Voilà une pièce des Illuminations
qui peut paraître obscure à première lecture, mais qui − nous
semble-t-il − révèle
assez facilement l'essentiel de son sens. Elle peut fournir une bonne
initiation aux procédés de l'hermétisme rimbaldien, et à leur poésie.
I - ÉLOGE DE L'HERMÉTISME
a) L'art de jouer avec
les mots :
L'hermétisme
est un art de l'énigme, un jeu de devinette proposé au lecteur. Parmi
ses tours, le rusé poète possède d'abord la périphrase.
Certaines sont assez mystérieuses, comme "la Vampire qui nous rend
gentils" (quatrième alinéa). Nous y reviendrons. D'autres ne posent
guère problème comme les "mouvements de fraternité sociale"
(troisième alinéa) qui désignent les révoltes populaires,
les révolutions.
Dans la même proposition, les "accidents de
féerie scientifique" sont plus difficiles à interpréter parce que
s'y mêle un nouvel ingrédient de l' "alchimie du verbe" : la polysémie.
"Féerie scientifique" est ce que la rhétorique appelle une
"alliance de mots" (ou un "oxymore") : les deux termes
accolés paraissent contradictoires (magie / science). L'expression
évoque les miracles fascinants ("féerie") obtenus par la
science, le Progrès. Mais que signifie
"accidents"? Trois choses à la fois. Premièrement, l'idée
que les découvertes scientifiques se produisent par hasard, par surprise,
par accident. Donc aussi qu'elles sont aléatoires, incertaines et que
"la science est trop lente" aux yeux du chercheur d'absolu
qu'est le poète, toujours "pressé de trouver le lieu et la
formule" (Vagabonds). C'est un thème rimbaldien traditionnel;
voir par exemple L'Éclair dans Une saison en enfer ou
encore le poème de 1872 intitulé Éternité : "Science avec
patience ... / Le supplice est sûr." On peut encore entendre dans
"accident" l'idée de la futilité (sens philosophique :
l'accidentel est le contraire de l'essentiel). Derrière la célébration du progrès technique, nous percevons
par conséquent une secrète ironie!
Nous
trouvons au quatrième alinéa un autre exemple d'ambiguïté, dans ce passage
où la syntaxe oppose bizarrement deux tournures
verbales qui pourraient sembler synonymes : "la Vampire [...]
commande [...] que nous nous amusions [...] ou qu'autrement nous soyons
plus drôles". Le lecteur éprouve l'impression de se trouver devant
un pur non-sens. Mais l'analyse attentive prouvera qu'il n'en est
rien (cf. deuxième partie du commentaire). C'est encore un de ces jeux de l'hermétisme,
imaginés par l'auteur du texte pour aiguiser la curiosité du lecteur.
b) Féerie des accidents
syntaxiques :
En pastichant Rimbaud, étudions maintenant
l'effet d'étrangeté (féerie) obtenu par le dérèglement (accidents) de
la syntaxe (c'est à dire de la construction des phrases et de leur
enchaînement logique).
Le texte est constitué de trois phrases.
Parmi ces trois phrases, la première est d'une
exceptionnelle longueur. C'est une phrase interrogative constituée d'une
courte proposition principale à la tournure impersonnelle ("Se
peut-il [...]") suivie de quatre propositions conjonctives
introduites par "que" (dont la fonction grammaticale est d'être
les "sujets réels" du verbe impersonnel). Cette phrase complexe
est en outre suspendue en son milieu par l'insertion d'une longue
parenthèse. Rimbaud répartit la phrase sur les trois premiers alinéas
du texte, − ce
qui nous interdit de les
considérer comme des paragraphes : ce sont plutôt des unités
prosodiques, des "versets" −. Cette scansion particulière
a pour effet de mettre en valeur le membre de phrase entre parenthèses,
qui occupe à lui seul le deuxième alinéa.
