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Chanson de la plus haute Tour (mai 1872)

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    Chanson de la plus haute Tour

Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.

Je me suis dit : laisse,
Et qu'on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête

Auguste retraite.

J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.

Ainsi la Prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.

Ah! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame!
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?

Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.

 


 

Lexique

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Auguste : vénérable, majestueux.

bourdon : comprendre "bourdonnement". La plupart des commentateurs soulignent que la réduction "bourdon" permet à Rimbaud de jouer sur les connotations musicales de ce mot : le bourdon désigne un son grave (celui de la plus grosse cloche d'une église qu'on utilise pour sonner le glas, celui du jeu d'orgue qui fait la basse, la basse continue de certains instruments). Sur le plan syntaxique, Pierre Brunel dans son édition des Oeuvres complètes, à la Pochothèque, page 347, propose de considérer "au bourdon" sur le même plan que "à l'oubli", comme complément du participe "livrée".

 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

délicatesse
        
Dans l'édition Rimbaud de Suzanne Bernard et André Guyaux, Garnier, 1983, Suzanne Bernard écrit à propos de ce mot : "Delahaye fait remarquer que Rimbaud a compromis sa carrière littéraire en revenant à Charleville pour permettre une réconciliation entre Verlaine et sa femme" (p.438). Pierre Brunel dans son édition des Oeuvres complètes, à la Pochothèque, rapporte cette clé possible tout en en relativisant l'intérêt : "Interprétation biographique réductrice. Il s'agit plus généralement de la délicatesse qui l'a empêché de secouer tous les jougs" (p.346).

Deuxième sizain :
          Les commentateurs notent la présence dans ce poème, et notamment dans cette strophe, d'un vocabulaire spiritualiste ("plus hautes joies"; "auguste retraite") et du thème mystique de l'adieu au monde. Mais la résignation qui s'y exprime est-elle littéraire (renoncement à l'ambition littéraire, selon Izambart), éthico-religieuse (Antoine Adam et Yves Bonnefoy ont tendance à voir dans ces poèmes un retour vers la religion), ou ironique et circonstancielle (renoncement à voir Verlaine ... pendant quelque temps : selon Ernest Delahaye, en effet, ce second sizain pourrait fort bien décrire l'état d'esprit de Rimbaud au moment où il quitte Paris, en mars 72, pour permettre à Verlaine de se rapprocher de sa femme Mathilde et de sauver son ménage chancelant : voir note précédente)? Sans répondre de façon très claire à ces questions, Étiemble a eu le mérite, croyons-nous, de faire apparaître de façon convaincante la dimension parodique du texte.
          Dans son article sur Les Chansons spirituelles (op. cit.), Étiemble a montré la présence dans les "romances" de mai-juin 1872 du vocabulaire et du rythme de certains poèmes d'inspiration religieuse, tels ceux de Marguerite de Navarre et Madame Guyon (femmes de lettres des XVI° et XVII° siècles). Selon lui, Rimbaud aurait pu les connaître et chercher à les imiter : "Telles sont les aventures, mésaventures, métamorphoses des chansons spirituelles, lorsque l'enfant Rimbaud, quelques mois durant, s'y exerce, ou s'y amuse : il leur emprunte un thème : l'adieu au monde; un mètre : le pentasyllabe, mais se dégage de toute inspiration religieuse, parfois même hasarde quelque allusion obscène selon la morale chrétienne, ou impie selon la théologie catholique [...] (op. cit. p. 45-46)
          Pour sa démonstration, Étiemble tire argument de l'expression "chansons spirituelles" dans ce quatrain de Bannières de mai

Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali.
Mais des chansons spirituelles
Voltigent parmi les groseilles.

            Il note l'existence d'une très ancienne tradition consistant à transformer en cantiques spirituels des chansons profanes, en conservant soit les rimes, soit l'organisation strophique de l'original et en ne changeant que les mots devant être modifiés pour donner un sens religieux à une chanson d'amour charnel. 
            "Or, parmi les thèmes les plus souvent traités dans ces chansons spirituelles, ajoute-t-il, il faut compter celui de l'adieu au monde profane, ce monde que célébraient, parfois lascivement, parfois grossièrement, les modèles remployés. Ainsi, dans la neuvième des chansons spirituelles de Marguerite de Navarre : 

Mais là où Péché abonde
Grâce a surabondé;
Là mon espoir j'ai fondé
En disant adieu au monde.

               ou encore dans la chanson 20 :

 A Dieu, pour tout jamais, A Dieu

               Quand il explique dans Alchimie du verbe la genèse de la Chanson de la plus haute tour, Rimbaud confesse : "Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances." Pour ne pas voir là une chanson spirituelle au sens propre de ce mot, il faut évidemment être plus aveugle qu'un axolotl." (op. cit. p.32).

