historiens, comme Michelet ou Quinet (sans doute pense-t-il à Ahasvérus). 

 6. Cette lettre confirme donc le lien privilégié que Rimbaud entretenait avec Andrieu. Faut-il croire pour autant, avec Frédéric Thomas, qu’elle apporte une sorte de révélation, au motif qu’elle mettrait au jour, à travers une proximité avec ce Communeux de premier plan, une intégration jusque-là occultée de Rimbaud à une « constellation politico-culturelle » révolutionnaire ? Que l’Exil communeux ait été « comme le milieu naturel des pérégrinations de Verlaine et Rimbaud à Bruxelles et à Londres », c’est la simple vérité et Frédéric Thomas retrouve là pour le dire les mots dont j’avais usé moi-même : Cavalier (dit Pipe-en-bois) à Bruxelles, Andrieu, Vermersch, Régamey, Barrère et quelques autres à Londres : tous Communeux. Mais cela implique-t-il que Rimbaud ait vécu ces mois-là immergé dans un milieu dominé par l’idée socialiste ? Ce serait aller un peu vite en besogne, surtout si on veut donner au mot socialiste un sens marxien. Après tout, la Commune elle-même a été dominée par des Néo-Jacobins (ce que, trop souvent, ceux qui en écrivent s’emploient fort bien à ignorer) et l’Exil était de son côté extraordinairement divisé et pas seulement par les haines personnelles. Pour ce qui est d’Andrieu lui-même, il suffit de lire les Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris qu’il avait rédigées dès 1871 (notes fort critiques) pour comprendre qu’il n’avait rien d’un ancêtre du bolchevisme. Dans son article de la Fortnightly Review, il fait d’ailleurs l’éloge de ce qu’il nomme l’esprit radical, écrit par exemple que l’aristocratie anglaise « comprend la politique de concessions » et que, s’il était Anglais, il serait disposé « à renoncer à son programme », pour « consentir tel jour à tel progrès partiel et tel jour à tel autre » : du Bernstein avant la lettre ! Il avait d’ailleurs subi, très probablement, l’influence de Vico (qu’il cite) et détestait en conséquence toute vision eschatologique de l’Histoire. On ne s’étonnera pas après cela que dans ses Notes il ait reproché ironiquement aux Allemands « distingués » alors à la tête de l’Internationale (c’est-à-dire à Marx et Engels) d’être « encore enfoncés dans Hegel » et d’être au fond « religieusement matérialistes ». Qu’on veuille voir dans sa proximité avec Rimbaud la preuve de leur commune appartenance à un véritable « réseau politique et culturel » révolutionnaire apparaît donc au minimum comme une affirmation quelque peu aventurée.

7. Faire référence, de loin en loin, à Marx, comme le fait Frédéric Thomas, n’a donc guère de sens ici. De même qu’il est difficilement acceptable de le voir affirmer qu’Andrieu adoptait « une analyse de la société proche de celle de Marx » parce qu’il a effectivement écrit que « l’histoire moderne n’[étai]t autre que les luttes et les modifications » des diverses classes. À ce compte-là, Guizot serait le premier des marxistes, lui qui écrivait dès 1828 : « C'est la lutte des classes […] qui constitue le fait même et remplit l’histoire moderne », et allait jusqu’à affirmer que « l'Europe moderne est née de la lutte » de ces « diverses classes » (Guizot, Cours d’histoire moderne, vol. 1, 7e leçon, 30 mai 1828, Pichon et Didier, 1828, p. 29-30).

