Angoisse
Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les
ambitions continuellement écrasées,
—
qu'une fin aisée répare les âges d'indigence,
—
qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté
fatale,
(Ô palmes ! diamant ! —
Amour, force !
—
plus haut que toutes joies et gloires!
—
de toutes façons, partout,
—
Démon, dieu,
—
Jeunesse de cet être-ci ; moi !)
Que des accidents de féerie scientifique et
des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution
progressive de la franchise première ?...
Mais la Vampire qui nous rend gentils commande
que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous
soyons plus drôles.
Rouler aux blessures, par l'air lassant et la
mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ;
aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.
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C’est
la vie, comme abstraction philosophique, qui se cache au début d’Angoisse
derrière le pronom sans antécédent « Elle », avant d’être plaisamment
allégorisée par le poète sous les traits de « la Vampire qui nous rend
gentils ».
Une première phrase en forme d’interrogation rhétorique appelle
implicitement une réponse négative ou, du moins, fort dubitative : non,
nulle réussite sociale (« fin aisée », « succès ») ne « me/nous » fera
pardonner à la vie la mutilation de notre « franchise
première » (remarquer dans ce « nous », le souci d’élargir à tous la
portée morale du texte) ; et non, les idéaux de progrès, scientifique
ou social, ne sont pas à même de nous en « restituer » la jouissance.
Par « franchise », entendons la liberté du premier âge de la vie,
cette impression d’ouverture à tous les possibles dont nous détrompe
bientôt (deuxième phrase du texte) celle qui « commande que nous nous
amusions avec ce qu’elle nous laisse ».
Deux jaillissements lyriques de signes opposés illustrent cette
conception de la vie comme mutilation. Le premier, placé entre
parenthèses au milieu de la première phrase, représente l’extase
narcissique d’un moi qui croit encore à sa toute puissance
(« Jeunesse de cet être-ci : moi ! »). Une accumulation de syntagmes
nominaux exclamatifs, de structure binaire, dynamise l’expression de ce
fantasme héroïque. Le second, sur lequel se clôt le texte, décrit comme
un naufrage, sous la forme rhétorique d’une métaphore maritime
continuée, les souffrances de celui qui ne se résigne pas, ne se
conforme pas, se condamnant au rôle du pitre, du bouffon tragique, du
Poète qui amuse les foules de ses combats spirituels sans espoir.
Angoisse illustre la façon
(intense et tragique) dont Arthur Rimbaud a vécu pour son propre
compte ce trouble qui saisit chaque adolescent au moment
où il va atteindre l'âge d'homme. Moment d'irrésolution et
d'inquiétude concernant son avenir, où il se demande ce que la Vie
lui permettra de réaliser des possibilités de développement
existant à l'état latent dans sa personnalité, des vies multiples
dont il se sent porteur, des rêves de son enfance.
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Panorama critique et commentaire
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