Si maintenant nous observons le découpage
syntaxique interne de ce membre de phrase entre parenthèses, nous
constatons qu'il s'agit d'une juxtaposition de six groupes nominaux
séparés par des tirets, la plupart d'entre eux binaires, le tout étant
introduit par une interjection à valeur d'apostrophe lyrique
("Ô") : syntaxe nominale énumérative pourrions-nous dire. La
nature particulière de cette proposition fait que ne sont marqués
clairement (par une conjonction ou tout autre lien grammatical ou lexical)
ni son articulation logique avec le reste de la phrase, ni l'articulation
logique entre les groupes qui la constituent). Seule, l'enquête
minutieuse sur le sens des éléments juxtaposés peut nous permettre de
rétablir une continuité dans le discours.
En conclusion, Rimbaud unit dans cette première
partie du texte la plus extrême rigueur syntaxique (la structure
fortement charpentée de la phrase interrogative) et des éléments d'asyntaxie
(asyndètes et parataxe) qui lui permettent de créer chez le lecteur un
sentiment d'étrangeté et de stimuler son goût de l'énigme.
La deuxième phrase (quatrième alinéa)
présente une syntaxe des plus claires (son étrangeté, déjà signalée,
vient des mots et pas de la structure). Elle est en outre nettement
articulée à la phrase précédente par la conjonction de coordination à
valeur d'opposition ("mais"). Cette solide charpente est
renforcée par l'apparition en début de phrase d'un nom féminin sujet
(la Vampire) qui semble renvoyer au premier sujet rencontré dans la
phrase interrogative ("Elle") : " Se peut-il qu'Elle [...]
=> Mais la Vampire qui nous rend gentils [...]". Voilà donc la
continuité du raisonnement rétablie, et probablement identifié le sens
de cet étrange pronom personnel féminin sans antécédent qui
introduisait le texte. Remarquons toutefois qu'il aurait été plus
logique, syntaxiquement parlant, de placer l'antécédent avant le pronom
de rappel, mais ce serait moins "drôle" (pour reprendre
l'adjectif utilisé par Rimbaud).
La troisième phrase, malheureusement pour le
pauvre lecteur, nous "refait le coup" de la parataxe et de
l'asyndète. Il s'agit d'un groupe à l'infinitif, sans lien logique
signalé avec la phrase précédente, constitué par trois compléments
commandés par le verbe "rouler", strictement parallèles dans
leur structure : préposition ("aux") + nom
("blessures", "supplices", "tortures") +
complément de lieu (introduit par "par" ou "dans").
Cette nouvelle phrase énumérative ressemble par sa construction à la
proposition entre parenthèses du second alinéa. Comme elle, elle
introduit un nouveau facteur de rupture logique; comme elle, elle
introduit dans le raisonnement du texte une sorte de scansion lyrique
(expression de la souffrance). Par contre, ces deux parties
du texte s'opposent par leur sens (joie / souffrance), opposition que leur similitude
syntaxique contribue à mettre en relief.
Au total, l'analyse montre une construction
extrêmement savante, où le désordre syntaxique est tout le contraire
d'une improvisation ou d'un laisser-aller. Sa fonction est essentiellement
poétique : créer du mystère, ouvrir la brèche par laquelle la violence
du sentiment, l'extase, la souffrance, l'informulé, trouve à s'insérer
dans le fil du raisonnement.
c) L'art de l'allégorie
: "Elle" ... "la Vampire qui nous
rend gentil " :
L'hermétisme n'est au fond
qu'un autre nom de la poésie. Rimbaud aurait pu sans aucun doute nous
délivrer en phrases bien logiques, bien cartésiennes, le message assez
simple qui se cache dans ce poème. Par exemple, il aurait pu nous dire en
clair ce que représente pour lui l'allégorie de "la Vampire" et
qui est "Elle". La Vie comme
le pensent plusieurs commentateurs ?
