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Adieu (Une saison en enfer, 1873-1875)
"Adieu" ou l'impossible adieu
Je
ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre. |
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Ce
dernier chapitre d'Une saison en enfer est à la fois la fin
d'une histoire et la conclusion d'une longue, intense, dramatique
méditation. L'histoire raconte la déchéance d'un jeune poète qui, ayant fait le choix de la révolte contre la société et de la négation enragée des valeurs traditionnelles, se trouve projeté aux limites de la folie et à l'article de la mort. Afin de s'extirper de ce qu'il appelle métaphoriquement son "enfer", le "damné" décide de rompre avec les "mensonges" dont il s'est "nourri", d'"étreindre [...] la réalité rugueuse", et de retrouver le chemin du "devoir". L'enjeu de sa méditation est de savoir s'il est encore temps pour lui de renouer avec les principes de la morale et de la religion, de la science et du travail, etc. Et surtout, s'il faut véritablement en passer par là. Car, pour être meurtri par ce qu'il a vécu, il n'a pas pour autant cessé de haïr l'ordre établi. À l'heure de ce choix capital, le narrateur hésite tellement que tout le livre ne semble fait que de ses contradictions et de ses volte-faces. C'est sans doute en pensant à la Saison que René Char écrit :
Cette "dialectique ultra-rapide" rend extrêmement difficile la compréhension du texte et son
commentaire. Et quant au mode d'écriture adopté par Rimbaud (langage proche de l'oral, dialogues
avec soi-même, tournures
elliptiques, familières, phrases inachevées, syntaxe décousue,
rythmes saccadés, jeux de sonorités, aphorismes, calembours, locutions
usuelles détournées ...) il ne facilite pas non plus l'interprétation.
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L'automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons. |
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Le
vocabulaire des saisons utilisé dans ce début de chapitre doit surtout être compris dans un
sens symbolique et élargi, comme dans le titre de l'œuvre. Ce n'est
pas une saison au sens strict que Rimbaud a passée en enfer mais toute une
période de sa vie. L'"automne" annonce la fin de cette
"saison", où le "damné" se retrouve épuisé (comme la
nature à la fin de l'été) et désespéré, après la crise.
L'"éternel soleil" est le symbole du bonheur, bonheur
terrestre et profane, que le damné a perdu. Par opposition, la "clarté divine" est cette
promesse chrétienne du Salut à laquelle il se raccroche. Ce
bonheur-là ne peut être atteint qu'après la mort, "loin des gens qui
meurent sur les saisons", c'est-à-dire loin des mortels dont
l'existence est soumise au temps. L'adhésion au dogme chrétien indiqué par ces formules correspond-elle à l'état d'esprit réel de Rimbaud au moment où il achève son livre et entreprend de le faire imprimer ? L'auteur veut susciter en nous cette question, sans aucun doute. Mais cette conversion proclamée étonne dans sa bouche autant que dans celle d'un narrateur qui a multiplié, depuis le début de la Saison, les propos hostiles à la religion. Il faut donc être attentif à la possible ironie du texte. Personnellement, j'y vois plutôt un sarcasme contre cette illusion supplémentaire que serait pour le damné l'espoir naïf d'un secours divin. Cette question en pose une autre, plus générale, concernant le droit que nous avons de considérer le narrateur de la Saison comme l'exact reflet de son auteur. Question délicate à laquelle nous tenterons de répondre en cours d'analyse. Disons seulement pour l'instant que Rimbaud s'arrange, tout au long de l'œuvre, pour que nous identifiions le narrateur de la fiction à sa propre personne (le narrateur est un poète, et c'est implicitement l'aventure poétique de Rimbaud dont "Alchimie du verbe" fait le bilan). De même, ce début d'"Adieu" suggère que la chronologie interne du livre puisse coïncider avec celle de sa rédaction. On remarque en effet que le texte est daté "Avril-août, 1873". L'"automne" inscrit à la fin du récit semble donc coïncider avec celui qui a vu son impression (Rimbaud est allé en retirer quelques exemplaires le 23 octobre 1873, chez Poot, à Bruxelles). Verlaine, qui savait ce dont il retournait, a défini la Saison comme une "autobiographie psychologique" (Les Hommes d'aujourd'hui, 1888, p.360-367). Nous avons donc toutes les raisons de considérer celui qui dit "je" dans ce texte comme étant Rimbaud lui-même, provisoirement et sous réserve d'inventaire, comme on dit. |
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L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne
vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu
et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie,
l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira
donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts
et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée
par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les
aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi
les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir...
