Nous conduisons
l'analyse linéaire de ce texte avec
comme objectifs de ...
―
préciser l'interprétation proposée
(voir résumé) en tablant sur
l'homogénéité profonde de l'œuvre de Rimbaud, qui permet
souvent d'éclairer un texte par d'autres textes.
― tenter de déployer le discours implicite contenu dans les termes
utilisés :
Rimbaud, en effet, dans un souci de concision et par goût de
l'énigme, construit
généralement ses textes sur un certain nombre de formules ou mots-clés,
à valeur symbolique ou allégorique, employés secs (sans développement susceptible d'en clarifier le
sens), et dont l'entière compréhension suppose un savoir commun au
lecteur et à l'auteur.
― mettre en valeur l'art
du conteur, en soulignant tout ce qui dans ce texte excède le
pur et simple développement d'une allégorie : la précision et
le pouvoir de suggestion des choix syntaxiques et lexicaux (la
concision), l'humour (l'ingéniosité parodique,
l'auto-ironie constante qui est une marque de fabrique de
l'auteur).
Le titre annonce un genre qu'une lecture
superficielle du texte confirme : des personnages issus de l'univers
des contes de fées ou des Mille et une nuits (un prince, un
génie), des lieux conventionnels (des palais aux toits d'or), des
péripéties aboutissant à des dénouements merveilleux (des morts
qui vivent encore ou qui ressuscitent, des personnages distincts qui
finalement ne font qu'un), une structure classique d'apologue (une
situation initiale exposée par des phrases à l'imparfait, une
suite de péripéties rédigées au passé simple, une brève maxime
finale au présent de vérité générale qui a toute l'allure d'une
moralité comme on en trouve dans les fables et dans les
contes).
1° partie : l'insatisfaction
essentielle (les
motivations du Prince)
alinéa
1
Le mot
"vexé" fixe la tonalité du
texte. Une tonalité ironique. Rimbaud aurait pu écrire quelque
chose comme
: Un prince souffrait de ne s'être employé ... Mais
"vexé" connote l'orgueil puéril et peint le désir
d'absolu comme un caprice de monarque, voire une manifestation du
désir de toute puissance de l'enfance ― ce monarque étant à
l'évidence un monarque comme on en trouve dans les "petits
livres de l'enfance".
L'expression "la
perfection des générosités vulgaires" a des
allures d'oxymore; ce qui est vulgaire peut difficilement être
parfait. Tâche vaine, donc, pour un être humain, de croire pouvoir
s'accomplir dans l'exercice des "générosités
vulgaires", c'est à dire des préceptes communs de la morale :
amour du prochain, dévouement à la société, respect de la loi,
culte du travail, de la famille, de la patrie, etc.
Le pluriel "ses femmes" est une allusion humoristique au
modèle des Mille et une nuits : le "Prince" est un
sultan polygame. Mais derrière la parodie, on devine un discours
tout à fait sérieux de l'auteur sur la question des femmes.
En effet, cette première de deux phrases exposant les motivations du Prince
aborde un thème rimbaldien typique : le refus de l'amour
conventionnel, l'appel à une révolution du statut des femmes dans
la société. La coïncidence entre ce passage et nombre
de déclarations de Rimbaud nous impose d'interpréter le personnage du Prince
comme une représentation symbolique de l'auteur.
On pourra rapprocher par exemple la
première proposition ("Il
prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour") de
cette déclaration aux accents prophétiques présente dans la
lettre à Demeny : "Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand
elle vivra pour elle et par elle, l'homme, jusqu'ici abominable, ― lui
ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera
de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? ― Elle
trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ;
nous les prendrons, nous les comprendrons." ou encore de la maxime
fameuse de Délires I : "L'amour est à réinventer, on le
sait".
La seconde proposition définit les femmes
par trois substantifs.
― La "complaisance", c'est à
dire une forme dévaluée de l'amour : elles veulent bien complaire
aux hommes dans le cadre du mariage, leur obéir, leur prodiguer
leurs soins et leur pitié, sans les aimer. "Mais, ô Femme,
monceau d'entrailles, pitié douce / Tu n'es jamais la sœur de
charité, jamais" s'exclame Rimbaud dans Les Sœurs de
charité, poème où "charité" signifie "amour", "amour vrai". Le femmes
veulent être dominées, elles préfèrent complaire à des brutes
que d'établir une véritable relation fraternelle avec un homme de cœur
: "je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont,
moi, j'aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord
par des brutes sensibles comme des bûchers..." (Délires I)
― Le "ciel", c'est à dire la
piété : "Vous
crèverez en Dieu, bâtées / D'ignobles soins" lance Rimbaud
à ses Petites amoureuses. Les femmes sont aliénées par la
religion qui les cantonne aux "ignobles soins" de la
famille. Elles sont les amantes du Christ, ce qui les empêche
d'aimer les hommes (Les Premières Communions).
