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Being Beauteous (Les Illuminations 1873-1875)
 

Panorama critique

 

   

Le lecteur trouvera une note bibliographique en fin de page, répertoriant les ouvrages cités dans la page.

 

      Being Beauteous est un des trois poèmes du folio 7 du manuscrit des Illuminations. Bien que Rimbaud ne les ait pas explicitement présentés comme tels, à la manière des cinq textes numérotés en chiffres romains d'Enfance ou des trois Veillées, par exemple, ces poèmes de thèmes voisins, copiés les uns à la suite des autres sur un même feuillet, peuvent être considérés comme une suite : une suite non numérotée.
  
   André Guyaux, commentant le troisième d'entre eux (le poème sans titre : « Ô la face cendrée...»), résume ainsi ce qui fait l'unité de cette suite, dans son édition des Œuvres complètes de Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade :

Ce court fragment, qui figure à la suite d'Antique et de Being Beauteous, sur le même feuillet, pourvu d'un titre constitué de trois astérisques simples et suivis d'un point, peut être compris comme un appendice aux deux poèmes précédents ou un poème autonome évoquant lui aussi un corps convoité et appelé.

La formule reste assez évasive mais, au moins, on n'invoque pas les « ossements desséchés » du livre d'Ézéchiel pour expliquer « nos os sont recouverts ... » (Suzanne Bernard, 1961, p.489),  la frénésie d'une danseuse pour gloser la danse du « corps adoré » (Jean-Pierre Richard, Poésie et sensation, « Rimbaud ou la poésie du devenir », p.195), « une antique déesse Nature» pour « notre mère de Beauté » (Albert Py, Illuminations, Droz-Minard, 1963, p.103) et/ou la créature de Frankenstein pour « l'Être de Beauté de grande taille » (Pierre Brunel, Éclats de la violence, « La création défiée », p.151-165). Le commentaire savant de Being Beauteous se présente en général comme une sorte de grand poème critique ou métapoétique, reprenant les images rimbaldiennes en les variant à l'infini mais en se gardant bien de leur assigner quelque référent que ce soit. Sauf que, comme il faut bien finir par donner du sens, par se représenter un peu ce que montre le poème, on finit malgré tout par risquer Frankenstein, Ézéchiel, la danseuse ou la déesse Nature... C'est pourquoi, dans ce trop sommaire « panorama critique », je me suis volontairement limité à quelques articles se signalant par une volonté de relever vaillamment le défi lancé par le texte.
 

Being Beauteous (le titre)

    
   Rimbaud a emprunté son titre au poème de Henry Longfellow Footsteps of Angels, issu du volume Voices of the Night (1839). L'expression « the Being Beauteous » (littéralement l'être beau) apparaît dans la sixième strophe du texte de Longfellow. À l'intérieur de son poème, Rimbaud reprend l'idée sous la forme plus typiquement anglaise mais non lexicalisée en langue française : « un Être de Beauté » (pur calque de l'anglais « a Thing of Beauty »). 
   On lit souvent, sans plus, dans les éditions critiques, que Rimbaud s'est contenté d'emprunter à l'écrivain américain la formule de son titre mais que son poème n'a aucun rapport avec le sien. C'est ignorer que Longfellow, représentant typique de cette « poésie subjective [...] horriblement fadasse » si décriée dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, était un auteur à la mode au moment où Rimbaud rédige Les Illuminations. Émile Blémont, par exemple, lui avait consacré une série de quatre articles dans La Renaissance littéraire et artistique d'octobre et novembre 1872. En coiffant un poème particulièrement hardi d'un titre comme « Being Beauteous », tout à fait représentatif du style sentimental et spiritualiste du poème américain, Rimbaud faisait manifestement œuvre de parodiste.
     Il y a donc là bien plus qu'un emprunt ponctuel. Le « corps adoré » du poème de Rimbaud est comparé à un spectre qui danse. Il en est de même des visiteurs nocturnes du poète américain :

Ere the evening lamps are lighted,
  And, like phantoms grim and tall,
Shadows from the fitful firelight
  Dance upon the parlor wall ;

Parmi les reflets lumineux qui dansent « comme des fantômes sinistres et grands » sur les murs du salon, Longfellow voit s’approcher de lui, d’un pas lent et silencieux, un « Être de Beauté » : celle qui l’a quitté et qui est maintenant une sainte au paradis (personnage en qui les commentateurs reconnaissent unanimement Mary, la première épouse de Longfellow décédée en 1835).