L'affreuse évocation ! J'exècre la misère. |
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"L'automne [...]." Une
reprise lyrique, en anaphore, du mot initial du texte introduit
"l'affreuse évocation" de l'enfer traversé par le damné.
Rimbaud fait allusion à sa vie réelle sous les dehors
du récit mythique, en imbriquant étroitement, selon son habitude, les
deux plans de la métaphore. La "barque" est un motif classique de toute descente aux enfers (barque de Charon, le nocher du Styx, de Virgile et de Dante dans la Divine comédie). Les "inconnus sans âge, sans sentiment", cadavres aux "vers plein les cheveux et les aisselles", sortent tout droit de l'imagerie chrétienne de l'Enfer, séjour des morts qui ont été condamnés au feu éternel après qu'ils ont été "jugés". Nous reconnaissons aussi le mythe à son style littéraire : ses exagérations épiques ("les mille amours qui m'ont crucifié", "la peau rongée par la boue et la peste"...) ; ses allégories (la Mort ou la Misère comparées à une "goule", vampire femelle des légendes orientales). Mais cette "cité énorme au ciel taché de feu et de boue" n'est pas seulement l'enfer des mythes, c'est aussi la grande ville moderne où Rimbaud a vécu et qu'il a décrite à plusieurs reprises dans les mêmes termes (Mauvais sang, Enfance V). La "misère" dont il parle est celle des pauvres des cités industrielles, qu'il a côtoyés. S'il déteste le "comfort" (qu'il orthographie à l'anglaise, peut-être pour se moquer du snobisme) c'est surtout parce que les pauvres en sont exclus et qu'il est le privilège des bourgeois. Or, c'est maintenant vers cette moderne Babylone que le damné doit faire retour, doit tourner ses pas, au terme de sa saison en enfer : "notre barque, dit-il, [...] tourne vers le port de la misère." Car si la crise intérieure est vaincue, comme nous le verrons, le monde dans lequel il faut vivre n'en est pas changé pour autant. La "goule" est donc peut-être moins une représentation allégorique de la mort, comme on l'a dit, qu'une allégorie sociale symbolisant la misère. Quant à l'interrogation du narrateur concernant "cette goule" ("Ne finira-t-elle donc jamais ...?"), n'est-ce pas l'expression du désarroi de Rimbaud devant l'éternel retour de l'enfer, au sens politico-social du terme, l'éternelle défaite des pauvres face aux puissants, l'éternelle reproduction de la division sociale entre vainqueurs et vaincus ? |
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— Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! |
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"Il a peut-être des secrets pour changer la vie",
disait la Vierge folle de l'Époux infernal, et elle
ajoutait : "Non, il ne fait qu'en chercher". Rimbaud confirme
et avoue : il a seulement "cru acquérir des pouvoirs
surnaturels". Au terme de son séjour en enfer, le poète abdique
ses ambitions prométhéennes et démiurgiques. Derrière chacune des visions ou inventions énumérées se dessine une allusion à l'arsenal littéraire des mages romantiques ou de Rimbaud lui-même. Le "grand vaisseau d'or", c'est celui de Plein ciel de Victor Hugo, double symbole du Progrès humain et du Salut chrétien (on le trouvait déjà dans "Mauvais sang" : "Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin."). Les "blanches nations en joie" sortent tout droit de l'imagerie chrétienne du ciel. On y a décelé une allusion à la célébration des Saints dans l'Apocalypse,7,9 ("grande multitude [...] de toute nation [...] vêtus de robes blanches"). On trouve des visions voisines dans le même poème de Hugo ("Nef magique et suprême [...]", dit Hugo de son arche nouvelle, "Elle a cette divine et chaste fonction / De composer là-haut l'unique nation, / A la fois dernière et première [...]). Pour "les nouvelles fleurs", on pense à "Fleurs" dans les Illuminations, pour les nouvelles chairs à "Being Beauteous", pour les "nouvelles langues" aux lettres du Voyant, etc. C'est l'illusion lyrique en général et le projet du Voyant en particulier qui sont répudiés dans ce paragraphe, comme ils l'ont déjà été dans "Alchimie du verbe", mais plus nettement encore. |
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Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! |