―
Le "luxe", c'est à dire le
goût de l'argent : "Je n'aime pas
les femmes [...] Elles ne peuvent plus que vouloir une position
assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté :
il ne reste que le froid dédain, l'aliment du mariage aujourd'hui (Délires
I). Les femmes recherchent donc avant tout la position sociale,
elles sont intéressées.
Le participe "agrémentée" dit
bien que les femmes monnayent une désagréable obéissance à
l'homme (complaisance) en échange d'une double promesse de
réussite sociale (le luxe) et de salut éternel (le ciel).
Cet alinéa résume donc parfaitement le
corps de doctrine que s'est forgé l'adolescent Rimbaud sur le
chapitre des femmes, système fondé sur un principe général
abstrait féministe au nom duquel on peut prononcer une condamnation
sans appel des femmes réelles, telles que la société les a
rendues.
André Guyaux
achève son étude de Conte (op. cit. p. 102) sur une
remarque lexicographique fort intéressante : "Le caractère
exceptionnel de ce texte, note-t-il, est reflété dans une série
de mots dont on est surpris de savoir qu'il n'y en a pas d'autre
mention dans les Illuminations". Et parmi ces mots, il
cite notamment : pouvoir, destruction, vérité, bonheur, désir.
Ce qui est en effet surprenant dans cette liste, c'est que tout
lecteur de Rimbaud y reconnaît d'emblée les notions capitales
auxquelles ne cesse de se référer l'imagination créatrice du
poète.
"Voir la vérité", c'est
satisfaire le désir de connaissance des premiers principes de
l'Être; c'est la formulation la plus directe et la plus simple de
la quête de l'Absolu dans sa dimension intellectuelle. L'
"heure du désir et de la satisfaction essentiels", c'est
la formulation la plus directe et la plus simple de la quête de
l'Absolu dans sa dimension physique, l'accession à la plénitude
des sens, la "plénitude du grand songe" disait la lettre
à Demeny du 15 mai 1871. L'adjectif "essentiels",
emprunté à la tradition philosophique, souligne l'inspiration
métaphysique de la formule (une métaphysique panthéiste et non
chrétienne).
Si ces mots-clés ne sont pas attestés
dans les Illuminations, ce n'est évidemment pas que les idées
qu'ils recouvrent en soient absentes, c'est que ces idées sont
généralement présentées d'une façon plus indirecte ou plus
masquée, à travers des métaphores, des récits allégoriques. La
quête "du désir et de la satisfaction essentiels", par exemple, c'est la poursuite de la Déesse dans
Aube. La "vérité", c'est ce que les "lettres
du voyant" appelaient l'"inconnu". Dans Après le
Déluge, c'est le secret, symbolisé par la braise que la Sorcière abrite dans son pot de
terre. Dans ce même poème, le recours à la destruction (illustré
ici par les alinéas 3,4,5) comme
passage obligé pour parvenir au bonheur (individuel et collectif)
est symbolisée par "l'idée du Déluge", etc.
Le "caractère exceptionnel du
texte" que nous étudions, c'est donc de dire en clair ce que
d'autres développent de façon plus imagée. Nous retrouvons cet
objectif de simplicité et d'universalité dans le titre choisi par
Rimbaud : "Conte", tout simplement. Conte parmi les
contes, Conte fait le choix d'un récit franchement
didactique, exprimant les idées de la façon la plus stylisée.
Remarquons en tout cas la concordance de cette analyse avec les
remarques que nous avait inspirées la phrase précédente : tout se
passe comme si nous avions là une sorte de texte-programme. Il
s'agit tout simplement du programme poétique d'Arthur Rimbaud,
tel qu'il est répété de texte en texte, sans autre évolution
qu'une coloration de plus en plus crépusculaire au fur et à mesure
que le poète se rapproche de l'âge fatidique des vingt ans (voir
son poème Vingt ans, section III de Jeunesse, et L'Éclair,
dans Une saison en enfer). Un programme poétique qui est aussi
un programme de vie, bien sûr. Rimbaud ne fait pas de différence
entre la poésie et la vie.