La Femme − selon Jacques Gengoux ? La Sorcière −
solution jadis proposée par Étiemble et Yassu Gauclère? Mais assurément,
nous y aurions perdu. Nous y aurions perdu d'abord le plaisir de la
devinette, ensuite la richesse du sens.
Car "Elle" est ici probablement la Vie
− c'est du moins l'hypothèse qui nous paraît la plus cohérente
avec les idées du texte −,
mais la Vie comme source d' "angoisse" (c'est le mot du titre),
comme source de frustrations et de désillusions. Donc − en effet
− la Vie comme Destin, puissance obscure et maléfique dirigeant nos
existences individuelles, rien d'autre que ce que Rimbaud, à la fin de
son poème Après le Déluge désigne comme "la Reine, la
Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre", et qui "ne
voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait et que nous
ignorons". "Elle" est la Vie en tant que
"principe de réalité", celle qui − nous dit le poète − a écrasé ses ambitions, lui a
imposé une jeunesse indigente, lui a fait mesurer notre inhabileté
fatale, à nous mortels; la Vie qui finit toujours par imposer sa limite au
"principe de plaisir" et à l'illusion de la toute puissance qui
habite les enfants : la "Vampire qui nous rend gentils". Il n'est pas sans
intérêt, pour le sens, que cet ennemi, ce fossoyeur des "toutes
joies et gloires", soit dénoncé ici dans le langage figuré des
contes pour enfants plutôt qu'en bonne logique cartésienne. Et
il n'est pas sans intérêt non plus, pour le sens, que ce principe de réalité (que la psychologie moderne identifie symboliquement à un
principe masculin : la "loi du Père") soit ici désigné par un
pronom personnel féminin avec majuscule. Il nous rappelle, ce pronom, QUI
fut chargé par le destin de dire la loi à Arthur Rimbaud, au temps de sa
"franchise première" : celle qui fut pour lui "une mère
aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquette de
plomb" (lettre à Paul Demeny du 28 août 1871), Vitalie Cuif, veuve
Rimbaud, comme elle aimait à se présenter indûment.
"Elle" est donc bien tout cela à la
fois : la Vie, la Sorcière, la Femme, et c'est grâce à l'allure
mystérieuse de l'allégorie, source du délire
interprétatif de la critique, que peut se développer ce miroitement de
significations, secondaires mais pertinentes, autour du sens principal que
nous ne voulons certes pas nier, de peur de nous retrouver dans le camp de
ceux pour qui les proses des Illuminations ne veulent rien dire,
ou veulent dire ce qu'on voudra, ce qui revient au même.
II
- MOUVEMENT ET SENS DU TEXTE : ESPOIR OU HANTISE D'UNE VIE RÉCONCILIÉE ?
Le moment est maintenant
venu de mettre
totalement au clair − si possible − le sens et le mouvement général
du texte, par une lecture linéaire.
=> Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées,
[...]
Le poète (qui n'a pas vingt ans) se
demande s'il lui sera possible de se réconcilier avec la vie.
"qu'Elle me fasse pardonner" signifie : qu'elle fasse que je lui
pardonne, que la Vie parvienne à me faire oublier "les ambitions
continuellement écrasées". Le mot ambition au pluriel nous invite
à imaginer plusieurs griefs du poète contre son destin : l'ambition
littéraire déçue, peut-être; mais plutôt des ambitions plus hautes,
celles proclamées dans les fameuses lettres de 1871, ou évoquées dans Une
saison en enfer, dans Vagabonds : "changer la vie",
"l'amour est à réinventer", "inventer un verbe poétique
accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens", "se faire
voyant", "inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de
nouvelles chairs, de nouvelles langues", "le rendre (Verlaine)
à son état primitif de fils du soleil", "trouver le lieu et la
formule" ... les textes de Rimbaud sont ainsi parsemés de ces
infinitifs à valeur injonctive qui déclinent ses "ambitions"
futures ou passées. Or, ces ambitions ont été écrasées, c'est le
constat qu'en dresse Une saison en enfer, par exemple dans cette
phrase d'Adieu : "Moi! moi qui me suis dit mage ou ange,
dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à
chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!". Nous
sommes, avec cette première phrase d' "Angoisse" (texte dont
nous ignorons la date de rédaction) tout proches du climat de la Saison.