 

Cinquième sizain :
          Polémiquant avec M.A. Ruff, auteur d'un Rimbaud dans la collection Connaissance des lettres (Hatier, 1968), Antoine Fongaro (op. cit. p.59) conteste son :
           "commentaire abracadabrant de la dernière strophe de Chanson de la plus haute tour. Il écrit (p.136) : "Les mille veuvages sont évidemment les illusions qu'il emportait avec lui à Paris et dont son âme est veuve, en effet". Mais non ! le texte est limpide : "Ah ! mille veuvages / De la si pauvre âme", ce sont les "veuvages" de Verlaine; Verlaine est "la pauvre âme", et dans Délires I très précisément la "Vierge folle" déclare : "Je suis veuve...
J'étais veuve ... − mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis ". Il est inutile de rappeler les lamentations sempiternelles de Verlaine sur son ménage brisé. Il est inutile de rappeler que Verlaine lui-même s'est appelé "veuf" après la séparation d'avec sa femme (cf. Un veuf parle; cf. Mémoires d'un veuf, etc.). Je me bornerai à souligner l'emploi sarcastique, typiquement rimbaldien, du nombre cardinal excessif : "mille veuvages"; Rimbaud ricane (cf. Vagabonds : "je répondais en ricanant à ce satanique docteur") dans son mépris pour les pleurnicheries de Verlaine (cf. "chagrin idiot" dans Vagabonds). A partir de là s'expliquent très bien les quatre derniers vers de la strophe [5] .
          M. Ruff se demande (p.136) : "Mais que viennent faire ici "la Notre-Dame" et la Vierge Marie?". C'est tout simplement Rimbaud qui continue ses sarcasmes contre le catholicisme résiduel et tenace de Verlaine. Il suffira de citer ici l'antépénultième strophe de Birds in the night, poème que Verlaine a daté : "Bruxelles-Londres, septembre-octobre 1872".

     Par instants je suis le pauvre navire
     Qui court démâté parmi la tempête,
     Et ne voyant pas Notre-Dame luire
     Pour l'engouffrement en priant s'apprête."

          Dans son ouvrage Sur les derniers vers, Douze lectures de Rimbaud, L'Harmattan, p.134, Bernard Meyer commente ainsi cette strophe 5 : "On remarque que plusieurs termes et expressions du sizain se retrouvent (ou sont évoqués) dans Délires I (Une saison en enfer) où une vierge folle, habituellement identifiée à Verlaine, parle de ses rapports avec l'époux infernal, ordinairement identifié à Rimbaud lui-même. Le titre comporte le mot vierge  (sans majuscule, il est vrai); puis on lit "Je suis veuve ... - J'étais veuve ..." et : "souvent, il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme." ; "Quoique ce ne soit guère ragoûtant ..., chère âme." D'autre part, le maniérisme particulier de "la si pauvre" et de "la Notre-Dame" évoque le style verlainien, et la fin de la strophe, comme l'a noté Delahaye (Édition de Suzanne Bernard et André Guyaux, p.439), reprend partiellement deux vers, également pentasyllabiques, de Verlaine : "La mer sur qui prie / La Vierge Marie". Il semblerait que Rimbaud ait joué ici au ventriloque. Par l'imitation sarcastique de thèmes et de résonances, il s'est ingénié à singer son compagnon d'enfer, à faire entendre sa voix geignarde de bigot. Il a écrit, avec une ironie féroce, du faux-Verlaine". Cette interprétation n'est apparemment pas acceptée par Pierre Brunel qui écrit, dans son édition de 1999 (Rimbaud, Oeuvres complètes, à la Pochothèque) : "Rimbaud met en place une imagerie, celle du prisonnier de la tour, qui n'a pour recours que l'image de la Vierge". Ce commentateur semble donc plutôt d'accord avec Yves Bonnefoy qui, dans son Rimbaud par lui-même (Éditions du Seuil, 1961), écrivait : "En mai ou juin 1872, il se tourne à nouveau, dans son désarroi, vers la religion de son enfance. Cela n'est pas douteux" (p.82) 