Une "aberration de piété"
est une
entreprise absurde relevant d'une démarche religieuse. Conscient que sa soif
d'absolu s'explique peut-être par un reste de religiosité dans sa tournure
d'esprit, le Prince décide néanmoins d'accomplir sa
quête.
Avec "il voulut",
nous rencontrons le premier passé simple du
texte. Conformément à l'usage traditionnel des temps verbaux dans
le récit, les phrases précédentes, consacrées à la
présentation du "héros" et de ses motivations, étaient rédigées à l'imparfait, temps de
l'habitude et de l'état durable. L'introduction d'un passé simple
lance l'action proprement dite et constitue ce que les grammaires du
récit appellent parfois "l'élément
perturbateur de la situation initiale". Ici, en passant de "il voulait" à
"il voulut, on franchit l'espace séparant l'expression du
désir de la décision de passer à l'action pour le
satisfaire.
Le Prince
est le type traditionnel du puissant malheureux : même celui qui a tout pour être
satisfait peut être rongé par un sentiment d'insatisfaction "essentielle".
L'expression "pouvoir humain" suggère par contraste le
type de pouvoirs que le Prince ne possède pas : ces "pouvoirs
magiques" que, d'après la Vierge folle-Verlaine, l'Époux
infernal-Rimbaud prétendait avoir (Délires I).
Mais le Prince est un des puissants de ce monde et cette puissance,
pense-t-il non sans une certaine vanité, devrait lui donner quelque
chance de s'élever au dessus du commun des mortels. Le Prince (qui
pense ici à travers la voix du narrateur) tente d'atténuer la
vanité qui imprègne ses pensées par l'usage des modalisateurs
"au moins" et "assez". Mais ce sont justement
ces précautions qui le trahissent, et qui
font sourire le lecteur. Cette dernière phrase de l'alinéa n'est là que pour
apporter cette note d'ironie.
2° partie : l'extase
dans la destruction
alinéa
2
La deuxième
partie du texte (marquée par l'usage dominant du passé simple)
commence ici. Elle est centrée autour du thème de la destruction.
Elle est constituée de quatre courts alinéas, dont les trois
premiers présentent une construction syntaxique similaire
: un premier segment de phrase décrivant un acte de destruction (destruction
des femmes, des courtisans, des richesses); un tiret indiquant l'opposition;
un
deuxième segment indiquant l'innocuité de l'action entreprise. La
quatrième phrase apporte une sorte de dénouement.
Comme Schahriar, le monarque des Mille et une nuits,
amant de Shéhérazade, le Prince de Conte fait assassiner
ses petites amoureuses : le verbe connaître est utilisé "au
sens biblique" (les femmes qui l'avaient charnellement
"connu"). La deuxième phrase commente les massacres d'un
délicieux euphémisme, évoquant (dit Pierre Brunel) les
métaphores de la lyrique orientale, et qui ne manque pas d'ironie.
Les deux phrases suivantes évoquent avec humour la toute puissance
du despote oriental : ses victimes lui rendent grâce jusque dans le
supplice, contrairement à Schahriar il ne prend pas la peine de
"commander" (usage ironique du vocabulaire du pouvoir et du commerce) de
nouvelles femmes. Enfin, par un coup de théâtre merveilleux bien
dans le goût des contes de fées, le dénouement de la péripétie
nous apprend que les femmes sont ressuscitées. Un fort parfum
d'irréalité se dégage de cette histoire. C'est que, comme nous
l'avons dit, le Prince est l'image de Rimbaud et ses actions ne
pèsent pas plus que les paroles du poète : des mots, des mots, des
mots. Et si ses courtisanes bénissent la main qui les met à mort,
c'est qu'elles savent que les poètes n'ont pas de mains (cf.
