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Bonne pensée du matin (mai 1872)

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        Bonne pensée du matin


À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bosquets, l'aube évapore
          L'odeur du soir fêté.

Mais là-bas dans l'immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
          Déjà s'agitent.

Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
          Rira sous de faux cieux.

Ah ! pour ces ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants
          Dont l'âme est en couronne

          Ô Reine des Bergers!
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie.
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.


 

Lexique

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Hespérides : Filles d'Atlas, les trois Hespérides avaient pour mission de garder le jardin des dieux, où mûrissaient des pommes d'or. La conquête de ces fruits mystiques est l'objet du onzième des travaux d'Hercule. 

lambris : Panneaux de bois ou de plâtre habillant les murs ou les plafonds. Le lambrissage décoratif est généralement associé à une idée de luxe. 

Babylone : Antique capitale de la Chaldée sur l'Euphrate, dont les ruines se trouvent à 160 km de l'actuelle capitale de l'Irak, Bagdad. Ce fut une des plus grandes villes de l'antiquité. Dans la Bible, elle est fréquemment symbole de paganisme et de corruption. Dans l'Apocalypse, "Babylone" désigne métaphoriquement la Rome des Césars, la cité tyrannique qui persécute les chrétiens. Au XIX° siècle, le nom de Babylone se donne fréquemment aux grands centres de population comme Londres et Paris où l'on accuse l'agglomération des masses, les richesses, les raffinements de l'industrie et de la civilisation d'engendrer la corruption des mœurs. 

 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

A quatre heures du matin, l'été
     Nombreux sont les commentateurs qui citent à propos de Bonne pensée du matin une lettre de Rimbaud à son ami Delahaye datant de juin 1872 dans laquelle le poète décrit le vertige qui le saisit au lever du jour. Cette lettre présente des convergences significatives avec l'atmosphère du poème : l'évocation des nuits de veille, de l'"heure indicible", des "arbres énormes", des ouvriers se rendant au travail à l'heure où le poète va "se soûler chez les marchands de vin" avant de se coucher à sept heures du matin .... 
          

 

Vers le soleil des Hespérides :
     Jean-Luc Steinmetz, dans son édition des Vers nouveaux (GF, p.180) commente ainsi : "Rimbaud assimile le soleil aux fruits précieux dont les Hespérides avaient la garde". Pierre Brunel (Pochothèque, p.341) glose de même : "Raccourci : le soleil est comme l'une des pommes d'or des Hespérides". 

     Bernard Meyer dans son ouvrage Sur les derniers vers (L'Harmattan, p.63-64), refuse cette lecture. Se fondant sur une définition rigoureuse de l'aube, première lueur du jour antérieure à l'apparition du soleil, il en déduit qu' "il ne saurait être question d'un soleil visible à l'horizon. Le terme désigne probablement par métonymie les régions où brille (ordinairement, pas forcément à l'heure précise où le poème s'énonce) le soleil des Hespérides". En conséquence, "le vers 6 a simplement pour fonction de désigner une direction géographique" (d'où la préposition "vers") et à "créer un espace mythique, à susciter l'image d'une contrée exotique et lointaine", un "ailleurs rêvé". Il en résulte que les travailleurs modernes (les charpentiers en bras de chemise du vers 7) "ont acquis, grâce au vers précédent, une aura poétique peu coutumière".  

     Yves Reboul pense lui aussi que l'expression désigne exclusivement une direction géographique. Mais il donne un tout autre sens à cette indication. Rappelant que les îles des Hespérides se situaient pour les anciens à l'occident (au point qu'Horace ou Virgile "utilisent l'adjectif hesperius avec le sens d'occidental" op. cit. p.126), Yves Reboul en déduit que Rimbaud, "en écrivant cet emphatique vers le soleil des Hespérides, [...] entendait par là vers le soleil couchant" (ibid, 126). La ville évoquée ne pouvant être, à la date supposée du poème, que Paris, Yves Reboul conclut que "vers le soleil des Hespérides ne peut désigner que le Couchant de la capitale" (ibid, 127), c'est à dire "dans la direction où se situait de plus en plus la richesse de la ville" (le Bois de Boulogne, les banlieues fortunées et les beaux quartiers de l'ouest parisien). Reboul cite à l'appui de sa glose une analyse de l'historien Jacques Rougerie visant à montrer que l'"immense chantier" de l'urbanisme haussmannien a opéré dans la capitale une véritable fracture géographique et sociale au terme de laquelle "les riches — loi bien connue — vont s'établir toujours plus à l'Ouest" (Jacques Rougerie, Paris libre 1871, Seuil, 1971, p.19). Rimbaud évoquerait donc de façon codée, "selon une logique réellement historienne" (ibid, 127), ce phénomène contemporain. À qui s'étonnerait de cette acuité du jeune poète dans l'analyse de l'histoire immédiate, Reboul répond par avance : "Dans cette géographie sociale de la ville, rien qui ne soit sur toutes les lèvres à l'époque (il suffit par exemple de lire le premier chapitre de La Curée pour en prendre la mesure)." (note 94, p. 127).