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Ce paragraphe remet quelque peu en mémoire la façon dont Rimbaud expose sa généalogie dans "Mauvais sang", lorsqu'il se déclare issu "de race inférieure". Le voilà "rendu au sol", dit-il : cette chute du poète, nouvel Icare, connote l'idée de la glèbe, confirmée plus loin par l'apostrophe : "paysan". Le mot "devoir" revient souvent sous la plume de Rimbaud pour évoquer les contraintes de la vie en société (cf. L'Éternité, Les Corbeaux, L'Éclair, Vies ...), la "vie française, le sentier de l'honneur" comme il dit dans "Mauvais sang". Il en est donc fini aussi de la révolte, de l'encrapulement, toutes choses qui, pour l'auteur des lettres du Voyant, furent inséparables de son entrée en poésie. | |
Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour
moi ? Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons. Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ? _________________ |
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Parmi les objectifs déclarés de l'entreprise du Voyant, telle qu'elle
est exposée dans la
lettre
à Demeny du 15 mai 1871, il y a l'expérimentation de "toutes
les formes d'amour". L'affaire est clairement formulée par la Vierge
folle dans le portrait qu'elle trace de son Époux : "Il
dit : je n'aime pas les femmes... etc." (Délires
I). Un poème de 1871, Les
Sœurs de charité, traite le même thème de façon
métaphorique : "Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce, / Tu
n'es jamais la Sœur de charité, jamais [...]" Au point que le locuteur
pense trouver dans la mort secours plus charitable que dans les
représentantes de l'autre sexe : "Ô Mort mystérieuse,
ô sœur de charité !" Ce
n'est donc pas auprès des femmes que Rimbaud pense trouver l'affection,
la tendresse, dont il a besoin pour affronter la vie. Ce "très pur
amour" (Matinée d'ivresse), fraternel,
altruiste qu'il appelle : "charité", c'est auprès de
Verlaine qu'il a espéré le trouver et c'est à lui qu'il a voulu
l'offrir afin, comme il est dit dans Vagabonds,
"de le rendre à son état primitif de fils du soleil". Mais
la relation avec Verlaine s'est effondrée après quelques années de
vie commune, si bien que ce dernier, parlant par la bouche de la Vierge
folle, se déclare prisonnier de la "charité
ensorcelée" de son infernal compagnon. Cette longue mise au point intertextuelle permet peut-être de comprendre le jeu verbal auquel Rimbaud se livre ici. Il ironise en permutant les termes de sa formule de 1871. Ce n'est plus la mort qui est une sœur de charité mais la charité qui est devenue pour lui : "sœur de la mort". En effet, en offrant sa charité à Verlaine il s'est cruellement "trompé" puisqu'il a reçu la mort en échange. Il s'est donc, sur ce terrain affectif comme sur celui de la poésie, "nourri de mensonge", bercé d'illusions, et se retrouve seul sans "une main amie". |
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Oui,
l'heure nouvelle est au moins très sévère. |
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Un trait horizontal matérialise la division du
texte en deux parties bien délimitées. La
seconde est à la fois en opposition et en symétrie avec la première :
en opposition par le sens parce qu'elle substitue l'espoir à
l'abattement, en symétrie par sa construction parce qu'elle reprend un
moment le fil du récit mythique ("grincements de dents",
"sifflements de feu", "soupirs empestés" de
l'enfer) pour déboucher sur une problématique plus personnelle et
s'achever sur le thème de la solitude ("Que parlais-je de main
amie [...]). La conjonction "car" qui assure le lien logique entre les deux premières phrases de cette seconde partie est un peu surprenante. On attendrait plutôt un "mais", l'idée d'une "victoire" remportée sur l'enfer s'opposant à la tonalité pathétique induite par la forme intensive de l'adjectif : "très sévère". Mais la relation causale se justifie probablement aux yeux de Rimbaud par référence à l'adjectif "nouvelle" : je peux bien parler d'"heure nouvelle" car "la victoire m'est acquise". C'est parce que le damné est en passe de remporter une victoire que l'on peut parler d'une situation "nouvelle" : grave, dure à vivre, "sévère" certes, mais "nouvelle". Le mot "regrets" pourrait surprendre aussi : le narrateur regrette-t-il donc l'enfer ? Oui bien sûr, dans un sens, puisqu'à cet enfer sont liées sa fabuleuse trajectoire de poète, ses attaches sentimentales (ses "vieilles flammes" comme il les appelle dans Barbare). La parenthèse (entre tirets) qui développe le contenu de ces "regrets" est d'ailleurs assez explicite. Surtout si on la rapproche de cette autre énumération, si ressemblante, dans le chapitre intitulé L'Éclair : "Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre !" Les "amis de la mort" sont donc pour Rimbaud tous ceux-là, ceux qu'il peint aussi dans Parade, selon moi, et dont il se venge (comme il envisage de le faire ici) en les peignant comme de tristes pitres : les marginaux et les réfractaires qui s'excluent par leur révolte de la société et jusque de la vie, si "arriérés", c'est-à-dire si imprégnés de vieil idéalisme, qu'ils méritent d'être comparés à ces marchands de mensonges par excellence que sont les prêtres. Le poète en a fait partie pour son malheur mais, aujourd'hui, c'est fini. Du moins veut-il le croire. |