 


 

Commentaire

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À propos du titre : le genre de la "chanson".         
          Ce poème est présenté comme une "chanson". La chanson, genre répandu au Moyen-âge, n'est pas à proprement parler une "forme fixe" de la poésie, mais elle se reconnaît à sa simplicité de ton et à certaines caractéristiques de style. Les romantiques, très friands d'atmosphères médiévales, les Parnassiens et Verlaine notamment, en ont repris la tradition. Le poème de Rimbaud est tout à fait conforme au genre de la chanson annoncé par le titre. On notera :

  • les vers courts (pentasyllabes) qui lui donnent une allure de ritournelle

  • le retour final du premier sizain (effet de refrain)

  • le détachement par la versification (distiques à rime plate en position finale : ababcc) et la syntaxe des deux derniers vers de chaque sizain (autre effet de retour, refrain purement rythmique en quelque sorte). Dans la "Chanson de la plus haute tour", comme dans certaines chansons de Ronsard (ou du moyen âge), la syntaxe permet à plusieurs reprises d'isoler le distique final (Ah que le temps vienne/ Où les coeurs s'éprennent ; Est-ce que l'on prie / La Vierge Marie). Quand la syntaxe ne permet pas clairement ce détachement, Rimbaud place des points à la fin du quatrain, contre toute logique syntaxique, afin d'obtenir sur le plan visuel le même effet. Ainsi fait-il devant "Que rien ne t'arrête / Auguste retraite" et "Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines". Le but est évidemment de serrer au plus près le modèle rythmique de la chanson : couplet + refrain.

  • le thème élégiaque de la jeunesse gâchée (qui rappelle immédiatement le poète François Villon : "Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j'ay plus qu'autre gallé ..."). 

  • le motif de la tour, présent dans le titre, évoque lui aussi la chanson de style troubadour où la tour est prison de l'être aimé ("Le prisonnier de la tour s'est tué ce matin / Grand-mère, nous n'irons plus à la messe jamais ..." chanson traditionnelle); cage dorée de l'amante ("Mes longs cheveux descendent jusqu'au seuil de la tour ... " Pelléas et Mélisande), lieu d'où l'on guette le retour de l'aimé ("Madame à sa tour monte / Si haut qu'elle peut monter ..." Chanson de Marlborough).

Premier sizain (et refrain) : ritournelle élégiaque pour une jeunesse gâchée.
          En poésie, le style élégiaque est celui de la plainte (élégie). Dans ce sizain, le poète se plaint d'avoir "perdu sa vie". On peut discerner dans le texte trois explications de ce sentiment d'échec. Premièrement, le poète a gaspillé sa "jeunesse" à ne rien faire, ou du moins rien de satisfaisant ("oisive jeunesse"). Par "jeunesse", il faut entendre en principe l'âge qui suit l'enfance et qui la sépare de la maturité, donc si on rapporte l'expression à ce que nous savons de la vie de Rimbaud la période récente de sa vie. Il faut semble-t-il comprendre que le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème allant d'août 70 à mai 72 : tout cela n'a mené à rien. Deuxièmement, le poète a le sentiment d'avoir été vaincu par des contraintes pesant sur lui ("à tout asservie"). Quelles contraintes? A ce stade on en est réduit à des hypothèses. Les contraintes qu'on s'impose à soi-même, les passions que l'on sert, pour Rimbaud sa poésie, son projet de "se faire voyant", de travailler au "dérèglement raisonné de tous les sens"? Ou celles que la société nous impose : la morale, la religion, le travail...? Troisièmement, le poète croit avoir échoué "par délicatesse", ce qui peut vouloir dire : par un excès de sensibilité (être délicat au sens de "raffiné", "difficile à contenter"; poète trop ambitieux, il se serait fixé des objectifs hors d'atteinte) ou par un excès d'attention à autrui (être délicat envers les autres). Ernest Delahaye, un ami de Rimbaud, voit dans ce vers 2 une allusion à la "délicatesse" qui a poussé Rimbaud à rentrer à Charleville en mars 1872 pour laisser à Verlaine l'opportunité de se réconcilier avec son épouse Mathilde. Certains commentateurs trouvent cette interprétation trop réductrice, mais il faut reconnaître qu'elle aide beaucoup à préciser le sens du poème. Revenu à Charleville, l'amant malheureux s'enferme dans sa "plus haute tour" (la propriété familiale de Roche?) d'où il jette un regard rétrospectif et critique sur les mois écoulés et d'où il guette un avenir meilleur : "Ah! Que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent". Il a l'impression d'avoir été, en s'effaçant devant l'épouse légitime, trop respectueux des "bonnes mœurs" ("à tout asservie"), et trop prévenant à l'égard de son ami ("par délicatesse"). Déplorant de façon quelque peu hyperbolique sa "vie" perdue (à 17 ans!), le poète exprime malgré tout un espoir : une attente de retrouvailles peut-être ("que le temps vienne"), voire car la formule est volontairement ambiguë d'un nouvel et véritable amour ("où les coeurs s'éprennent"). On peut certes préférer tirer le texte vers l'abstraction généralisante et le symbole politico-métaphysique (le souhait d'un monde qui serait tout amour). C'est précisément l'effet de sens escompté par Rimbaud qui recherche en permanence cet entre-deux.