  

With a slow and noiseless footstep
  Comes that messenger divine,
Takes the vacant chair beside me,
  Lays her gentle hand in mine. 

Illustration de John Gilbert
The Poetical Works of H.W. Longfellow (London, 1855).

 

   Autre similitude,  le dernier quatrain de Longfellow, comme la dernière phrase de Rimbaud, commence par un « Oh ! » d'émerveillement.
   Le texte de Longfellow gagne donc a être connu pour pouvoir apprécier, dans Being Beauteous, les parts respectives de la parodie et du pastiche.

Sur cette question, voir aussi la page consacrée à Footsteps of Angels dans mon Florilège des sources.

 

 

       Footsteps of Angels


When the hours of Day are numbered,
  And the voices of the Night
Wake the better soul, that slumbered,
  To a holy, calm delight ; 

Ere the evening lamps are lighted,
  And, like phantoms grim and tall,
Shadows from the fitful firelight
  Dance upon the parlor wall ; 

Then the forms of the departed
  Enter at the open door;
The beloved, the true-hearted,
  Come to visit me once more ; 

He, the young and strong, who cherished
  Noble longings for the strife,
By the roadside fell and perished,
  Weary with the march of life ! 

They, the holy ones and weakly,
  Who the cross of suffering bore,
Folded their pale hands so meekly,
  Spake with us on earth no more ! 

And with them the Being Beauteous,
  Who unto my youth was given,
More than all things else to love me,
  And is now a saint in heaven. 

With a slow and noiseless footstep
  Comes that messenger divine,
Takes the vacant chair beside me,
  Lays her gentle hand in mine. 

And she sits and gazes at me
  With those deep and tender eyes,
Like the stars, so still and saint-like,
  Looking downward from the skies. 

Uttered not, yet comprehended,
  Is the spirit's voiceless prayer,
Soft rebukes, in blessings ended,
  Breathing from her lips of air. 

Oh, though oft depressed and lonely,
  All my fears are laid aside,
If I but remember only
  Such as these have lived and died !

 

 

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille.

Devant une neige

Yves Reboul

« [...] l'emploi de neige dans un sens érotique ne surprendrait pas dans le contexte du XIXe siècle où cette façon de désigner la Beauté comme objet du désir était loin d'être rare : pleinement socialisée dans le cadre de la langue littéraire, elle était même devenue un instrument majeur du discours érotique en poésie. » (« Logiques de Being Beauteous », Rimbaud dans son temps, p.332).

À la suite de quoi, l'auteur cite plusieurs exemples.

Chez Glatigny (Les Vignes folles) :

Mes yeux n'avaient jamais encore,
Sous le voile des vêtements,
Vu cette neige [...]

Chez Musset (Rolla, évoquant Maria endormie) :

Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d'or, dans l'ombre suspendue,
Fait onduler l'azur de ce rideau tremblant ? 
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc. [...]
C'est un enfant qui dort sous ces épais rideaux,
Un enfant de quinze ans, — presque une jeune femme ;
Rien n'est encor formé dans cet être charmant.

Chez Banville (Les Exilés) :

O douleur ! son beau corps fait d'une neige pure  [...]

Chez Mendès (Penteleïa) :

Puis elle s'accroupit, d'elle-même éblouie,
Blanche, sans mouvement, neige, marbre sculpté [...]

Chez Mallarmé (Mysticis umbraculis) :

Et son ventre sembla de la neige [...]

Chez Rimbaud lui-même (Credo in unam) :

Et son ventre neigeux brodé de mousse noire [...]

 

un Être de Beauté de haute taille. Yves Reboul

« [...] l'Être de Beauté ou le corps adoré [du poème de Rimbaud] sont à tout le moins une possible désignation métaphorique du désir sexuel [...] devant des énoncés comme font monter ou elle se dresse, la tentation est grande d'aller plus loin et de formuler une hypothèse radicale : l'Être de Beauté et le corps adoré pourraient ne désigner qu'une seule et même chose, c'est-à-dire le sexe de l'homme » (ibid. p.331).

 
 

Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes.

sifflements de mort

André Guyaux

« À partir du mot "sifflements", écrit , une allitération en "s" associe la sonorité du poème à celle qu'il suggère » (1985, p.206).