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Il faut être absolument moderne. | |
Dans le contexte, l'adjectif "moderne" répond au nom
"arriérés" utilisé dans le paragraphe précédent pour
désigner les anciens compagnons d'enfer. Ceux-ci étaient à leur insu accrochés au
passé, retranchés du monde moderne comme "le touriste naïf,
retiré de nos horreurs économiques" de
Soir
historique, périphrase désignant sans doute les poètes
frileusement réfugiés dans leur art, Verlaine particulièrement. Et
donc, comme pour "l'être sérieux" de
Soir
historique, je crois qu'il s'agit pour le narrateur de la Saison
de se tourner résolument vers l'avenir. Comme le locuteur de
Soir
historique ou celui de
Génie,
il doit se faire le veilleur, le guetteur messianique d'une promesse
incertaine et sans nom "qui ne redescendra pas d'un ciel" mais qui est
"l'affection et l'avenir,
la force et l'amour que nous,
debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de
tempête et les drapeaux d'extase". Comme celui d'Angoisse,
il se demande s'il est possible "que des accidents de féerie
scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris
comme restitution progressive de la franchise première ?..." On a beaucoup glosé sur le sens qu'il était permis de donner à cet aphorisme, venant de Rimbaud, si par "moderne" il fallait entendre ce qu'on désigne habituellement par ce mot : le progrès, le nouveau. Dans un article de 1988 (« "Il faut être absolument moderne", un slogan en moins pour la modernité », Modernité Modernité, Folio Essais), Henri Meschonnic tente de montrer que, chez Rimbaud, toujours, « la valeur du mot 'moderne' est péjorative » et que ses « il faut » indiquent de façon constante une obligation s'imposant au sujet, une contrainte extérieure. En vertu de quoi il attribue à la formule un sens de « dérision » et y diagnostique « un constat de défaite » : « l'acceptation amère du monde moderne ». Dans le contexte d'optimisme volontariste de cette fin de texte, l' "absolument moderne" (comme plus loin les "splendides villes") me paraît plutôt représenter pour Rimbaud une façon moins exclusivement poétique, plus incarnée dans un réel concret, de dire ce qu'il appelle ailleurs abstraitement "l'inconnu" ou "le nouveau". Rimbaud ne dit rien d'autre ici que lorsqu'il expliquait à Demeny, dans sa lettre du 15 mai 1871, que le poète selon son cœur "serait vraiment un multiplicateur de progrès", serait celui qui "définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle", celui par qui "l'énormité" (ce qui est hors norme, voire considéré comme a-normal) deviendrait "norme" et serait "absorbée par tous". On ne peut plus clairement exposer une conception révolutionnaire de la notion de progrès. C'est sans doute pour guider le lecteur dans ce sens que Rimbaud a ajouté ici l'adverbe "absolument" : pour qu'on comprenne qu'il ne s'agit pas d'être en admiration béate devant le monde moderne tel qu'il est mais plutôt de se tenir aux aguets, ouvert à tout ce qui pourrait survenir de radicalement neuf et mériter le nom de progrès. |
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Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. |
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Et donc, il faut
rompre avec les "cantiques", c'est-à-dire avec l'illusion lyrique, avec
la poésie tout court peut-être (la thèse selon laquelle il n'y aurait
ici qu'un rejet de la poétique du voyant, de l'esthétique verlainienne,
ou de la poésie en vers, me paraît difficilement défendable). Je crois
que par le mot "cantiques", qui a une connotation religieuse, Rimbaud
entend particulièrement les visions mystiques de l'avenir dont il vient
lui-même de donner un fâcheux exemple avec le "grand vaisseau d'or" et
les "blanches nations en joie". La brièveté, la brutalité même de
l'injonction ("Point de ...") montre à quel point Rimbaud se sent mal
guéri de son attrait pour la rêverie et pour le chant (attrait
d'ailleurs bien perceptible dans son évocation ô combien poétique des
"plages" du "ciel"). Ne pas retomber là-dedans : "tenir le pas gagné".