 

dans leur désert de mousse :
      Mario Richter (Rimbaud à la loupe, colloque de Parade sauvage n°2, p.41) note les associations bucoliques et érotiques suggérées par le mot "mousse" dans le contexte culturel qui est celui de Rimbaud : "Quant à la mousse, elle est souvent liée, dans le contexte de la "vieillerie poétique", au bonheur amoureux, au plaisir de la fraîcheur en été. Prenons ces vers de Hugo ; "Été sacré ! l'air soupire. / Dieu, qui veut tout apaiser / Fait le jour pour le sourire / Et la nuit pour le baiser / ... / Et qu'on ait pour but suprême / La mousse des antres frais / A quoi bon penser aux choses / Qui se passent dans les cieux" (Chansons des rues et des bois, Les Étoiles filantes). On reconnaît là certains éléments qui ne sont pas étrangers au poème qui nous occupe (le "jour pour le sourire", la "nuit pour le baiser", les "cieux""). Et la mousse qu'on y rencontre semble être celle-là même à la quelle Rimbaud a eu recours pour son "étude". Banville l'a lui aussi employée dans ce même sens pour chanter la douceur bienfaisante de l'amour champêtre : sur la mousse je veux qu'on m'aime, / De la seule étoile aperçu" (Odes funambulesques, Monselet d'automne). Là encore, nous reconnaissons un thème de notre poème. Les "Déserts de mousse" sont donc, en été, des déserts de fraîcheur et de plaisir
      Bernard Meyer dans son ouvrage Sur les derniers vers (L'Harmattan, p.65) explique que "Désert spécifié par mousse, ne désigne sans doute pas une "zone aride très sèche", mais un "lieu écarté, peu fréquenté".  Il poursuit : "De mousse est ambigu. Il peut renvoyer à la mousse végétale, souvent mentionnée dans les descriptions poétiques de locus amoenus  : couvrant le sol d'un tapis frais, ras et doux, elle invite à s'asseoir et propose un terrain propice aux jeux amoureux. Le terme désignerait alors, par synecdoque de la partie, une végétation riante et situerait le chantier en pleine nature". 

charmants :
     D'après Steve Murphy et Yves Reboul qui exposent sur ce point des analyses très convergentes, l'adjectif "charmant" sert de révélateur à l'ironie cachée du poème (que le titre un peu trop bien-pensant pouvait déjà laisser pressentir). Reboul montre que l'adjectif "charmant", dans le corpus rimbaldien, participe "presque toujours d'une visée satirique du texte" (op. cit. p.121). Il stigmatise la mièvrerie, la sentimentalité. De la part de Rimbaud dont on connaît l'usage constamment mélioratif qu'il fait du mot "ouvriers" dans les textes antérieurs au nôtre, la qualification "ouvriers charmants" apparaît donc comme un oxymore. Le mot "sujets" que nous trouvons au vers suivants pour désigner les ouvriers ("sujets d'un roi de Babylone") donne probablement la raison de cette ironie : l'"immense désillusion" (dit Reboul, p.127) de Rimbaud à l'égard de ces ouvriers qui, hier encore, luttaient héroïquement sur les barricades de la Commune et que l'on voit aujourd'hui obéir docilement au nouveau roi de Babylone (la République bourgeoise), et "reconstruire la ville après les dévastations de la Semaine sanglante" (dit Murphy, op. cit. p.68 ; Reboul évoque plutôt la reprise, après la Commune, des grands travaux haussmanniens, mais la divergence est mince).