Rimbaud : "Quel siècle à mains! ―
Je
n'aurai jamais ma main!" (Mauvais sang)).
alinéa
3
Même structure que l'alinéa
précédent. Toutefois, le
remplacement du passé simple par l'imparfait dans la deuxième
phrase (à droite du tiret) produit un intéressant effet expressif. Dans le verset
précédent, le lecteur avait le sentiment d'actions successives (la
seconde annulait la première, mais la première avait bien eu lieu,
les femmes avaient été d'abord tuées pour ensuite ressusciter ou
être remplacées par d'autres); ici, conséquence du double
imparfait, les deux actions paraissent
simultanées : l'acte de tuer est frappé d'irréalité comme s'il
n'avait été réalisé qu'en rêve. Par une infime et savante manipulation des
temps verbaux, Rimbaud suggère de nouveau que la poésie est une
arme bien décevante, que les
violences des poètes (on pense à des poèmes comme Démocratie,
Qu'est-ce pour nous mon cœur que les nappes de sang...,
etc.) traversent la réalité sans lui faire la
moindre écorchure. Comme le prince, le poète se meut dans le
virtuel. C'est le deuil de la "poésie objective"
annoncée par la lettre à Demeny.
alinéa
4
La
litanie des meurtres suit une gradation. Après avoir fait tuer ses
femmes (elles "furent assassinées"), le Prince tue en
personne ses courtisans ("il tua"). Maintenant, la folie
criminelle tourne au plaisir sadique ("il s'amusa à
égorger") et à la fureur ("il se ruait"). La
violence du Prince s'exacerbe à mesure qu'il prend conscience de
son impuissance. L'alinéa propose le même effet d'opposition que
les précédents, avec le même sens. On remarquera le soin
rhétorique tout classique apporté par Rimbaud à une construction
en miroir des deux parties en opposition de part et d'autre du tiret
: reprise en ordre inversé des trois cibles de la fureur du
Prince.
On remarquera encore le rigoureux
parallélisme syntaxique ménagé par l'auteur entre les deuxième,
troisième et quatrième alinéas : même organisation binaire du
paragraphe de part et d'autre du tiret, reprise anaphorique de la
séquence "il + verbe au passé simple" en tête des
alinéas 3 et 4 (et à l'intérieur des alinéas 2,3,4). Commentant
cet effet dans son Art de Rimbaud (José Corti, 2004, page
324), Michel Murat conclut : "Rimbaud superpose à la
"forme simple" du récit, qui demeure visible dans sa
linéarité, une périodicité qui l'attire du côté du
poème."
alinéa
5
Ce verset constitue le dénouement, en forme d'échec, de cette
partie du texte.
En ponctuant d'un point d'exclamation sa
phrase interrogative ("Peut-on s'extasier dans la destruction,
se rajeunir par la cruauté!"), Rimbaud montre bien qu'il
s'agit d'une interrogation rhétorique, c'est à dire d'une question
qui n'attend pas de réponse, une question qui contient sa réponse.
Cette réponse est "non". Elle découle logiquement de
l'échec mis en scène dans les trois phrases précédentes. Comme
le "Déluge" d'Après le Déluge, entreprise de
destruction décidée par Dieu pour régénérer les hommes, la
campagne de destructions massives conçue par le Prince-poète pour
faire table rase des générosités vulgaires et des amours
complaisantes n'a servi à rien, et tout est à recommencer.
La solitude du tyran dans cette tâche sans
fin est jumelle de la solitude du poète. Mais Rimbaud n'a pas
l'intention de faire du pathos. "Personne n'offrit le concours
de ses vues" conclut le narrateur en style amphigourique de
cabinet ministériel. Comment le peuple ou les conseillers du Prince
auraient-ils pu répondre à une question sans réponse ? Comment
auraient-ils pu s'enhardir à donner un avis négatif, un conseil de
modération, connaissant les méthodes expéditives du potentat
?
Ce n'est pas sans une certaine dose
d'auto-ironie que Rimbaud compare ici implicitement sa brutalité
légendaire, son fanatisme iconoclaste et sa solitude, à celles
d'un despote de conte oriental. Je verrais volontiers dans ce poème
une version comique de Honte ou du Prologue de la Saison
en enfer (qui, par parenthèse, présente une structure
comparable à la partie de texte que nous venons de commenter).
En tout cas, la parodie est amusante et, en
bon fabuliste, jamais Rimbaud ne sacrifie les virtualités
narratives de son sujet au traitement abstrait de l'allégorie.
On a même ici un exemple de développement
où Rimbaud semble oublier l'allégorie : "se rajeunir par la
cruauté". Le Prince serait-il donc un vieil homme cherchant à
découvrir un élixir de jouvence ? Cette idée ne "colle"
plus guère avec l'équation : le Prince = Rimbaud. Sauf
qu'on peut retrouver dans cette formule le mythe de Faust (comme le
suggère Pierre Brunel) et, par là, retomber sur le thème du
"voyant", "suprême savant", "grand
maudit", alchimiste du verbe, etc.