Deuxième sizain : récit de l' "auguste retraite".
         
Celui qui s'exprime à la première personne dans le poème raconte comment il a fait retraite (la "retraite" signifie ici l'action de se retirer) et insiste sur le caractère radical et désintéressé du sacrifice consenti. La "clé-Delahaye" est à nouveau d'un grand secours : ce second sizain pourrait fort bien décrire l'état d'esprit de Rimbaud au moment où il quitte Paris, en mars 72. Le premier vers dit la résignation : "je me suis dit : laisse". Le second semble signifier la discrétion : "Et qu'on ne te voie" (qu'on ne te voie plus); "on" désigne Verlaine ou plus généralement les gens qu'il a connus à Paris; autrement dit, Rimbaud prend la décision de se soustraire à la vue de son ancien compagnon. Le troisième et le quatrième ajoutent l'absence totale de conditions ou de compensations, la gratuité de ce renoncement : "Et sans la promesse / De plus hautes joies". On ne lui a fait, en contrepartie de son sacrifice, aucune promesse. Le distique final semble rapporter la détermination, le courage, qui accompagnèrent cette décision : "Que rien ne t'arrête / Auguste retraite". C'est par de tels mots que le jeune homme s'encourageait à la fermeté, rien ne devait l'arrêter sur la voie de l'exil volontaire qu'il avait choisie. L'adjectif "auguste" signifie "noble"; il appartient au vocabulaire de l'épopée et de la tragédie classique, si bien que son emploi ici ne peut être qu'ironique. Rimbaud sourit du portrait un peu trop héroïque qu'il fait de lui-même en cette circonstance.

Troisième sizain : bilan de la "patience".
         
"Faire patience" signifie d'abord patienter. Rimbaud patiente, comme "on" le lui a sans doute demandé. Mais on ne dit pas habituellement "faire patience" : l'expression semble calquée sur faire pénitence et on peut entendre encore dans le mot patience le sens étymologique latin de supporter, souffrir. C'est tout le talent habituel de Rimbaud pour exploiter simultanément les différentes nuances de sens d'un mot : ici, l'attente, la faute, la souffrance. Cette trop longue attente a eu pour le poète deux effets contradictoires, l'un plutôt positif : l'oubli (positif pour lui, peut-être pas pour celui qu'il oublie), l'autre négatif : "la soif malsaine". Il oublie, précise le vers suivant, ses "craintes" et ses "souffrances", c'est à dire toutes les épines de sa vie antérieure. Cependant, il est assailli par "la soif malsaine" : métaphore généralisante derrière laquelle on peut deviner toutes les sortes de manques, manque d'amour, désir sexuel, penchant pour l'alcool... Le groupe verbal "obscurcit mes veines" tend à situer au niveau du corps la souffrance actuelle plutôt que dans un sentiment plus spirituel de solitude ou de désespoir. 

Quatrième sizain : comparaison bucolique.
         