 

les amants / Dont le coeur est en couronne :
     Antoine Fongaro (Parade Sauvage n°1, 1984, p.40-42) propose une lecture obscène de ce passage énigmatique. Il le rapproche d'une fameuse chanson de corps de garde, Le Plaisir des dieux, où l'on trouve le couplet suivant : "Après l'dessert, on s'encule en couronne / Enculons-nous, c'est le plaisir des dieux". Il rappelle qu'en langage technique, "l'âme désigne la partie évidée d'un cylindre ou d'un cône : l'âme d'un canon, l'âme d'une fusée, etc..." Il pense que les "charpentiers" "en bras de chemise" qui "déjà s'agitent" "dans leur désert de mousse" pourraient ne pas être les honnêtes travailleurs que l'on croit.

     Bernard Meyer (Sur les derniers vers, L'Harmattan, p.78-81) estime que cette interprétation, si elle n'est pas invraisemblable, vu le goût connu de l'auteur pour les équivoques grivoises, ne permet pas de généraliser à l'ensemble du texte un principe de lecture canularesque et obscène : "(Rimbaud) a très bien pu miner consciemment son poème de calembours et d'une allusion à une chanson grivoise - mais il ne les a pas intégrés pour autant à la trame sémantique du texte. Ces clins d'œil aux amis et aux lecteurs affranchis se font en coulisses, indépendamment du sujet développé. Celui qui interprète le poème n'a pas à les prendre directement en compte - pas plus qu'il ne se soucierait d'intégrer au contenu des poèmes correspondants le "j'ai rime à-dait" de Hugo ("Tout se taisait dans Ur et dans Jérimadeth") ou les phoques picoreurs de Valéry ("Ce toit tranquille où picoraient des focs")." 

 

 

Reine des Bergers :
     D'après Bernard Meyer (Sur les derniers vers, L'Harmattan, p.71) Vénus est sans doute appelée "Reine des Bergers" en souvenir de la scène mythologique où Pâris, prince troyen, déguisé en berger, la distingue comme la plus belle de trois déesses et lui décerne la pomme d'or en guise de trophée. Il rappelle aussi la dénomination courante de la planète Vénus comme étant l'Étoile du berger, parce qu'elle est chaque soir la première lueur céleste à se manifester, permettant ainsi aux bergers de s'orienter. Voir aussi la note suivante pour l'interprétation de cette formule par Yves Denis. 

 



En attendant le bain dans la mer, à midi :
     Prosaïsme insolite, cette évocation des "bains de mer" et du soleil de "midi" éveille pourtant chez le lecteur familier de Rimbaud des rapprochements justifiant une lecture mystique et paradisiaque. Il y a d'abord, rédigés à une date très proche de celle de ce texte, le poème L'Éternité : "Elle est retrouvée / Quoi ? L'éternité / C'est la mer allée / Avec le soleil"; le poème Bannières de mai : "L'azur et l'onde communient". Il y a aussi le Bateau ivre : "Et dès lors je me suis baigné dans le Poème / De la Mer, infusé d'astres ...". Il y a les nombreuses références rimbaldiennes à la naissance marine de Vénus, évoquée en termes mystiques : "L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles / L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins / La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles ..." (A.R Oeuvres, Pochothèque, p.280). 
     Mario Richter (Rimbaud à la loupe, colloque de Parade sauvage n°2, p.47-48) développe ainsi l'analyse de ce lieu commun rimbaldien : "nous savons que la mer avait été assimilée, dans l'imagination rimbaldienne, à un "Poème" (c'est à dire à la réalité par excellence) où "Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres, / Fermentent les rousseurs amères de l'amour " (Le Bateau ivre). Nous rejoignons par là facilement la symbolique fondamentale du bain, qui associe les significations de l'acte d'immersion (retour à la source de vie) et celles de l'élément eau (purification, régénération, source de vie), symbolique que le christianisme a repris à son compte avec ce bain lustral qu'est le baptême. Et en ce qui concerne la mer, on sait que, symbole bien connu de l'infini, elle est à la fois l'image de la vie et celle de la mort. Tout se passe à un moment exactement déterminé de la journée, à midi. De même que le poème avait commencé par une désignation de temps ("A quatre heures du matin"), c'est encore par une désignation de temps qu'il se termine ("à midi"). Le soleil d'été se révèle ainsi le protagoniste secret de cette "étude" visant à "noter l'inexprimable". Le présent se situe au lever du soleil : le futur est imaginé jusqu'au point culminant de la course du soleil, jusqu'à cette image du "Néant divin" (Leconte de Lisle dans Midi) ou de l'éternité qu'est Midi, instant sacré où la lumière atteint sa plénitude. La mer et le midi - liés par l'allitération, "la mer à midi", où l'on entend encore le mot âme - unissent le feu et l'eau, l'immobilité et le mouvement, le féminin et le masculin; ils réalisent la plénitude mythique de l'amour et l'unité symbolique des contraires". 
      Signalons aussi l'exégèse procurée par Yves Denis, dans un article paru dans Les Temps modernes en 1969 (intitulé Le bain dans la mer à midi). Selon cet auteur, la dénomination "Reine des Bergers" pour désigner Vénus doit s'interpréter dans le contexte ("Porte aux travailleurs l'eau-de-vie") en référence avec la célèbre marque d'apéritifs : Berger. Vénus, ainsi transformée en serveuse de bar, serait donc priée d'apporter aux travailleurs leur petite gnole du matin en attendant le bain dans l'Amer, c'est à dire l'apéro de midi. L'Amer était en effet une liqueur d'usage courant, proche de l'absinthe. 

