Being Beauteous
Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des
sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter,
s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des
blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les
couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent
autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et
grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les
sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin
derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle
se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.

Autographe BnF
du folio 7
|
|
Poème-bloc, Being
Beauteous compte cinq phrases. Plus courtes,
la première (une nominale détachée) et la dernière (d'allure
exclamative) assurent une sorte d'encadrement.
Dans la première, Rimbaud
campe « un Être de Beauté de haute taille », le même, malgré
d'équivoques marques de genre, qui, à la fin du texte, « se dresse »
(dresse sa haute taille). Cet « Être de Beauté », le poète le
décrit faisant face à un corps couleur de « neige » (« devant une neige »).
La plupart des commentateurs considèrent « une neige » comme une
indication de « décor » alors qu'il faut y deviner un second
personnage, ou un second corps si l'on préfère, distinct
de l' « Être de Beauté » et évoqué par métonymie (ou par
synecdoque ?). Rimbaud utilise ailleurs ce genre de figure hardie. Cf. dans
Enfance I : « les bijoux debout dans le sol gras ». Et il a jadis
célébré, parlant d'Aphrodite, « son ventre neigeux brodé de mousse
noire » (Soleil et Chair).
C'est ce « corps adoré » aux « chairs
superbes », dont les phrases 2, 3 et 4 détaillent ensuite « la Vision »,
sur « le chantier » où il subit une métamorphose (le corps
s'élargit, se fonce) violente (il frissonne, gronde, émet des
« sifflements de mort », « des blessures écarlates et noires
éclatent »). De nombreux verbes, souvent coordonnés ou juxtaposés par
groupes de deux ou trois, décrivent de façon dynamique ce processus :
« s'élargir et trembler », « s'élèvent et grondent », « se foncent,
dansent et se dégagent » ... Un flux continu de notations perceptives
mobilise les différents sens : la vue (« blessures écarlates et
noires », « les couleurs propres de la vie se foncent ») ; l'ouïe
(« sifflements de mort », « sifflements mortels», « cercles de
musique », « musique sourde », « rauques musiques », « grondent »). Même
le goût ou l'odorat (« saveur forcenée »). Le mystérieux
travail évoqué par le poème se déroule sur un « chantier » à l'écart du monde — chantier
« amoureux », en toute hypothèse — que la
fantasmagorie lyrique minutieusement ouvrée par le texte protège des
quolibets (« sifflements mortels » et « rauques musiques ») lancés par « le monde, loin derrière nous ».
Les phrases 4 et 5 font émerger d'énigmatiques pluriels. Lorsque
« la saveur forcenée » que dégage le « chantier » se charge des
« sifflements mortels » et des « rauques musiques que le monde, loin derrière
nous, lance sur notre mère de
beauté », on voit se confirmer
qu'il y a dans le texte deux protagonistes en présence. Les pronoms
féminins sujets des deux principales juxtaposées « — elle recule, elle
se dresse » ont pour antécédent
« notre mère de beauté ». Il n'y a pas d'autre solution logiquement
acceptable. C'est donc « notre mère de beauté » qui « se dresse ». Dont
on déduit qu'elle ne fait qu'un avec l'« Être de Beauté » (il est vrai
que les deux désignations se répondent).
Étant
admise cette identité, la nature du revêtement dont cette
génitrice féconde gratifie « nos os » et que le locuteur désigne
poétiquement comme un « nouveau corps amoureux », ne devrait pas poser problème.
Panorama critique
|