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Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir (1870)

 

Commentaire

 

Ce sonnet daté d’octobre 1870 trouve sans doute son inspiration dans un épisode vécu : la fugue qui, à l’automne de cette année-là, conduit le jeune Arthur Rimbaud de Charleville à Douai en passant par la Belgique. On pourrait le définir comme un « poème de route », qui conserve le souvenir d’une halte dans une auberge. Il évoque un moment de bien-être où quelques plaisirs simples suffisent à donner le sentiment du bonheur. 

 

UN POÈME DE ROUTE

            On remarque d’emblée la prolifération des indices spatio-temporels : Le poème est daté : « octobre 70 ». Le texte précise que l’anecdote s’est déroulée huit jours après le départ du voyageur (v1 : « Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines / Aux cailloux des chemins »). Et nous savons que cela se situe en Belgique, plus précisément à l’entrée de Charleroi (v.2). Rimbaud précise dés le titre le nom du lieu (« Au Cabaret-Vert ») qu’il répètera dans le poème au v.3 ; il l’accompagne de la mention : « cinq heures du soir » qui peut désigner à la fois le moment de l’événement et le moment de l’écriture. Si l’on retient cette deuxième interprétation, le poème apparaît dès le titre comme une note de voyage, prise sur le vif, une page d’un journal de bord où le voyageur note ses impressions en consignant avec soin le lieu et l’heure.

            La multiplication de ces références cherche à produire sur le lecteur un effet de réel. La poésie de Rimbaud se présente ouvertement ici comme un reflet de sa vie. Le poème est le souvenir d’un voyage à pied, réellement effectué, dont on nous précise de façon réaliste le moment et le lieu. La présence de la première personne renforce encore cet aspect autobiographique. Par ailleurs, le récit qui nous est fait concorde avec ce que nous savons des fugues effectuées par Rimbaud pendant l’été et l’automne 1870.

            Le style d’écriture du poème renforce cet effet de réalisme par une recherche évidente de prosaïsme. Comme pour mieux donner au sonnet une allure de note de voyage griffonnée à la hâte sur un coin de carnet, la versification se présente passablement décousue : six enjambements (v.1,3,5,6,12,13) ; trois rejets (v.4,6,13) ; un contre-rejet (v.13) ; alexandrins rendus systématiquement dissymétriques par des césures* à l’hémistiche peu marquées en comparaison avec des coupes secondaires fortes (on peut même noter un alexandrin boiteux, v.11, dont la régularité est conditionnée par une improbable diérèse). Ajoutons à cela un trait de syntaxe proche de la langue orale (phrase entre parenthèse du vers 9), un vocabulaire courant, voire familier (« ce fut adorable » ; « celle-là » ; « tétons énormes » … ). Enfin, le sonnet ne respecte pas la plupart des règles du genre : les rimes des quatrains sont croisées au lieu d’être embrassées, différentes d’une strophe à l’autre au lieu d’être semblables, la phrase du deuxième quatrain enjambe sur le premier tercet alors que le point est traditionnel en fin de quatrains.

 

            Rimbaud a donc souligné l’inspiration autobiographique du texte en utilisant un mode de communication naturel et direct. Ce prosaïsme délibéré se retrouve dans l’image qui nous est donnée du bonheur.

 

           UN MOMENT DE BIEN-ÊTRE

            Tout participe au bien-être du narrateur : le décor de l'auberge, la nourriture appétissante, la serveuse aguichante.
   