Consolider une victoire que le narrateur a payée de son sang au terme
d'un "brutal [...] combat spirituel". C'est à nouveau dans le langage du mythe que Rimbaud entreprend de représenter allégoriquement la crise qu'il vient de traverser. Le mot "nuit" ("dure nuit") rappelle le titre de la section "Nuit de l'enfer". Le "combat spirituel" dont parle le texte est probablement la marche à l'Inconnu décrite dans la "lettre du voyant". Entreprise prométhéenne inspirée au poète ("voleur de feu") par son orgueil démesuré, comme celle d'Adam et Ève mordant au fruit de l'Arbre de la connaissance ("cet horrible arbrisseau" d'où procède la malédiction qui pèse sur l'humanité tout entière) dans le vain espoir de s'égaler à Dieu. Entreprise vouée à l'échec, donc, car il n'appartient pas à l'homme d'accéder à la connaissance du Bien et du Mal (dit la Bible) : "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul" (dit Rimbaud). C'est ce péché d'orgueil que le narrateur a payé d'une descente aux enfers : le "sang" des blessures reçues au cours de ce "combat spirituel" s'est "séché" au contact des flammes de l'enfer, et "fume" encore. Ce visage ensanglanté du rebelle châtié ne rappelle-t-il pas, d'ailleurs, étrangement, celui du Christ, saignant sous sa couronne d'épines ? C'est que Jésus lui-même fut fils de l'homme et, à ce titre, avait derrière lui le même "horrible arbrisseau" du péché originel. Voilà donc implicitement présenté en martyr christique celui qui avait fait un pacte avec Satan (voir le prologue de la Saison), celui qui voulait "enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal" ("Matinée d'ivresse") et que la "Vierge folle" appelait son "Époux infernal". |
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Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. |
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Nous parvenons maintenant au dénouement de la Saison. Le narrateur
est à la "veille"
d'un nouveau départ. La question de Rimbaud, à cette hauteur de sa
réflexion sur son destin, est de savoir s'il est
possible de donner à sa "patience", c'est à dire à sa
veille messianique, à son attente d'un salut, un contenu
"réel". L'apparition du "nous" ("Recevons
[...]", "nous entrerons [...]") est une
amorce de réponse à cette question. Il s'agit sans doute du même
"nous" collectif que celui de Génie :
"Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités
perdues". C'est-à-dire l'orgueil qui
donne la confiance nécessaire à chacun d'entre nous et à nous tous collectivement
pour accomplir cette promesse dont l'avènement ne dépend d'aucun lendemain
qui chante, parce qu'elle est immanente au "Génie" de
l'humanité. C'est un "brutal [...] combat spirituel",
certes, mais qui peut nous conduire à la victoire si nous savons rompre
avec « tous les agenouillages anciens », reconnaître la
« force » qui est en nous et nous ouvrir à « l'amour,
mesure parfaite et réinventée ». Tel est, je crois, le message
de Génie, qui développe longuement cette
éthique optimiste de la lutte et de la décision (ou de la volonté)
qui n'est ici qu'à l'état latent. Mais cette promesse d'émancipation,
aussi ancrée dans la "réalité rugueuse" qu'on la veuille,
n'est-elle pas encore une utopie ? L'inquiétant (je veux dire : ce qui devait — ou aurait dû — paraître inquiétant à Rimbaud, à l'heure où il prétendait en finir avec les "cantiques") est que plus on s'approche du moment de nommer cette "vérité" nouvelle, que le narrateur se fait fort de "posséder" un jour, et plus on voit resurgir dans son discours les préoccupations ("tendresse", "vigueur"), les hantises (la "patience"), les métaphores bibliques ("splendides villes"), les symboles ("l'aurore") qui sont ceux du poète depuis toujours. Comme à la fin de Michel et Christine, mais ici sans le dire, Rimbaud semble pris au piège de ses mots et de ses images, des limites propres du langage qu'il a à sa disposition pour dire l'absolument moderne. Les "splendides villes", symbole inversé des villes "de feu et de boue", rappellent fort quelque Jérusalem céleste. L'"ardente patience" laisse percer, pour le familier des jeux verbaux du poète, le souvenir des étymons latins "ardeo" (brûler) et "patior" (souffrir). De sorte qu'il peut entendre, derrière cette formule nouvelle, la simple et rhétorique inversion de la précédente : la douloureuse brûlure de l'espoir (la "dent du Bonheur" dont parle Rimbaud dans "Alchimie du verbe"). L'effort athlétique du texte pour faire table rase du passé semble résider tout entier dans ces précaires paradoxes en forme d'oxymores qui postulent une ardeur patiente et une tendresse réelle. La victoire annoncée sur l'illusion lyrique, le désir d'utopie, l'esprit de révolte paraît bien chancelante à cet endroit névralgique du texte. |