 


 

Commentaire

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     Bonne pensée du matin est sans doute le plus irrégulier des poèmes en vers de Rimbaud. Affichant un schéma prosodique des plus classiques : le quatrain d'octosyllabes à rimes croisées, terminé par un hexasyllabe, il ne le respecte qu'avec la plus grande négligence. Seule la strophe 4 apparaît vraiment conforme au schéma annoncé. Les vers 1,7, 9, 10, par exemple, ne sont des octosyllabes qu'à la condition de les mesurer selon la norme du français parlé, sans tenir compte de la règle du "e" muet devant consonne : "À quatre heur(es) du matin, l'été"; "En bras d(e) chemis(e), les charpentiers", etc. Mais il n'est guère possible de "sauver" de la même manière le vers 5, que la proximité des sons [s] et [ch] (dans "immense chantier") oblige à prononcer comme un vers de neuf syllabes (énnéasyllabe). Les irrégularités culminent avec le dernier quatrain : hexamètre en position initiale, alexandrin final, rimes faibles (eau-de-vie/midi; Bergers/paix). Rimbaud semble avoir recherché la prosodie naïve et libre des chansons populaires, en conformité avec l'inspiration "prolétarienne" du poème.         

Premier quatrain : ceux qui dorment encore.
    
Le premier vers indique une heure (la première de la journée), une saison (la plus belle : l'été). Le mot "aube" au troisième vers confirme si c'était nécessaire le sujet de la description. Le deuxième vers évoque les hommes endormis. Les vers 3 et 4 la lente évaporation de la rosée à la chaleur du jour qui se lève. L'impression dominante est le silence ("J'écrivais des silences, des nuits" commente Rimbaud en présentant ce poème à la suite de Larme dans Alchimie du verbe), l'absence de toute action humaine. Les sujets des phrases sont le Sommeil (discrètement personnifié par un S majuscule) et l'aube, qui accomplit son travail purificateur : nettoyer les "bosquets" des "odeurs" (notation étrange, à possible connotation obscène ou triviale) de la fête de la veille (le "soir fêté"). Car les hommes dont il s'agit ici ne sont pas tous-les-hommes comme la strophe suivante nous l'apprendra : ce sont ceux qui se lèvent tard, qui peuvent passer leurs soirées à faire la fête, et qui dorment après avoir fait l'amour ("sommeil d'amour"). Bref : les heureux de ce monde ou ceux qui, comme l'auteur, ont fait le choix de "la bohême", ceux que le texte appellera plus loin "les Amants / Dont l'âme est en couronne". La gracieuse simplicité des vers exprime l'insouciance de cette vie facile et n'est pas sans faire songer à l'art de Verlaine dans Les Fêtes galantes par exemple. Une versification en vers courts (3 octosyllabes suivis d'un vers de 6 pieds). Un rythme de chanson, d'abord dissymétrique : 6/2; 5/3; puis se stabilisant : 4/4;2/2/2; plein de charme, mais d'un charme peut-être un peu mièvre, exprès.

Deuxième et troisième quatrains : ceux qui se lèvent tôt.
    