8. Reste que c’est bien l’Histoire qui est au cœur du nouveau projet littéraire rimbaldien : ce que Rimbaud envisage, pour reprendre ses propres mots, c’est une « archéologie ultrà-romanesque suivant le drame de l’histoire ». Il n’en est que plus important de le voir mettre ce projet sous le signe du concept de voyant. Il est vrai qu’il le fait avec une évidente ironie (« [J]e sais comment on se pose en double-voyant pour la foule »). Seulement, ce double-voyant, ce n’est probablement pas lui : tout porte à croire qu’il y a là, une fois de plus, une allusion perfide à Hugo et Frédéric Thomas n’a sans doute pas tort de voir dans ce projet rimbaldien de « morceaux de bravoure historique » une volonté de répondre à la Légende des siècles. Le concept de voyant, pour Rimbaud, continue donc de s’inscrire, fût-ce ironiquement, dans une perspective qui était, au fond, celle du mage romantique : un guide de peuples. Citons Quinet, que Rimbaud évoque précisément comme un modèle ; parlant des prophètes d’Israël celui-ci écrit (La Création, t. II, 1870 p. 289) : « Les voyants étaient, pour ainsi dire, les yeux toujours ouverts du peuple ».

9. Il est bien vrai cependant que l’ironie de Rimbaud est clairement perceptible et pas seulement à propos de ce concept de voyant, mais tout au long de la lettre. Croyait-il encore à l’entreprise littéraire ? Qui le dira ? Il y a un lien évident entre ce désabusement qu’on ne peut méconnaître et la manière dont, sur un ton provocateur, il présente son projet comme une pure spéculation (un dessein « tout à fait industriel », écrit-il). Mais d’un autre côté, Frédéric Thomas a probablement raison de pointer le mot splendide, dans le titre prévu par Rimbaud (L’Histoire splendide) comme une dérision de l’idée même de Progrès (toujours Hugo !) Raison aussi, sans aucun doute, de mettre en avant les « dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires » qui devaient fournir la matière de l’œuvre envisagée. Une « contre-histoire », loin de toute eschatologie, c’était certainement cela, au moins pour partie. Rimbaud était certes, à n’en pas douter, à mille lieues désormais de toute mystique de l’avenir (en quoi il pourrait bien avoir subi, précisément, l’influence d’Andrieu) ; et son ton sarcastique pourrait s’expliquer notamment par là. Mais cela n’impliquait pas forcément un nihilisme absolu.

10. Ce projet d’Histoire splendide est-il, comme le croit Frédéric Thomas, une reprise du projet de poèmes en prose intitulés L’Histoire magnifique que Rimbaud avait conçu, à en croire Delahaye, dans les premiers mois de 1872 ? Pourquoi pas, après tout ? D’après Delahaye, cette Histoire magnifique aurait dû se placer sous le signe de Michelet ― qu’on retrouve en effet, invoqué comme modèle, dans la lettre à Andrieu. Mais en tant que recueil de poèmes en prose, elle aurait aussi, à l’en croire, suivi le modèle baudelairien, auquel on devrait aussi Les Déserts de l’Amour… Tout cela n’est pas bien clair : Delahaye, au demeurant, n’est pas un témoin fiable, on le sait bien. Et d’ailleurs, que Rimbaud ait ou non songé, en 1874, à reprendre un projet ancien, quelle importance au fond ?

11. Un dernier point : cette lettre à Andrieu pose inévitablement le problème du rapport entre le projet qu’elle expose et les Illuminations. Quoi qu’on en écrive ici ou là, aucun critique sérieux n’a jamais cru que cette quarantaine de proses avait été entièrement composée à Londres au printemps de 1874 ; mais pour un nombre indéterminé d’entre elles, cela reste tout à fait possible. Or la posture ironique que suggère, dans le titre prévu par Rimbaud, un qualificatif comme splendide, on la retrouve indéniablement dans certaines Illuminations : qu’on relise Solde, Soir historique, Ville, peut-être Promontoire. Dernière remarque : « Je serai libre d’aller mystiquement », écrit sarcastiquement Rimbaud et il est clair qu’il vise le mysticisme de l’Humanité, d’essence historique, qu’avaient développé Hugo ou Michelet. Or il le présente là comme un procédé de bateleur et c’est absolument ce qu’il fait dans Parade et, sans doute, dans Mystique. Autant dire qu’il serait tout à fait abusif d’affirmer que le projet exposé dans la lettre à Andrieu n’a rien à voir avec les Illuminations.

Mais en voilà assez. De cette lettre si singulière, il est clair qu’on n’a pas fini de parler. 


 

[1] Parade Sauvage, n° 29, p. 321-345.

 

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