=> qu'une fin aisée répare les âges d'indigence,
[...]
Le mot "fin", assorti de l'adjectif
"aisée", a le sens qu'on lui trouvait dans la locution un peu
vieillie "faire une fin" : s'établir dans la vie, se marier (ce
n'est pas la fin de la vie, c'est la fin de l'enfance, le passage à une
vie bourgeoise). Rimbaud se souvient sans doute ici de ses années de
bohème où il s'est retrouvé sans aucun revenu ("âges
d'indigence"), contraint de vivre en parasite au crochet de ses amis
(notamment de Verlaine), de son "enfance mendiante" (Vies),
de ses fugues, de son emprisonnement pour vagabondage à la prison de
Mazas parce qu'il n'avait pas le premier sou pour acquitter le prix d'un
voyage en train entre Charleville et Paris. Il se demande s'il est
possible - sur ce plan tout matériel - que la roue du destin tourne à
son profit.
=> qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté
fatale,
[...]
De quelle "inhabileté"
est-il question ici? Le glissement du "je" au "nous"
qui vient de se produire dans cette phrase nous impose une lecture plus
philosophique que strictement biographique. Il s'agit de la faiblesse
générale des humains, confrontés aux enjeux majeurs de l'existence : le
bonheur, le savoir, le Beau (la création artistique). Mais en
fait, c'est le verset suivant, la fameuse parenthèse lyrique, qui
éclaire le sens du mot "inhabileté" en confrontant la maigreur
des résultats (1° alinéa) et la hauteur des ambitions ou des promesses
de l'enfance (2°alinéa).
Cependant, avant de détailler l'analyse du
second alinéa, une dernière remarque sur la phrase qui nous occupe. Deux
expressions au moins : "un jour" et "nous endorme"
sont de nature à éveiller nos soupçons sur la réalité des vœux de
réconciliation que semblait jusqu'ici exprimer le poète. Car ces termes
sont évidemment dépréciatifs : un succès, quel qu'il soit, ne serait
qu'un succès d'"un jour". Cela vaut-il la peine? Se
réconcilier avec la vie sur une telle base, ne serait-ce pas faire un
marché de dupes, nous laisser "endormir"? C'est
ce qu'Antoine Raybaud, dans son commentaire de ce texte (op. cit. p.17),
désigne comme les "ironisations continuelles" ou le
"travail de dislocation ironique" par lesquels Rimbaud
subvertit "l'emphase et le vocabulaire du prédicateur
souffrant" qu'il a hérités du romantisme. Le
développement suivant du raisonnement (le 3° alinéa) confirmera cette intuition : l'auteur
traite avec ironie le faux espoir d'un retour à la vie
"normale", il redoute la "réparation" qu'il semblait appeler de ses voeux.
Mais
à ce stade du texte, le
raisonnement se trouve apparemment suspendu pour un temps :
=> (Ô palmes ! diamant ! − Amour, force ! - plus haut que toutes joies et gloires !
− de toutes façons, partout,
− Démon, dieu,
− Jeunesse de cet être-ci ; moi ! )
Le terme décisif de
l'énumération vient à la fin : l'auteur nous livre un hymne nostalgique
à sa "Jeunesse" perdue, et exalte les idéaux, les valeurs, les
rêves qui ont été les siens. Ce sont d'abord les objets symbolisant
pour lui l'Absolu (les "palmes" symbole biblique de la royauté
du Christ, le "diamant", symbole de perfection, de pureté).