La conjonction "mais" annonce une opposition : tout le monde ne dort pas, les "charpentiers / déjà s'agitent". La scène décrite dans les strophes 2 et 3 place le lecteur devant une difficulté : s'agit-il d'une pure allégorie ? s'agit-il d'une scène particulière, une chose vue, Rimbaud prenant appui sur cette expérience vécue pour la transfigurer allégoriquement par un recours à la mythologie et au merveilleux? Les deux lectures paraissent acceptables. Il n'est pas impossible que Rimbaud ait pu observer des ouvriers en train de se mettre au travail dans un chantier voisin; il n'est pas impossible non plus que ce chantier "immense" soit la ville tout entière en train de s'éveiller et commençant à résonner des coups de marteau des charpentiers. C'est cette deuxième interprétation qui a actuellement les faveurs de la critique : "vers le soleil des Hespérides" indiquerait, conformément à l'étymologie du mot "Hespérides", la direction du soleil couchant ; l'"immense chantier" serait celui qui est en train de bouleverser l'ouest parisien, sous la houlette du Baron Haussmann, pour en faire une zone d'habitation luxueuse réservée à la bourgeoisie de la Capitale. 
     Autre difficulté : il n'est pas aisé de décider ce que peut bien désigner l'expression : "désert de mousse". Peut-être tout simplement un large espace vert inhabité au milieu duquel se trouve le "chantier" et où les ouvriers peuvent s'affairer en toute tranquillité ("tranquilles"). Peut-être ces "bosquets" du vers 3, lieux propices à l'amour, où s'est déroulée la fête de la veille et d'où procède le point de vue descriptif. Encore que l'adverbe déictique "là-bas" tend à séparer nettement du "chantier" le lieu de la fête galante, où se trouvent "les Amants", parmi les quels paraît se trouver aussi le locuteur. Mais toutes ces interprétations sont bien aléatoires. 
    Les derniers vers de la strophe 3 paraissent plus clairs. Ces ouvriers qui sont déjà au travail alors que les riches dorment encore construisent pour ces mêmes riches ("la richesse de la ville") les logements luxueux ("lambris précieux") où ils pourront abriter leurs fêtes ("rira") et leurs rêves de bonheur. Un bonheur utopique et artificiel comme les "faux cieux" qui orneront leurs plafonds de lambris ! Dans cet élan de sympathie qui pousse le sujet lyrique vers ces prolétaires un peu trop "tranquilles", occupés à construire servilement les palais de leurs maîtres, semblent se mêler la solidarité politique ("bonne pensée socialiste du matin" ironise Pierre Brunel) et une certaine ironie que la suite du texte va confirmer.

Quatrième et cinquième quatrains : prière païenne.
    