3° partie : l'extase
dans l'autodestruction.
alinéa
6
-
Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une
beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de
son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et
complexe! d'un bonheur indicible, insupportable même!
Ultime péripétie du conte,
la rencontre avec le Génie est celle qui présente le plus de
difficultés d'interprétation. La plus controversée en tout cas.
Mais beaucoup de cette difficulté tombe, nous semble-t-il, si on
admet que Rimbaud ait pu combiner dans cette figure du Génie deux
valeurs symboliques distinctes (mais réunies dans son expérience
personnelle). D'une part : une représentation idéalisée de
l'homosexualité; d'autre part, une allégorie du génie poétique.
Le choix d'un être surnaturel de genre
masculin, "d'une ineffable beauté", pour symboliser
"la promesse d'un amour multiple et complexe" ne peut pas
avoir été fait au hasard. Il éveille immanquablement chez le
lecteur rimbaldien l'idée de l'homosexualité. La présence de
l'adjectif "inavouable" comme épithète de
"beauté" ne peut que le conforter dans cette intuition.
L'argumentation de Pierre Brunel à l'appui d'une telle
interprétation, s'appuyant sur l'intertexte des Sœurs de
charité (voir rubrique "interprétations") emporte
l'adhésion, ainsi que sa glose sur l'expression "santé
essentielle" :
"euphémisme pour
désigner l'union amoureuse, cette petite mort qui va se confondre
avec la mort" (op. cit. p.109).
Cependant, nous ne suivons pas Pierre
Brunel, quand il semble estimer que cette lecture exclut la lecture
traditionnelle de Conte à partir de la problématique
rimbaldienne de la poésie et de la thématique du "grand
échec", comme dit Albert Henry. Rimbaud ne pouvait pas ignorer
l'équivoque qui se créerait obligatoirement dans l'esprit du
lecteur entre deux sens du mot génie : 1/ être surnaturel, 2/
personne aux facultés exceptionnelles. S'il n'a pas interdit cette
équivoque, c'est qu'il l'a souhaitée. C'est pourquoi il nous
paraît intéressant de voir aussi dans la rencontre avec le Génie
de Conte la rencontre de Rimbaud avec son propre génie
poétique. Les deux interprétations sont d'autant moins
contradictoires que c'est dans un même texte, la lettre à Demeny
dite "du voyant", à un même moment de sa vie, mai 1871,
que Rimbaud exprime pour la première fois l'objectif de "se
faire voyant", d'arriver "à l'inconnu", par "un
long immense et raisonné dérèglement de tous les sens"
(formules dont on a un écho dans "voir la vérité" au
premier alinéa) et l'objectif d'expérimenter "toutes les
formes de l'amour". Pour Rimbaud, la poésie et la vie, la
poésie et l'amour, l'invention d'une poésie nouvelle et
l'expérimentation d'une sexualité différente ne sont qu'une seule
et même quête. Aussi, lorsqu'il sanctionne l'échec des premiers,
il entend aussi l'échec des seconds. La critique qu'il adresse à
son projet poétique est la même que celle qu'il réserve à son
programme amoureux : tous avaient l'inconsistance du
rêve.
La distance de l'auteur à l'égard de la
rencontre amoureuse relatée par le texte s'entend, dès ce début
d'alinéa, dans une rhétorique trop insistante pour ne pas être
chargée d'ironie. Observer : la multiplication des adjectifs à valeur
superlative, leur ressemblance grammaticale et phonétique
(préfixes -in; suffixes en -ible et en -able), leur redondance
sémantique (ineffable est un synonyme pur d'indicible), leur
disposition binaire assortie d'une formule de surenchère identique
(inavouable même / insupportable même). On y a vu une volonté de
Rimbaud de se moquer de lui-même, de se moquer du temps où il
employait volontiers ce genre d'adjectifs pour présenter de façon
"ronflante" et sur un ton épique les audaces de son
projet poétique : "Qu'il crève (le Poète) dans son
bondissement parmi les choses inouïes et innommables:
viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les
horizons où l'autre s'est affaissé" (lettre à Demeny du 15
mai 1871).
Mais c'est surtout dans le dénouement de
l'épisode (alinéa 7) que s'opérera la distanciation critique.
Le 6° alinéa de Conte s'achève
sur le développement d'un thème romanesque classique : l'amour
jusqu'à la mort.