Puis les qualités, les dons essentiels que toute l'oeuvre de Rimbaud
exalte : l'"amour" (voir la Saison, Vies II, À une raison,
Génie); la "force" (voir Mauvais Sang, Ouvriers,
Métropolitain). Puis viennent des formules qui rappellent les
hyperboles du langage religieux destinées à saluer les joies de la foi,
supérieures aux joies ordinaires, la gloire que Dieu réserve à ses
élus : "plus haut que toutes joies et gloires". Une expression
de la toute puissance et de l'infini : "de toutes façons,
partout". L'identification de soi à un "dieu" ou à un
"démon". Cette explosion lyrique, inarticulée ou articulée à
peine, est un essai d'approximation par le langage du sentiment de
plénitude, de force, de toute puissance qui habite l'enfance, et qui
s'est irrémédiablement perdu au contact de la Vie. Ici encore, nous
sommes proches de l'atmosphère de la Saison. Qu'on se rappelle le début
de Matin : "N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable,
héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or,
− trop de chance! Par
quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle? Vous
qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des
malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma
chute et mon sommeil."
=> Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la
franchise première ?...
Reprise de la phrase interrogative et de
l'énumération des dédommagements que le narrateur est encore
susceptible d'attendre dans l'existence. Nous avons déjà élucidé la
substance de cet ultime raison d'espérer : la révolution sociale et le
progrès technique.
Elles sont, nous dit Rimbaud, deux des moyens qui nous
sont offerts de rentrer progressivement en possession de notre
"franchise première", c'est à dire de notre liberté première
(sens ancien du mot "franchise"). Liberté au sens de disponibilité intérieure, potentialités
encore intactes de développement du moi. L'enfance est ici pour Rimbaud
le moment où l'être humain jouit encore d'une liberté intacte. La
formule prépare le lecteur à recevoir la phrase suivante où la vie, la
vie adulte, représentée par l'allégorie de la Vampire, sera définie
précisément par les limitations qu'elle apporte à cette liberté
première.
Nous avons signalé déjà la
connotation négative du terme "accident", à laquelle nous
ajouterons maintenant celle de l'adjectif "progressive"
("restitution progressive"). Toujours la même idée de lenteur
: la révolution et la science nous promettent le bonheur dans un futur
bien trop lointain!
On pourrait presque penser que la question
"se peut-il" ait insensiblement changé de sens au cours de la
longue période rhétorique qui s'achève ici. Au début il s'agissait de
savoir si une telle volte-face du destin (volte-face souhaitable et
souhaitée, selon toute apparence) était possible. Maintenant il
semble qu'il s'agisse de savoir s'il est possible d'en être réduit à de
si pauvres espoirs.
=> Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles.
La conjonction "mais" est
tout à fait inattendue en réponse à une question. C'est qu'en
réalité, dans l'esprit du locuteur, la réponse a été donnée, sans
qu'il l'ait formulée. Nous sommes devant un exemple type d'ellipse
rimbaldienne. À la question
posée par la première phrase du texte : "Se peut-il [que l'avenir
me réserve une réparation pour mes malheurs, une restitution progressive
du trésor de mon enfance] ?", Rimbaud a probablement répondu
par de vers lui : "Peut-être ... Peut-être mais ...". Le
"Mais" que nous lisons en tête de notre paragraphe est ce
"Mais"-là : un terme concessif visant à initier un mouvement
de repli désenchanté, depuis longtemps pressenti et annoncé par notre
analyse : "Peut-être mais, quoiqu'il en soit, ... "la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous
laisse" .
Le vampire, comme incarnation allégorique
d'une idée abstraite ou d'une force morale, est un motif assez commun au XIX°
siècle. Mais il est intéressant de noter la spécificité du motif
rimbaldien. Chez Baudelaire, par exemple, dans l'Ennemi, le Vampire
symbolise le temps, et donc d'une certaine manière la Mort ("Le
temps mange la vie / Et l'obscur ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang
que nous perdons croît et se fortifie"). Chez Rimbaud, il incarne au
contraire la Vie, avons-nous dit, mais surtout la puissance de
résignation que la vie secrète, son pouvoir castrateur, la capacité qui
est la sienne de vider le jeune homme non de son sang mais de sa révolte.