Effectivement :

Des sifflements [...] cercles de musique sourde [...] s'élargir [...] comme un spectre ce corps adoré [...] se foncent, dansent, et se dégagent [...] Et les frissons s'élèvent [...] et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements [...] lance [...] elle se dresse [...].

 


font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré


Antoine Fongaro

« Dans Being Beauteous, la formule "font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré" re-élabore le matériel lexical fourni par Un Fantôme, dans le sonnet I - Les Ténèbres :

Par instants brille, et s'allonge, et s'étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur

Et dans le sonnet II - Le Parfum :

Ainsi l'amant sur un corps adoré »

(« Le texte de Baudelaire dans Illuminations », p.412)


des blessures écarlates et noires


Antoine Fongaro

« "les blessures écarlates  et noires éclatent dans les chairs superbes" combinent avec "le bijou rose et noir" de Lola de Valence la fin de À celle qui était trop gaie :


Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et vertigineuse douceur !

A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur ! »
 

(« Le texte de Baudelaire dans Illuminations » p.412).

 

éclatent dans les chairs superbes. Yves Reboul

« [...] l'adjectif "superbe" pourrait ne pas avoir seulement le sens platement esthétique qu'une lecture rapide ou paresseuse tend à lui attribuer [...] les chairs superbes y désignent, non la beauté, mais bien l'orgueil de la chair, dressé tout entier contre le moralisme chrétien. » (ibid. p. 328-329)

 

Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier.

autour de la Vision

André Guyaux

« La Vision, avec la majuscule et l'article défini, se place dans le paradigme de l'Être de Beauté et du corps adoré mais le dépasse aussi en recoupant la vue et son objet. » (1985, p.205)

« La vision transforme celui à qui elle apparaît ; elle lui donne, comme un nouveau vêtement, un autre corps, "un nouveau corps amoureux" » (2009, p.914)

 

sur le chantier Yves Reboul

« À côté d'une allégorie de la vie qui s'impose avec une espèce d'évidence, tout donne à penser que plus sourdement, le poème est habité d'une véritable dimension érotique : ce que conforte encore l'usage d'un mot comme chantier, dans la mesure où celui-ci désigne non un problématique "chantier du texte", ainsi qu'il est arrivé qu'on le suggère en écho à un lieu commun des sixties [Steinmetz, 1989, p.152], mais le lieu du travail amoureux tel que l'évoque, par exemple, Vierge folle : "Bien émus, nous travaillions ensemble" (le sens sexuel d'émus et de travaillions est tout à fait évident) » (ibid. p.329).

« [...] ce chantier, on l'a dit, est un chantier amoureux : c'est que pour Rimbaud, la pratique sexuelle (et notamment la pratique de l'hétérodoxie sexuelle) ne se dissociait pas de l'entreprise de subversion qu'il avait placée sous le signe du Voyant, de ce "travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux" dont il parlait à Demeny en mai 1871 » (ibid. p.334).

 

Et les frissons s'élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse.
 
André Guyaux

« La phrase fait écho [...] à ce qui précède : les frissons rappellent le tremblement du corps adoré ; les sifflements mortels, les sifflements de mort ; les rauques musiques, les cercles de musique sourde. Le début de cette quatrième phrase est une reprise du début de la seconde, allant jusqu'à l'identité de certains mots » (1985, p.206).
 

Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.
 
André Guyaux

« Si le corps inclut les os, il désigne l'être tout entier et matériel. Le corps, ici, métonymique, est le revêtement des os, pourvu de deux qualités : nouveau et amoureux. Le corps se décompose en un squelette habillé de chair. La métonymie est l'expression d'une métamorphose. » (1985, p.206).

Bibliographie
 


Pierre Brunel, « Being Beauteous », dans Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par P.B., Paris, José Corti, 2004, p. 151-165.

Antoine Fongaro, « Le texte de Baudelaire dans Illuminations »,  dans De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion 2004, p. 411-415.

André Guyaux, Being Beauteous, dans Illuminations, texte établi et commenté par A.G, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 204-207.

Antoine Raybaud, « Being Beauteous », Fabrique d’Illuminations, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 141-150.

Yves Reboul, « Logiques de Being Beauteous », dans Rimbaud dans son temps, Classiques Granier, 2009, p.323-339.