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Chanson de la plus haute Tour (mai 1872)

     Chanson de la plus haute Tour


Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.

Je me suis dit : laisse,
Et qu'on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête
Auguste retraite.

J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.

Ainsi la Prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.

Ah! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame!
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?

Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.

 

     

     Ce poème est présenté comme une "chanson". Il en a le rythme et la familiarité de ton. La chanson, genre répandu au Moyen-âge, développait souvent un thème élégiaque et amoureux. Le motif de la tour, présent dans le titre, évoque lui aussi le style troubadour où la tour est tantôt prison de l'être aimé, tantôt cage dorée de l'amante, tantôt lieu d'où l'on guette le retour de l'aimé, etc... Dans le premier sizain, le poète se plaint d'une jeunesse gâchée "par délicatesse" (vers 2). Ernest Delahaye, un ami de Rimbaud, voit dans ce vers 2 une allusion à la "délicatesse" qui a poussé Rimbaud à rentrer à Charleville en mars 1872 pour laisser à Verlaine l'opportunité de se réconcilier avec son épouse Mathilde. Certains commentateurs trouvent cette interprétation trop réductrice, mais il faut reconnaître qu'elle aide beaucoup à préciser le sens du poème. Revenu à Charleville, l'amant malheureux s'enferme dans sa "plus haute tour" (la propriété familiale de Roche?) d'où il jette un regard rétrospectif et critique sur les mois écoulés et d'où il guette un avenir meilleur : "Ah! Que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent". Il a l'impression d'avoir été, en s'effaçant devant l'épouse légitime, trop respectueux des "bonnes mœurs" ("jeunesse / à tout asservie"), et trop prévenant à l'égard de son ami. Le second sizain raconte avec une distance ironique l'héroïque retraite à laquelle le narrateur a dû se résigner. Le troisième dresse de cet exil volontaire un bilan contradictoire : il a certes favorisé l'oubli, mais il livre le poète à "la soif malsaine". Le quatrième file une métaphore comparant le destin du poète à celui d'une prairie laissée à l'abandon. Le cinquième et dernier sizain exprime non sans ironie la compassion de l'exilé pour son ancien compagnon, qui trouve son seul secours dans la religion (à moins que ne se cache derrière ces dévotions à la "vierge Marie" tout autre chose que les dévotions mariales traditionnelles du mois de mai) !

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