Elle est "la Vampire qui nous rend gentils". Sois gentil!,
c'est ce qu'on dit aux enfants pour les rendre obéissants. Faire le
"gentil", ce
serait cesser d'être celui qui signait une lettre à Izambard : "Ce sans-cœur
de Rimbaud", celui qui se décrivait dans un poème de
1872, Honte, comme " l'enfant / Gêneur, la si sotte
bête", rusé et "traître", qui "empuanti(t) toutes
sphères". Il est intéressant de noter à travers tous ces exemples
combien la révolte rimbaldienne s'exprime dans le vocabulaire de
l'enfance, peut-être parce que précisément elle s'enracine dans
l'expérience de l'enfance.
Mais demeure l'alternative : "ou
qu'autrement nous soyons plus drôles". La formule, nous l'avons
signalé, paraît d'abord absurde. Dans quel sens le refus de s'amuser
avec ce que la vie nous laisse ferait-il de nous des personnages
"plus drôles"? Mais suspendons là notre explication de ce mot
pour le moment. Car c'est le dernier alinéa qui, à notre
avis, permet de mieux comprendre le sens que Rimbaud lui donne et surtout
l'ironie dont il le charge.
=> Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.
De même que l'alinéa 2 développait
par contraste le sens d'"inhabileté fatale", malgré l'absence
totale de lien logique (parataxe), nous pensons que l'alinéa 5 développe
par contraste, ou mieux dit par antiphrase, le sens de l'expression sur
laquelle s'achève l'alinéa précédent : où qu'autrement nous soyons plus drôles
... c'est à dire que nous roulions aux blessures, etc. Le verbe
"rouler" est souvent chez Rimbaud associé à une action
violente (voir La rivière de Cassis, Après le Déluge, Nocturne
vulgaire). Les trois compléments de ce verbe : "blessures -
supplices - tortures" décrivent de façon graduée les tourments
croissants auxquels sont condamnés ceux qui refusent la loi commune,
quelle mer houleuse les ballotte, quel air meurtrier les assaille. De
façon métaphorique, l'air et l'eau sont convoqués à deux reprises pour
évoquer alternativement violence et silence, synonymes peut-être d'oppression et
solitude. L'atmosphère de cette phrase rappelle étroitement celle de Nuit
de l'enfer dans la Saison. Les souffrances décrites sont
celles du damné. Significativement, l'expression
oxymorique "tortures qui rient" fait écho aux verbes
"s'amuser", "être plus drôle", et éclaire le sens
à leur donner : celui qui refuse de s'amuser avec ce que la vie nous
laisse est en effet beaucoup plus drôle pour la Vampire qui nous
torture et qui rit de notre souffrance.
On mesure
maintenant toute l'ironie mise par Rimbaud dans l'ambiguïté du mot
"drôle" au quatrième alinéa. Choisir la révolte, refuser le
travail, la morale, le conformisme bourgeois, c'est en effet choisir une
vie moins monotone, "plus drôle". Mais c'est aussi choisir la
voie de la solitude et de l'échec. Incarnation du destin, la Vampire qui joue avec nos
vies rit de la folie des poètes, des idéalistes qui croient pouvoir
échapper à la loi commune. C'est leur souffrance qui la met en
joie.