La phrase initiale évoque l'étreinte
amoureuse du Prince et du Génie. Comme l'indique opportunément
Pierre Brunel, l'expression "santé essentielle" "a tout d'un euphémisme pour
désigner l'union amoureuse, cette petite mort qui va se confondre
avec la mort" (op. cit. p.109). Pour Rimbaud, la pulsion
sexuelle, la libido, est l'expression même de la force
vitale.
Dans une certaine tradition mystique de l'amour,
la mort concertée des amants apparaît comme l'unique moyen d'éterniser
l'extase d'un moment, de préserver de l'usure du temps ce que
Rimbaud appelait au début du texte "l'heure du
désir et de la satisfaction essentiels". Cette idée
se combine parfois avec la présentation de l'étreinte amoureuse
comme un combat mortel. Rimbaud reprend clairement à son compte
cette mystique de "l'amour à mort" dans une phrase qui
n'est pas sans avoir intrigué les commentateurs.
Il s'agit d'une tournure interro-négative
(rhétorique), qui frappe par le décalage entre la construction
attendue et la forme légèrement insolite de la phrase réelle :
"Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ?", alors qu'on
aurait attendu plutôt : "Comment auraient-ils pu ne pas en
mourir ?" Or, à y regarder de près, ces deux phrases presque
identiques ont des sens totalement différents, inverses même. La
phrase spontanément attendue signifie : "Comment auraient-ils
pu éviter d'en mourir ?" (stéréotype de l'amour fatal); celle de Rimbaud veut dire :
"Comment pouvaient-ils craindre de ne pas en mourir?"
C'est donc l'idée d'une mort désirée (voir dans la rubrique
"interprétations" la glose de Sergio Sacchi sur ce
point). Dans
la dernière phrase, la connotation apportée par l'adverbe
"ensemble" (idée implicite d'un dessein commun, d'une mort
concertée) confirme cette lecture.
De même que la rencontre du Prince et du
Génie pouvait être interprétée comme celle de Rimbaud avec sa
vocation poétique, de même, le désir de mort dans lequel le prince accomplit
et magnifie son amour pour le Génie peut être comparé avec
l'exaltation d'une mort poétique, d'une mort-fusion avec la Nature,
conjuguant intimement Éros et Thanatos, qui ne cesse de s'exprimer
chez Rimbaud et où un psychanalyste reconnaîtrait sans doute un
désir inconscient de régression vers l'état fœtal et d'union
incestueuse avec la mère. Le thème parcourt toute l'œuvre, d'Ophélie
à Comédie de la soif en passant par Le Dormeur du val
et Le Bateau ivre. Citons seulement les derniers vers de Comédie
de la Soif : "Mais fondre où fond ce nuage sans guide, / ― Oh! favorisé de ce qui est frais! /
Expirer en ces violettes humides / Dont les aurores chargent ces
forêts ?" On voit dans cet extrait que l'auteur désire
ardemment mourir ― comme Ophélie dans son "long fleuve
noir", comme le soldat dans son "petit val qui mousse de
rayons", comme le "bateau ivre" dans le "Poème
de la mer" ― en se fondant dans une
nature humide ou liquide. Il aimerait éterniser la sensation présente dans un
anéantissement par dissolution qui célèbrerait ses noces
cosmiques. Au reste, et dès la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud a
toujours présenté son engagement en poésie comme un choix dont
les conséquences pouvaient (devaient ?) se révéler fatales (cf. le passage
déjà cité : "Qu'il crève dans son
bondissement ... etc."). Prophétie dont Alchimie du verbe
constate la réalisation : "J'étais mûr pour le trépas
...". En conclusion, l'interprétation de
l'allégorie du poème par l'aventure poétique de Rimbaud rend
compte aussi bien de son dénouement tragique qu'elle nous avait
paru pouvoir rendre compte de son éblouissement initial.
alinéa
7
La conjonction
d'opposition par laquelle débute ce verset joue exactement le
même rôle que les tirets dans les alinéas 2,3,4. Elle introduit
un énoncé rendant caduc l'énoncé précédent. L'anéantissement
mutuel du Prince et du Génie n'a pas eu lieu. Ou, du moins, il n'a
eu lieu que dans l'imagination du Prince, sans incidence sur le
monde réel.