Le poète compare maintenant sa situation actuelle à celle d'une prairie laissée à "l'oubli", c'est à dire à l'abandon, et "livrée [...] / Au bourdon farouche / De cent sales mouches", c'est-à-dire métaphoriquement aux idées noires ou peut-être à la médisance de ses ennemis. La prairie à l'abandon est analogique du poète solitaire. Sans les soins de l'homme, elle se développe ("grandie", "fleurie"), dégage ses parfums printaniers ("encens") mais en se dégradant (l' "ivraie" est, dans la parabole évangélique du "bon grain et de l'ivraie", l'archétype de la mauvaise herbe). Même bilan contradictoire que celui de la "patience". Les mauvaises herbes envahissent la prairie comme la "soif malsaine" envahit le poète. La prairie devient la proie de "sales mouches" (noires) comme le poète d'un (noir) poison qui "obscurcit (ses) veines". Le "bourdon farouche / De cent sales mouches" matérialise l'humeur sombre, le désespoir, l'attraction de ce qui est bas et malsain : le "bourdon", c'est la note sombre d'un instrument de musique et c'est, bien sûr, le bourdonnement des mouches; les "sales mouches" évoquent la couleur noire; "farouche" ajoute une nuance de violence. On peut y voir aussi, dans l'optique d'une interprétation biographisante, la représentation métaphorique des médisants dont le poète est la cible, auxquels on a donné satisfaction en l'exilant et auxquels son exil laisse le champ libre. Nous avons là une métaphore filée d'inspiration bucolique, très classique, sauf peut-être dans le réalisme quelque peu trivial du dernier vers et dans la syntaxe toujours très elliptique de Rimbaud (de quoi - par exemple - le groupe nominal "Au bourdon farouche / De cent sales mouches" est-il le complément ? comment "d'encens" peut-il compléter "fleurie"?)

Cinquième sizain : et pendant ce temps ... que devient "la si pauvre âme"?
        
  La dernière strophe (avant le retour du refrain) évoque les souffrances de l'âme. L'expression "la si pauvre âme" est fortement pathétique : "pauvre" signifie bien sûr pitoyable, l'intensif "si" accentue l'aspect mélodramatique de cet appel à la pitié. "Mille veuvages" explicite la cause de la tristesse : l'âme se sent "veuve", elle déplore la perte de "mille" êtres aimés; traduisons : toutes les séparations, les déceptions amoureuses qui l'ont affectée. Dans son désarroi, elle "n'a que l'image de la Notre-Dame" ; autrement dit : la religion, l'intercession de la Vierge Marie, sont désormais son seul recours, son seul espoir. La façon de s'exprimer est la marque d'une religiosité naïve : culte des "images" pieuses, désignation de la Vierge par l'article défini, comme on dit à la campagne pour désigner familièrement les personnes de connaissance (le Pierre, la Simone). Il est improbable que Rimbaud puisse utiliser un tel langage pour décrire sa propre souffrance. Bien plus vraisemblablement, il pense ici à Verlaine, dont il imagine la tristesse en imitant son style et ses idées. L'analyse de ce passage par Antoine Fongaro et Bernard Meyer (voir Rubrique "Interprétations") emporte la conviction (sauf sur un point : l'ironie à l'égard de Verlaine n'est pas nécessairement "féroce" comme B. Meyer l'affirme, elle peut cohabiter encore en 1872 avec une certaine tendresse). La question finale : "Est-ce que l'on prie / La Vierge Marie ?" ne se comprend à peu près que dans ce cadre d'interprétation.
       On se perd néanmoins en conjectures sur le sens précis que peut revêtir cette apostrophe masquée à Verlaine (dans laquelle l'indéfini "on" remplacerait "tu" : "Est-ce que tu pries la Vierge Marie ?").
       Rimbaud attribue-t-il par ironie l'exil forcé que lui impose Verlaine à un remords de type religieux de la part de ce dernier? À un sens du "péché" qui imposerait, en guise de pénitence, d'adresser des prières à la Vierge Marie ? Je relève que lorsque Stephen Dedalus, dans Portrait de l'artiste en jeune homme de James Joyce (1915), se confesse à un prêtre d'avoir commis des "péchés d'impureté", celui-ci lui déclare : "Vous êtes bien jeune, mon enfant : laissez-moi vous adjurer de renoncer à ce péché. C'est un péché terrible [...]. Priez notre mère Marie de vous venir en aide. Elle vous viendra en aide mon enfant. Priez Notre Dame chaque fois que ce péché se présentera à votre esprit." (Folio classique, n°2432, p.220-221).
       Est-ce que, ironiquement, Rimbaud demande à Verlaine s'il pense à bien prier la Sainte Vierge, en ce mois de mai qui lui est rituellement consacré, pour obtenir l'aide du ciel à la résolution de son problème. Sur l'air de dire : "si nous comptons là-dessus, nous aurons encore longtemps à "faire patience""! Le clin d'œil aux rites catholiques du mois de mai, mois par excellence des pèlerinages et des processions, est aussi vraisemblablement ce qui a inspiré le titre d'une autre des "fêtes de la patience" : Bannières de mai.
       On peut aussi, comme Bernard Meyer, y voir un aparté ironique de Rimbaud dont le sens serait : "Est-il sérieux, a-t-on idée, de nos jours, d'invoquer la Vierge?"  (Sur les derniers vers, Douze lectures de Rimbaud, L'Harmattan, p.135).
       À moins que ne se cache derrière ces dévotions à la "vierge Marie" tout autre chose que les traditions du culte marial ! Mutatis, mutandis, je me suis toujours demandé ce que voulait dire exactement Verlaine, dans une lettre datée du 24 au 28 novembre 1873 adressée à son ami Lepelletier depuis sa prison de Mons (lettre qui contient le poème intitulé Ichthus, aux évidents sous-entendus obscènes), lorsqu'il déclare : "Je fais des Cantiques à Marie (d'après le Système) et des prières de la primitive Église". De quel système s'agit-il ici ??? Si quelqu'un peut m'expliquer ...