         La couleur verte fait de ce petit restaurant de Charleroi un cadre reposant. Pour caractériser l'auberge, Rimbaud répète trois fois l'adjectif de couleur : dans le titre indiquant l'enseigne de l'établissement "Au cabaret-vert",  au vers 3 où ce nom est répété, au vers 6 où il est mis en valeur par le rejet : « Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table/verte ». Car l'aubergiste a eu sans doute le bon goût de peindre toutes ses tables dans la couleur verte afin de créer une unité d'atmosphère. Le narrateur apprécie aussi "les sujets très naïfs / de la tapisserie" et le "plat colorié" où sa nourriture est servie. On devine qu'il se laisse entraîner au plaisir enfantin de prolonger par l'imagination les scènes dessinées sur le papier peint et sur la vaisselle de céramique, où ces illustrations étaient courantes. Des termes comme "naïfs" ou "coloriés" évoquent l'art populaire de l'image d'Épinal, les livres d'images de l'enfance. Ce cadre apaisant et distrayant est le premier ingrédient du sentiment de bien-être décrit par le poème.
            La description de la nourriture exploite les mêmes procédés d'écriture que celle de l'auberge : répétitions, adjectifs (sensations visuelles, olfactives ou tactiles), vocabulaire simple à connotation populaire. Le menu est répété avec gourmandise : les "tartines de beurre" deux fois (v.2-3 et 10), le "jambon" trois fois (v.4,11 et 12). Il y a dans ce ressassement une sorte de maladresse volontaire, qui donne l'impression que le poète radote de contentement. La description est en outre agrémentée de toutes sortes de qualificatifs appétissants : on apporte au jeune homme un jambon "rose et blanc" (v.11), "parfumé d'une gousse/d'ail" (v.12) et  "tiède" (v.10) comme il l’a demandé ("qui fût c’est un subjonctif de souhait à moitié froid"(v.4)). Les rejets mettent parfois ces mets exquis en valeur : "De beurre" au vers 4, "d'ail" au vers 13. Par ailleurs, rien de plus simple, de plus familial, que cette cuisine. Mais pour le jeune homme affamé par "huit jours" de marche, ce repas d'auberge est un menu de roi : c'est ce que vient souligner le finale du poème, où un rayon de soleil crépusculaire, pénétrant latéralement dans l'auberge assombrie, vient transformer en or ("dorait" v.14) la "chope immense" (v.13) remplie de bière et de mousse. Le verbe "dorait" embellit;  l'adjectif "immense" agrandit, l'allusion au soleil introduit une sorte d'élargissement spatial, que renforce l'enjambement des vers 13-14. Cette fin lyrique transforme la sensualité toute matérialiste du casse-croûte en un bonheur presque spirituel. Le vers 5, déjà, associait ironiquement l'attitude relâchée du jeune homme (les jambes allongées sous la table) à la béatitude des "bienheureux" (v.5), terme d'origine religieuse habituellement réservé aux saints du paradis. 
            La serveuse enfin, excite la curiosité du narrateur et provoque sa gratitude. Elle entre en scène au second hémistiche du vers 8. La présence d'un point à la césure de ce vers fait de ce second hémistiche une sorte de contre-rejet et met en valeur son contenu. L'adjectif "adorable" annonce avec emphase le plaisir provoqué par l'irruption de la jeune fille, accompagnée d'un bouquet de sollicitations sensuelles : ses appâts naturels (comme on disait sous Louis XIV), sa joie communicative ("yeux vifs", "rieuse"), son attitude provocante ("Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure"), et le plateau bien rempli. Toute la fin du poème n'est qu'une longue phrase mêlant attraction sexuelle et désirs gourmands, sans qu'on puisse décider ce qu'incarne exactement pour Rimbaud cette bonne fée : la mère tendre et nourricière, interprétation que l'atmosphère enfantine du poème renforcerait plutôt, ou la compagne ardemment désirée qui hante tant de poèmes du Recueil de Douai.
            Le poème propose donc une image toute sensuelle et prosaïque du bonheur, mais comme il arrive très souvent chez Rimbaud, partant des désirs du corps on accède finalement au rêve et à l'Idéal. Un idéal qui se confond avec la nature (le "rayon de soleil"), une image féminine maternelle (les "tétons énormes"), la nostalgie d'une enfance heureuse.

 

            Ce poème écrit à seize ans est déjà significatif d'un programme poétique qui sera celui d'Arthur Rimbaud. D'abord, ne pas séparer la poésie et la vie, faire de sa vie l'objet et l'enjeu de la poésie. C'est pourquoi le poème revendique clairement son caractère autobiographique. Et puis rompre avec une poésie trop solennelle tout en se moulant dans la forme classique du sonnet. C'est presque de la prose, mais en réalité c'est une façon de faire chanter les mots de tous les jours, les plus crus, les plus naïfs. On y voit aussi Rimbaud construire sa propre image. L'image héroï-comique de l'aventurier courant les chemins ("J'entrais à Charleroi"), et demandant comme un enfant des "tartines de beurre". Enfin, on y retrouve l'un de ses thèmes de prédilection : la quête du bonheur. Une quête d'absolu qui n'est rien d'autre, peut-être, que la revendication nostalgique d'une enfance qu'il n'a pas eue. 
            Deux ans plus tard, en mai 1872, désespérant déjà de la poésie et du rêve, Arthur Rimbaud se souviendra avec nostalgie de l' "auberge verte" :

Ah, songer est indigne

Puisque c'est pure perte!
Et si je redeviens
Le voyageur ancien,
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte

Comédie de la Soif 

              Et par contrecoup, en 1873, dans Une saison en enfer, il en viendra à condamner cette poésie de ses débuts, la célébration du vagabondage et des petits bonheurs de la route, comme étant mensongère et chargée d'illusions : 

Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. Et je m'en aperçois seulement!

L'impossible

 

 Bibliographie


Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy, Rimbaud ailleurs, Fayard 2004 ou Reviens, reviens, cher ami, Rimbaud-Verlaine, l'affaire de Bruxelles, Calmann-Lévy 2006 (pour des reproductions de "À la maison verte", établissement de Charleroi qui a probablement inspiré le poème).

Henri Scepi, "Gravité de Rimbaud", Parade sauvage, Colloque n°5, 2005, p.65-81.

Ross Chambers, "Rimbaud forain. À propos d'Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir", Parade sauvage Hommage à Steve Murphy, 2008, p.324-337.

Steve Murphy et Georges Kliebenstein, "Matériaux pour une explication de texte : Au Cabaret-vert, cinq heures du soir", Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer, édition Atlande, 2009, p. 217-223.

 

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