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Angoisse (Illuminations, 1873-1875)


Angoisse


     Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, qu'une fin aisée répare les âges d'indigence, qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,
     (Ô palmes ! diamant !  Amour, force ! plus haut que toutes joies et gloires! de toutes façons, partout, Démon, dieu, Jeunesse de cet être-ci ; moi !)
     Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?...
     Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles.
     Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. 

 

 

 

     
   
C’est la vie, comme abstraction philosophique, qui se cache au début d’Angoisse derrière le pronom sans antécédent « Elle », avant d’être plaisamment allégorisée par le poète sous les traits de « la Vampire qui nous rend gentils ».
   Une première phrase en forme d’interrogation rhétorique appelle implicitement une réponse négative ou, du moins, fort dubitative : non, nulle réussite sociale (« fin aisée », « succès ») ne « me/nous » fera pardonner à la vie la mutilation de notre « franchise première » (remarquer dans ce « nous », le souci d’élargir à tous la portée morale du texte) ;  et non, les idéaux de progrès, scientifique ou social, ne sont pas à même de nous en « restituer » la jouissance. Par « franchise », entendons la liberté du premier âge de la vie, cette impression d’ouverture à tous les possibles dont nous détrompe bientôt (deuxième phrase du texte) celle qui « commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse ».
   Deux jaillissements lyriques de signes opposés illustrent cette conception de la vie comme mutilation. Le premier, placé entre parenthèses au milieu de la première phrase, représente l’extase narcissique d’un moi qui croit encore à sa toute puissance (« Jeunesse de cet être-ci : moi ! »). Une accumulation de syntagmes nominaux exclamatifs, de structure binaire, dynamise l’expression de ce fantasme héroïque. Le second, sur lequel se clôt le texte, décrit comme un naufrage, sous la forme rhétorique d’une métaphore maritime continuée, les souffrances de celui qui ne se résigne pas, ne se conforme pas, se condamnant au rôle du pitre, du bouffon tragique, du Poète qui amuse les foules de ses combats spirituels sans espoir.

   Angoisse
illustre la façon (intense et tragique) dont Arthur Rimbaud a vécu pour son propre compte ce trouble qui saisit chaque adolescent au moment où il va atteindre l'âge d'homme. Moment d'irrésolution et d'inquiétude concernant son avenir, où il se demande ce que la Vie lui permettra de réaliser des possibilités de développement existant à l'état latent dans sa personnalité, des vies multiples dont il se sent porteur, des rêves de son enfance.

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