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Que parlais-je de main amie ! un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. Avril-août, 1873. |
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Une
saison en enfer aurait pu s'achever sur la note triomphale de ce
futur de l'indicatif : "[...] nous entrerons aux splendides
villes." Mais Rimbaud ne l'a pas voulu ainsi. Il a souhaité
ramener in extremis le mouvement du pendule sur ce qui, du coup, paraît
constituer l'aiguillon principal de sa souffrance et de son inspiration
: la rupture avec Verlaine. A-t-on assez dit qu'il ne fallait pas réduire Une saison en enfer à un propos autobiographique ? Certes. Mais si Rimbaud conclut son œuvre sur une référence évidente à cette péripétie de sa vie c'est qu'il souhaite qu'on la comprenne et la juge dans cet éclairage. Il savait que ses lecteurs (j'entends : le peu de lecteurs qu'il pouvait envisager d'obtenir pour pareille œuvre à son époque) avaient eu vent de sa liaison avec Verlaine, dont le dénouement dramatique avait défrayé la chronique dans le milieu littéraire parisien. Il savait que toute allusion à ces événements serait soupçonnée et décodée. Que nul lecteur (et surtout pas celui qui allait être le premier et quasiment le seul lecteur de l'œuvre avant de longues années) n'hésiterait à faire le lien entre "les vieilles amours" ou les "couples menteurs" et le "drôle de ménage" ("Délires I") que l'auteur formait il y a peu, aux yeux de tous, avec Verlaine. Que lorsque Rimbaud déclare qu'il a "vu l'enfer des femmes là-bas", cela veut dire qu'en étant dépendant de son compagnon, au plan matériel, lors de leur vie commune à Paris et à Londres, il a fait l'expérience concrète de ce que vivent les femmes dans l'institution du mariage. En concluant ainsi sur le ton de la diatribe ("je puis rire [...] frapper de honte") Rimbaud cherche-t-il à régler ses comptes, comme on l'a dit ? Veut-il se présenter en victime au moment où beaucoup, dans le petit monde des poètes, l'accusent d'avoir détourné Verlaine de ses devoirs d'époux et de père, de l'avoir entraîné dans une existence dépravée ? Ce n'est pas impossible : ce type de plaidoyer pro domo est à l'œuvre dans bien des entreprises autobiographiques. En tout cas, voilà le poète de nouveau en colère, révolté contre la pauvreté et contre l'oppression des femmes, avouant implicitement sa fatale impuissance à nouer des relations affectives satisfaisantes, tant avec Verlaine qu'avec ses "petites amoureuses", et gémissant de solitude ... même si — mais peut-être est-ce seulement par bravade — il s'affirme prêt désormais à affronter la vie tout seul ("dans UNE âme et UN corps"). |
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* * * On
a longtemps vu dans l'"Adieu" d'Une saison en enfer, la
formulation définitive par Rimbaud de son adieu à la littérature,
avant que la révélation de l'ultériorité des Illuminations ne
vienne jeter quelque doute sur cette lecture. De fait, on peut se
demander d'une part si la voix qu'on entend est tout uniment celle de
l'auteur, d'autre part si la rupture avec la poésie y est aussi
définitive qu'il y paraît. Décembre 2008. |
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Bibliographie Margaret Davies, Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud : analyse du texte, Minard, coll. Archives de Lettres modernes, Études de critiques et d'histoire littéraire, 1975. Pierre Brunel, Une saison en enfer : édition critique, José Corti, 1987.
Yoshikazu Nakaji, Combat spirituel ou immense dérision ? Essai d'analyse textuelle d'Une saison en enfer, José Corti, 1987. Alain Coelho, Arthur Rimbaud, fin de la littérature, lecture d'Une saison en enfer, Joseph K., 1995. Yann Frémy, "Un impossible adieu à la poésie", Parade sauvage n°20, p.139-166, décembre 2004. |