En effet, l'alinéa nous apprend que ce
Prince, que nous croyions mort dans une romantique transe amoureuse,
est en fait décédé "dans son palais, à un âge
ordinaire". Le choix du verbe "décéder" n'est pas
dû au hasard. Il appartient au vocabulaire officiel, administratif,
soutenu, de la mort. Il indique une mort normalisée, une mort dans
la société. Il est l'équivalent de l'adjectif
"ordinaire" appliqué à l'âge du défunt.
Les phrases suivantes se signalent par leur
disposition en miroir : on répète en fait les mêmes termes mais
dans l'ordre inverse (André Guyaux, op. cit. p. 101, nous apprend
que la rhétorique appelle ce procédé du nom
d'"antimétabole"). La redondance renforce l'affirmation
inattendue selon laquelle le Prince et le Génie ne formaient qu'une
seule et même personne. Quel sens donner à cette identité?
Conformément à notre commentaire sur l'alinéa précédent, le
Génie pourrait être compris comme une créature imaginaire forgée
par le Prince pour assouvir en rêve son aspiration à un nouvel
amour. Mais si l'identité est si complète, c'est aussi tout
simplement, que ce Génie n'était rien d'autre, comme le dit
Suzanne Bernard, que " la partie idéale,
"géniale", de lui-même" sur laquelle Rimbaud
avait cru pouvoir compter pour lui ouvrir les portes de l'inconnu,
d'une nouvelle poésie, d'un nouvel amour, du "grand songe". Or, cette partie de
lui-même est morte, le jour où il a pris conscience du caractère
utopique de ces ambitions. Nous ne proposerons pas une date pour
cette découverte. Dans un sens, Rimbaud a toujours su, bien avant Une
saison en enfer, et on peut dire qu'il n'a jamais cessé de
raconter l'histoire de cet échec.
alinéa 8
Moralité
La dernière phrase du texte a toutes les apparences formelles d'une
moralité, comme on en trouve dans certaines fables et dans certains
contes. Une allure brève de maxime. Des marqueurs de
généralisation :
- le présent de vérité générale
(autrement appelé : "présent gnomique"),
- l'apparition de la première personne du
pluriel ("notre") indiquant la volonté d'extension à
l'espèce (humaine) de la "leçon" dégagée de
l'histoire,
- un effet de bouclage (la reprise du mot
"désir" déjà présent dans le premier alinéa).
Les commentateurs ont souligné, parfois de
façon excessive, l'élément d'étrangeté apporté par le sujet de
la phrase : la "musique savante". Ce thème inattendu leur
donne l'impression d'un énoncé détaché du texte, sans rapport
avec le texte. La phrase est certes, au premier abord, insolite.
Encore faut-il ajouter que l'insolite est de règle dans ce qu'on
appelle une "chute" (chute d'un sonnet, chute d'une
nouvelle). Rimbaud force sans doute le disparate, selon son
habitude, mais il ne fait au fond qu'appliquer au poème en prose
une règle de composition que l'on retrouve dans toutes les formes
courtes.
Par ailleurs, le sens de cette formule
conclusive ne fait guère problème, et il résume parfaitement
l'idée générale se dégageant de la fable. Disons que dans le
couple "musique savante" le mot le plus important est peut
être l'adjectif. Cela signifie : la science, l'ingéniosité,
l'intelligence humaines "manqu(ent) à notre désir".
C'est à dire : ne suffisent jamais à combler le sentiment de
manque (d'un manque "essentiel") qui se manifeste dans nos
désirs. Or ce qui est vrai de l'activité humaine en général est
vrai a fortiori de la création artistique, dont la Musique est ici
le symbole, et bien sûr aussi de la Poésie. La Poésie n'est-elle
pas elle-même une savante musique, et le poète "un
musicien" ? Confer Vies II : "Je suis un inventeur
bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé; un
musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de
l'amour". Art par excellence, le
plus voluptueux, le plus propre peut-être à provoquer chez l'homme
les ravissements de l'extase, le plus abstrait aussi et à ce titre
celui qui résume le mieux la capacité de l'artiste à se libérer
des apparences, à jongler avec elles, à déconstruire et
reconstruire le monde à sa fantaisie, la Musique (même sous sa forme la
plus "savante", la plus élaborée) n'échappe pas à la
loi. La "musique savante" fonctionne donc dans cet
énoncé comme un symbole de l'Art, et plus généralement de toute
activité déployée par l'homme en vue de satisfaire son aspiration
illusoire à la vérité et au bonheur.
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