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Being Beauteous (Les Illuminations 1873-1875)

 

 


Being Beauteous


     Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

       Autographe BnF du folio 7

 

 

 


 

 
    Poème-bloc,
Being Beauteous compte cinq phrases. Plus courtes, la première (une nominale détachée) et la dernière (d'allure exclamative) assurent une sorte d'encadrement.
   Dans la première, Rimbaud campe « un Être de Beauté de haute taille », le même, malgré d'équivoques marques de genre, qui, à la fin du texte, « se dresse » (dresse sa haute taille). Cet « Être de Beauté », le poète le décrit faisant face à un corps couleur de « neige » (« devant une neige »). La plupart des commentateurs considèrent « une neige » comme une indication de  « décor » alors qu'il faut y deviner un second personnage, ou un second corps si l'on préfère, distinct de l' « Être de Beauté » et évoqué par métonymie (ou par synecdoque ?). Rimbaud utilise ailleurs ce genre de figure hardie. Cf. dans Enfance I : « les bijoux debout dans le sol gras ». Et il a jadis célébré, parlant d'Aphrodite, « son ventre neigeux brodé de mousse noire » (Soleil et Chair).
   C'est ce « corps adoré » aux « chairs superbes », dont les phrases 2, 3 et 4 détaillent ensuite « la Vision », sur « le chantier » où il subit une métamorphose (le corps s'élargit, se fonce) violente (il frissonne, gronde, émet des « sifflements de mort », « des blessures écarlates et noires éclatent »). De nombreux verbes, souvent coordonnés ou juxtaposés par groupes de deux ou trois, décrivent de façon dynamique ce processus : « s'élargir et trembler », « s'élèvent et grondent », « se foncent, dansent et se dégagent » ... Un flux continu de notations perceptives mobilise les différents sens : la vue (« blessures écarlates et noires », « les couleurs propres de la vie se foncent ») ; l'ouïe (« sifflements de mort », « sifflements mortels», « cercles de musique », « musique sourde », « rauques musiques », « grondent »). Même le goût ou l'odorat (« saveur forcenée »). Le mystérieux travail évoqué par le poème se déroule sur un  « chantier » à l'écart du monde — chantier « amoureux », en toute hypothèse — que la fantasmagorie lyrique minutieusement ouvrée par le texte protège des quolibets (« sifflements mortels » et « rauques musiques ») lancés par « le monde, loin derrière nous ». On aura remarqué que les « sifflements mortels» et les « rauques musiques », par un effet de la magie verbale rimbaldienne, émanent à la fois de « la Vision, sur le chantier » et du « monde, loin derrière nous ». Mais avec des sens différents, naturellement.
   Les phrases 4 et 5 font émerger d'énigmatiques pluriels. Lorsque « la saveur forcenée » que dégage le « chantier » se charge des « sifflements mortels » et des « rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté », on voit se confirmer qu'il y a dans le texte deux protagonistes en présence. Les pronoms féminins sujets des deux principales juxtaposées « — elle recule, elle se dresse » ont pour antécédent « notre mère de beauté ». L'étrangeté syntaxique vient de ce que, dans une telle phrase, un locuteur « normal » aurait écrit « celle-ci », afin d'éviter la confusion entre les deux antécédents possibles (« saveur » et « elle ») :

la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — [celle-ci] recule, elle se dresse.

Le rusé Rimbaud perturbe la lecture de la phrase par cette simple substitution d'un mystérieux « elle » au beaucoup plus compréhensible et trop transparent sans doute : « celle-ci ». Le tiret séparant la proposition participiale des deux principales et semblant les autonomiser participe à la « complication de texte » (pour le dire comme Todorov) fomentée par le poète. Mais il n'y a pas d'autre solution logiquement acceptable. C'est bien « notre mère de beauté » qui « se dresse ». Dont on déduit qu'elle ne fait qu'un avec l'« Être de Beauté » (il est vrai que les deux désignations se répondent).
  Étant admise cette identité, la nature du revêtement dont cette génitrice féconde gratifie « nos os » et que le locuteur désigne poétiquement comme un « nouveau corps amoureux », ne devrait pas poser problème. Ce « nouveau corps amoureux » est très exactement celui au sujet duquel Rimbaud explique, dans H, que « la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action ».

                                                           

                                                  Panorama critique