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Adieu (Une saison en enfer, 1873-1875)


Adieu


     L'automne déjà ! Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, loin des gens qui meurent sur les saisons.
     L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
     Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !
     Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
     Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
     Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
     Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
     Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

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     Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.
     Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. Damnés, si je me vengeais !
     Il faut être absolument moderne.
     Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
     Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
     Que parlais-je de main amie ! un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Avril-août, 1873.

 

 

     Une saison en enfer raconte la déchéance d'un poète qui, ayant choisi la révolte contre la société et la négation enragée des valeurs convenues, s'est trouvé projeté aux limites de la folie et a frôlé la mort. "Adieu" est le dernier chapitre, le dénouement de l'histoire.
     Avec l'"automne" s'annonce la fin de cette période funeste de sa vie que le poète appelle métaphoriquement sa "saison en enfer". C'est le moment où, la crise surmontée, le "damné" se retrouve épuisé (comme la nature à la fin de l'été). Sur une barque qui rappelle celle de Charon, nocher du Styx, il peut désormais entreprendre son voyage de retour, abandonnant à leur sort ses compagnons d'enfer, "inconnus sans âge, sans sentiment", cadavres aux "vers plein les cheveux et les aisselles", condamnés au feu éternel après qu'ils ont été "jugés". 
     Rimbaud transpose là, dans le langage du mythe, le récit de son expérience personnelle : le naufrage récent de sa relation avec Verlaine, la part de souffrance et de déceptions liée à son audacieuse entreprise poétique. Pour sortir de l'impasse, il décide d'en finir avec les "mensonges" dont il s'est "nourri". 

     "Il a peut-être des secrets pour changer la vie", disait la Vierge folle de l'Époux infernal et elle ajoutait : "Non, il ne fait qu'en chercher" (Délires I). Rimbaud confirme et confesse : il a seulement "cru acquérir des pouvoirs surnaturels". Au terme de son séjour en enfer, le poète abdique ses ambitions prométhéennes et démiurgiques. C'est l'illusion lyrique en général et le projet du Voyant en particulier qui sont répudiés ici, comme ils l'ont été déjà dans le chapitre intitulé : "Alchimie du verbe" (Délires II).
     Parmi les mensonges que le narrateur se voit contraint d'avouer, il faut compter aussi surtout, peut-être ceux de l'amour : "les vieilles amours mensongères", les "couples menteurs". En offrant à Verlaine sa "charité" (comprendre : son affection, altruiste et pure), Rimbaud estime s'être cruellement "trompé" puisqu'il a reçu la mort en échange.
     Ce don de soi dans "l'amour", vertu cardinale que la tradition reconnaît par excellence aux femmes, que le christianisme appelle du nom de "charité" et la société de celui de "dévouement", que Rimbaud continue, par défi, d'appeler par ces noms corrompus et flétris (cf. Vierge folle, L'impossible, ...) comme s'il voulait, en leur conférant un autre sens, hétérodoxe et laïque, en sauver la valeur première, celui qui parle dans la Saison en a reconnu désormais la totale hypocrisie : "j'ai vu l'enfer des femmes là-bas".
    
Il s'est donc, sur ce terrain affectif comme sur celui de la poésie, bercé d'illusions et il se retrouve seul, sans "une main amie", mais capable — et c'est, dans un sens, sa victoire, son amère victoire, au terme de la Saison — de "posséder la vérité dans une âme et un corps" c'est-à-dire d'affronter la vie seul, débarrassé de ce besoin d'amour qui est sa "faiblesse", son "vice" caché, depuis l'"âge de raison" (cf. Mauvais sang et les brouillons de la Saison).    
    
     Mais une chose est de faire table rase du passé, autre chose de choisir une nouvelle vie. Prêt à "étreindre [...] la réalité rugueuse", à revenir sur le chemin du "devoir", Rimbaud ne semble pas réconcilié pour autant avec la condition humaine et l'ordre établi. Il n'abandonne pas l'espoir d'entrer un jour "aux splendides villes", réplique idéalisée de cette "cité énorme au ciel taché de feu et de boue" qui a été le décor de sa saison en enfer. 
      La question qu'il se pose, à cette hauteur de sa méditation anxieuse sur son destin, est de savoir s'il peut encore espérer conquérir ces viatiques : "vigueur et tendresse réelle", s'il peut trouver dans ce monde réel qu'il choisit désormais pour sien quelque chose comme une utopie concrète, un aliment à son "ardente patience", c'est à dire à son attente fiévreuse d'un salut. À cette question, le poète croit pouvoir maintenant faire une réponse optimiste ("Nous entrerons aux splendides villes"), mais à une condition : "Il faut être absolument moderne".
     On a beaucoup glosé sur le sens qu'il était permis de donner à cet aphorisme, venant de Rimbaud, si par "moderne" il fallait entendre ce qu'on désigne habituellement par ce mot : le progrès, le nouveau. Sans aucun doute ! Sauf que Rimbaud a ajouté ici l'adverbe "absolument" : pour qu'on comprenne qu'il ne s'agit pas d'être en admiration béate devant le monde moderne tel qu'il est mais plutôt de se tenir aux aguets, ouvert à tout ce qui pourrait survenir de radicalement neuf et mériter le nom de progrès.

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