 

À propos de l'interprétation biographique : réductrice ou pas ?
          Bernard Meyer remarque (op. cit. p.127), fort justement, que la difficulté de ce texte ne vient ni du vocabulaire, ni de la syntaxe, ni des figures de rhétorique, mais de "la discontinuité apparente de certaines propositions" (passage inattendu et non explicité d'une idée à une autre, c'est particulièrement le cas entre le quatrième et le cinquième sizain par exemple) et surtout de l'usage systématique de termes abstraits généraux (jeunesse, délicatesse, promesse, patience, craintes, souffrances, oubli, veuvages, soif) sans référence à des réalités précises (quelle soif? quel type de promesse? quelles craintes? quels veuvages ? etc...) ou de verbes sans compléments (laisse quoi?, j'oublie quoi?). L'abstraction généralisée est sans doute en premier lieu l'instrument de la pudeur. Mais c'est aussi ce qui permet d'élever l'expérience particulière du poète à cette forme très caractéristique de lyrisme métaphysique et universel adoptée par Rimbaud dans plusieurs de ses textes, où sa soif (quelle qu'elle soit!) devient toutes les soifs, où son attente devient allégorie de toutes les "patiences" doutant d'être jamais satisfaites, etc.. D'où la difficulté de l'interprétation, qui ne peut pas réduire le poème à l'anecdote qui l'a suscité, certes, mais qui peut difficilement se passer au risque de n'y rien comprendre de restituer une logique secrète que l'auteur a tenté d'estomper. Réductrice, oui. Mais pas superflue.


 

Bibliographie

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Sur les "Chansons spirituelles", par René Étiemble, dans Revue de l'Université de Bruxelles, Lectures de Rimbaud, 1/2, 1982
Repris dans Rimbaud, système solaire ou trou noir?, par Étiemble, PUF, p. 20-27, 1984. 
Deux articles de ce recueil critique traitent de Chanson de la plus haute tour : Sur une "source" ou plutôt sur un "prétexte" "intertexte" de Rimbaud (p.13-17) et, partiellement, Sur les chansons spirituelles, p. 28-46, reprise du précédent.
La Chanson de la plus haute tour est-elle une chanson ? Étude métrique et pragmatique, par Jean-Michel Gouvard, dans Parade sauvage n°10, p.45-63, juillet 1994.

Chanson de la plus haute tour, par Bernard Meyer, dans Sur les derniers vers, douze lectures de Rimbaud, pages 113-144, L'Harmattan, 1996.

La Chanson de la plus haute tour, entre poésie littéraire et chant traditionnel, par Benoît de Cornulier, dans Parade sauvage, Colloque N°4, 13-15 septembre 2002, pages 145-166, 2004.
Christophe Bataillé, "Le Plus haut Tour de la Chanson", Parade sauvage "Hommage à Steve Murphy", octobre 2008, p.492-500.
Jacques Bienvenu, "'Chanson de la plus haute Tour' ou le château romantique", Parade sauvage "Hommage à Steve Murphy", octobre 2008, p.501-513.