Il y a là comme une variante
rimbaldienne de cet archétype romantique, le bouffon tragique, symbole
de l'artiste, qui a trouvé son illustration peut-être la plus achevée,
et en tout cas la plus flamboyante, dans le protagoniste du roman de
Victor Hugo
L'Homme qui rit (1869) :
"Il était l'Homme qui
Rit, cariatide du monde qui pleure. Il était une angoisse pétrifiée en
hilarité portant le poids d'un univers de calamité, et muré à jamais
dans la jovialité, dans l'ironie, dans l'amusement d'autrui ; il
partageait avec tous les opprimés, dont il était l'incarnation, cette
fatalité abominable d'être une désolation pas prise au sérieux ; on
badinait avec sa détresse ; il était on ne sait quel bouffon énorme
sorti d'une effroyable condensation d'infortune, évadé de son bagne,
passé dieu, monté du fond des populaces au pied du trône, mêlé aux
constellations, et, après avoir égayé les damnés, il égayait les élus !
Tout ce qu'il y avait en lui de générosité, d'enthousiasme, d'éloquence,
de cœur, d'âme, de fureur, de colère, d'amour, d'inexprimable douleur,
aboutissait à ceci, un éclat de rire ! Et il constatait, comme il
l'avait dit aux lords, que ce n'était point là une exception, que
c'était le fait normal, ordinaire, universel, le vaste fait souverain
tellement amalgamé à la routine de vivre qu'on ne s'en apercevait plus.
Le meurt-de-faim rit, le mendiant rit, le forçat rit, la prostituée rit,
l'orphelin, pour gagner sa vie, rit, l'esclave rit, le soldat rit, le
peuple rit ; la société humaine est faite de telle façon que toutes les
perditions, toutes les indigences, toutes les catastrophes, toutes les
fièvres, tous les ulcères, toutes les agonies, se résolvent au-dessus du
gouffre en une épouvantable grimace de joie."
L'Homme qui rit, II, livre IX, 2 ("Résidu")
Comme Une
saison en enfer, cette prose des Illuminations expose le
dilemme existentiel, le choix angoissant (c'est le sens que nous
donnerions volontiers au mot du titre) devant lequel Rimbaud pense être
placé : rentrer dans le rang et
abandonner peu ou prou son projet de "changer la vie", de vivre
en poète; "ou autrement" être "plus drôle", c'est
à dire continuer à être le "pitre" (voir Le Coeur du pitre,
autre titre du Coeur supplicié), le bouffon
tragique, le Poète qui amuse les foules ébahies de ses combats
spirituels ridicules et sans espoir. Quelle réponse Rimbaud donne-t-il à
cette question dans ce poème? Ce que nous avons appelé la "vie
réconciliée" n'y apparaît-elle pas bien davantage comme une
hantise, un repoussoir, que comme un espoir véritable vers où pencherait
le coeur du poète?
La tournure infinitive de la dernière phrase du texte
est de ce point de vue assez ambiguë. Nous en avons fait une sorte
d'apposition à la phrase précédente : "ou qu'autrement nous
soyons plus drôles ... [c'est à dire que nous choisissions de ] rouler
aux blessures, par l'air lassant et la mer, etc." Selon cette
lecture, le poème s'achèverait sur une fin ouverte, un dilemme non
résolu. Mais n'oublions
pas que l'infinitif peut avoir aussi une valeur injonctive. Nous pourrions
voir alors dans cette dernière phrase la délibération finale du poète,
l'ordre qu'il se donne à lui même de "rouler aux blessures".
Cette fin était celle du poème Honte, poème de 1872, où Rimbaud
exprimait clairement son choix de persévérer dans la voie du "grand
maudit" :
Mais, non, vrai, je crois
que tant
Que pour sa tête la lame,
Que les cailloux pour son flanc,
Que pour ses boyaux la flamme,
N'auront pas agi, l'enfant
Gêneur, la si sotte bête,
Ne doit cesser un instant
De ruser et d'être traître
Comme un chat des Monts-Rocheux*;
D'empuantir toutes sphères!
Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu!
S'élève quelque prière!
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*
Jeu de mots sur Roche et Montagnes Rocheuses. Roche est
le nom du hameau où se trouvait la ferme de la famille Rimbaud, et où
fut écrite notamment la plus grande partie d'Une saison en enfer.
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