Le poème s'achève avec une invocation à Vénus, qui représentait pour les Anciens la beauté et l'amour. À cette déesse l'auteur demande de délaisser les Amants (c'est à dire allégoriquement, les riches) et de se pencher avec bienveillance sur le sort de ces "travailleurs". Les deux strophes finales développent conjointement le lyrisme et l'ironie du texte. Nous y décelons les techniques d'écriture habituellement utilisées par Rimbaud pour peindre l'enthousiasme, le ravissement du poète, dûment parodiées. Premièrement, l'emprunt à la Mythologie, à la Bible, au vocabulaire des légendes et des contes de fées, un style qui semble bien être exploité ici de façon parodique et cryptographique (Babylone pour Paris, le jardin des Hespérides pour le petit Eden bourgeois de l'Ouest parisien, etc.). Deuxièmement, le mélange burlesque du trivial et du sublime, procédé permettant d'enchanter le quotidien tout en conservant une part de lucidité et d'ironie. Troisièmement la polysémie généralisée, procédé permettant d'emballer le langage, de simuler la folie et l'incohérence tout en ménageant très consciemment des vertiges sémantiques et des chausse-trappes pour le lecteur. 
     Ainsi : les ouvriers deviennent "sujets d'un roi de Babylone" car ils travaillent au service de la grande ville moderne, tentaculaire et corruptrice, traditionnellement comparée dans la littérature socialiste à la Babylone biblique. Rimbaud leur applique le qualificatif de "charmants", terme galant, et même un peu mièvre, bien assorti à l'univers des contes mais qui, accolé au nom ouvriers, provoque un effet de contraste et ne peut être employé ici que par ironie. "Charmants", ces ouvriers le sont essentiellement du point de vue bourgeois et par opposition avec les "barbares" qui ont mis la capitale à feu et à sang pendant la Commune, parce qu'ils travaillent bien docilement à construire (ou à reconstruire) le Paris des riches (cf. les allusions récurrentes à leur tranquillité, v.9, et à leur attitude pacifique, v. 20). 
     La très hermétique expression : "les Amants, / Dont l'âme est en couronne" est glosée par certains commentateurs comme une façon d'exprimer l'appartenance des amants à la classe des privilégiés ; d'autres (voir la rubrique "Interprétations") y décèlent une allusion grivoise; et il n'est pas impossible que tous aient raison. En tout cas, la formule semble bien englober le locuteur lui-même qui, avec la sincérité et le sens de l'auto-ironie que nous connaissons à Rimbaud, n'hésite pas à s'accuser de complicité passive avec l'ordre établi, étant de ceux qui acceptent de se replier sur leur petit monde amoureux.
     Vénus est la "Reine des Bergers", sans doute parce que la planète qui porte son nom est appelée l'Étoile du Berger, ce qui la prédispose à devenir la Providence des Ouvriers. Mais peut-être aussi parce que Berger est une marque connue d'apéritifs (voir la rubrique "Interprétations"). Rimbaud accorde simultanément à cette déesse, non sans bouffonnerie, le rôle d'une cantinière et celui d'une madone. Il lui demande d'abord d'assurer à ses "ouvriers charmants" "en bras de chemise" le coup de gnôle du matin, qui leur permettra de de se tenir "tranquilles", c'est à dire de travailler bien docilement, jusqu'à midi ("pour que leurs forces soient en paix"). 
     Le terme "eau de vie" peut et doit être pris simultanément dans son sens le plus courant (alcool fort) et dans son sens mystique (élixir de vie, philtre régénérateur). Le poète supplie Vénus Anadyomène (Vénus née de la mer) de leur accorder le droit au Bonheur, de les accueillir en son Paradis qui prend traditionnellement chez Rimbaud la forme toute matérialiste et païenne de "la mer mêlée au soleil" ("Elle est retrouvée! / Quoi? L'éternité. / C'est la mer mêlée / Au soleil." Alchimie du verbe). Mais ce paradis, on ne leur offrira, bien sûr, que sous la forme d'un "paradis artificiel", celui des pauvres : l'assommoir.

          Comme aime à le dire Pierre Brunel, c'est encore Rimbaud qui est le meilleur commentateur de son oeuvre dans Alchimie du Verbe. Nous pouvons y trouver en effet, une excellente caractérisation du travail littéraire effectué dans certains poèmes de l'année 72 : "De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible". Bouffon, Rimbaud ? Sûrement. Égaré ? Peut-être, mais à la manière d'un "Petit Poucet" aussi malicieux que "rêveur" (Ma Bohême), qui savait très bien où il mettait ses petits cailloux blancs. 

 


 

Bibliographie

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Yves Denis, "Le Bain dans la mer à midi", Les Temps modernes, pages 2067-2074, mai 1969.
Antoine Fongaro, "Obscène Rimbaud", Lire Illuminations, Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, pages 95-108, 1985.
Mario Richter, "Une "étude" : À quatre heures du matin, l'été", Parade Sauvage, Colloque n°2, Rimbaud "à la loupe", pages 38 à 51, 1990.
Bernard Meyer, "Bonne pensée du matin", Sur les derniers vers, douze lectures de Rimbaud, pages 57-87, L'Harmattan, 1996.
Antoine Fongaro, "Obscène Rimbaud indesinenter", Parade Sauvage n° 17-18, août 2001 (quatrième partie de l'article, pages 230-231 : "l'âme en couronne" et les arts plastiques").
Steve Murphy, "Mauvaise pensée du matin", Rimbaud vivant n°45, septembre 2006, p.39-81.
Yves Reboul, "Rimbaud devant Paris : deux poèmes subversifs", Littératures n°54, Rimbaud dans le texte, PUM, p.94-132, 2006.
Antoine Fongaro, "De 'Bonne pensée du matin' à 'A quatre heures du matin'", Parade sauvage "Hommage à Steve Murphy", octobre 2008, p.475-491.