Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Conte

Conte (Illuminations, 1873-1875)

Conte

     Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.
     Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. Les femmes réapparurent.
     Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. Tous le suivaient.
     Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces.  La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.
     Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.
     Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe! d'un bonheur indicible, insupportable même! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.
     Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.
     La musique savante manque à notre désir.

     

     Comme tant d'autres poèmes de Rimbaud, Conte est une petite fantaisie métaphysique sur le thème du rapport tragique de l'Homme à l'Absolu.
     Un Prince, un de ceux qui auraient pourtant tout pour être heureux, est insatisfait. Dans l'espoir de hâter "l'heure du désir et de la satisfaction essentiels", il entreprend l'élimination physique de tout ce qui fait le quotidien de sa vie médiocre : femmes, courtisans, palais ... Mais ses violences n'ont pas plus d'effet que des coups d'épée dans l'eau. Survient alors un Génie merveilleux qui lui inspire un amour passionné et mortel. Mais l'extase dans l'amour et la mort se révèle pour ce qu'elle est : un faux-semblant, un rêve de poète, comme avant elle l'extase dans la destruction.
     Ce Prince, bien sûr, c'est Rimbaud lui-même, avec son ambition de "changer la vie" et toutes les chimères qu'elle lui a inspirées : Nouvel Amour, folles hécatombes, et autres "sophismes de la folie". C'est aussi, derrière Rimbaud, nous tous. Car partout et toujours nous faisons l'expérience que même "la musique savante manque à notre désir".
     Cette fable de l'échec, avec des variations, nous l'avons déjà lue chez Rimbaud, dans Le Bateau ivre, Aube, Après le Déluge, Une saison en enfer ou ailleurs. Dans sa généralité, elle est chez lui une sorte de poncif. Mais on admire l'art avec lequel il en tire toujours de nouveaux effets poétiques. Ici notamment, la parodie des Mille et une nuits, et cet humour qui le conduit à représenter sa légendaire sauvagerie iconoclaste sous les traits d'un orgueilleux et enfantin despote oriental.    

 >>>   Panorama critique et commentaire