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Bonne pensée du matin (mai 1872)

          Bonne pensée du matin


À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bosquets, l'aube évapore
          L'odeur du soir fêté.

Mais là-bas dans l'immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
          Déjà s'agitent.

Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
          Rira sous de faux cieux.

Ah ! pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants
          Dont l'âme est en couronne

          Ô Reine des Bergers !
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie.
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.

 

      À "cette heure indicible, première du matin" (lettre à Delahaye de juin 1872) que Rimbaud a plusieurs fois célébrée, un élan de sympathie pousse le poète vers ces ouvriers qui sont déjà au travail alors que les riches dorment encore. Ils construisent pour ces mêmes riches les logements luxueux (les "lambris précieux") où ils pourront abriter leurs fêtes et leurs rêves de bonheur. Un bonheur utopique et artificiel comme les "faux cieux" qui orneront leurs plafonds de lambris ! Le poème s'achève avec une invocation à Vénus. À cette déesse l'auteur demande de délaisser "les Amants" (les amoureux fêtards de la première strophe) et de se pencher avec bienveillance sur le sort de ces "travailleurs". 
     La critique a surtout mis l'accent, dans la période récente, sur les sous-entendus satiriques de cette célébration fort ambiguë de l'Ouvrier parisien. L'allusion biblique ou mythologique joue ici le rôle d'un code : Babylone pour Paris ; le jardin des Hespérides pour le petit Eden bourgeois de l'Ouest parisien, tel que le façonnent les grands travaux du Baron Haussmann commencés sous le Second Empire, poursuivis par la République, après l'échec de la Commune. Le lecteur averti est forcément alerté par l'ironie implicite d'une expression comme : "Ouvriers charmants". "Charmants", ces travailleurs le sont surtout pour les bourgeois et par opposition avec les "barbares" qui ont mis la capitale à feu et à sang pendant la Commune, parce qu'ils s'occupent bien docilement à construire (ou à reconstruire) le Paris des riches (cf. les allusions récurrentes à leur tranquillité, v.9, et à leur attitude pacifique, v. 20). Feignant de s'être rallié lui-même à l'Ordre établi, le poète supplie Vénus, devenue tenancière de bistrot, de "porte(r) aux travailleurs l'eau-de-vie / pour que leurs forces soient en paix", c'est à dire pour qu'ils se tiennent tranquilles, "en attendant le bain dans la mer, à midi", c'est à dire, métaphoriquement : le Paradis, quel qu'il soit, qu'on leur a promis. Mais ce paradis, on ne le leur offrira, bien sûr, que sous la forme d'un "paradis artificiel", celui des pauvres : l'assommoir. Enfin, l'auteur lui-même semble faire les frais de l'ironie du texte : car qui sont "les Amants dont l'âme est en couronne" sinon les privilégiés qui se lèvent tard et, parmi eux, les artistes de la bohème, le locuteur lui-même, complices par passivité du statu quo social, étant de ceux qui acceptent de se replier sur leur petit monde amoureux ?

         >>> Panorama critique et commentaire
>>> Note de lecture : Yves Reboul et Steve Murphy sur "Bonne pensée du matin"