Conte (Illuminations, 1873-1875)

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Conte

     Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.
      Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles.   Les femmes réapparurent.
     Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations Tous le suivaient.
     Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces.  La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.
     Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.
     Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe! d'un bonheur indicible, insupportable même! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.
     Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.
     La musique savante manque à notre désir.

 

 

Lexique

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libations : festins accompagnés de beuveries.

 

 


 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.


Toutes les femmes
:
     Dans l'édition de la Pochothèque (qui nous sert de référence pour la présentation des textes, voir notre page "mode d'emploi"), Pierre Brunel place un tiret devant "Toutes les femmes". Nous ne le suivons pas sur ce point, considérant ― avec Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Corti 2002, p.338 ― que le signe observable sur le manuscrit à cet endroit "est plus vraisemblablement un trait de plume".

 

Quel saccage du jardin de la beauté ! :
     Pierre Brunel (op. cit. p.113) fait remarquer la distance que révèlent certains commentaires du narrateur : "La distance prise par le narrateur implicite à l'égard du Prince ainsi mis en scène, ou du moins mis en conte, est exprimée par un signe de ponctuation qui n'a rien d'insignifiant, une "ponctuation émotive" pour reprendre l'expression de Philippe Hamon (op. cit p.456). Dès sa première apparition dans le texte, le point d'exclamation donne son inflexion à un commentaire distant, critique vis à vis de la conduite du Prince, comme si le narrateur implicite était en même temps un juge : "Quel saccage du jardin de la beauté!". La deuxième occurrence est plus remarquable encore. On attendrait un point d'interrogation, et on trouve un point d'exclamation : "Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté!" La condamnation est implicite, et je serais tenté de dire que la damnation n'est pas loin." Par ailleurs, il analyse le groupe "jardin de la beauté" comme une "expression de type oriental" rappelant Le jardin des roses, titre d'un recueil de Saadi, poète persan du XIII° siècle.

Un Génie apparut :
     Pierre Brunel (op. cit. p. 111-112) écrit : "L'imagerie orientale, la figure du Génie, l'allusion aux contes persans, tout cela se trouvait déjà au début d'un poème daté de juin 1871, Les Sœurs de charité

Le jeune homme dont l'œil est brillant, la peau brune,
Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu,
Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune
Adoré, dans la Perse un Génie inconnu.

[...]

     "Ce serait être aveugle,  que de ne pas reconnaître le climat d'homosexualité dans lequel se déroule Conte : le Prince renonce aux femmes et méprise leur "complaisance" au profit d'un Génie qui a l'apparence d'un homme "d'une beauté ineffable". L'apparition de ce Génie s'accompagne de "la promesse d'un amour multiple et complexe", de celle aussi d'"un bonheur indicible, insupportable même"." 
     Sur la base de cette analyse, Pierre Brunel en vient à argumenter contre l'interprétation la plus répandue de ce texte (Suzanne Bernard, Albert Henry notamment) qui voit essentiellement dans le Génie une allégorie du génie poétique et dans Conte un poème de l'échec, sur le modèle de Délires II.
      Suzanne Bernard, dans son édition des Classiques Garnier de 1961, résume ainsi sa lecture du poème : "Rimbaud raconte dans Conte sa propre expérience, et l'échec de celle-ci. S'étant révolté contre la vie et la beauté, s'étant ingénié à détruire, Rimbaud a enfin cru rencontrer le Génie qui le mènerait à l'inconnu (comme dit le voyant); mais il s'est aperçu qu'il n'avait fait que rêver son aventure : son Génie n'était autre que lui-même, plus exactement la partie idéale, "géniale", de lui-même, vouée à l'anéantissement. On ne peut pas changer la vie".   
   

probablement
     Cet adverbe complète (probablement !) le complément circonstanciel qui le suit. Pierre Brunel (op. cit. p. 109) propose de comprendre : "dans ce qui est probablement la santé essentielle"

santé essentielle :
     Cette expression, "la plus mystérieuse du texte", "a tout d'un euphémisme pour désigner l'union amoureuse, cette petite mort qui va se confondre avec la mort" (Pierre Brunel, op. cit. p.109).

Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ?
     Sergio Sacchi, portant la critique sur une traduction italienne du poème, précise le sens qu'il donne à cette phrase. Sacchi montre que le traducteur italien "normalise" la phrase de Rimbaud, c'est à dire corrige ce qu'il y a d'insolite dans la construction rimbaldienne, en réduisant le sens de la phrase au stéréotype de l'amour fatal. 
     Ivos Margoni traduit : "Come avrebbero potuto non morirne?" comment pouvaient-ils croire en effet qu'il leur serait possible d'échapper à la mort ?... Or, le sens de la phrase de Rimbaud, explique Sergio Sacchi, est tout autre : "Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ?" autrement dit, comment pouvaient-ils craindre de ne pas mourir ? Rien que par le contraste avec la version normalisée d'Ivos Margoni, le cupio dissolvi se fait ici on ne peut plus évident; "s'anéantir" (dans l'extase) ne suffit pas : il faut une véritable disparition physique. Par ce stéréotype imperceptiblement transformé, la mort s'impose, dirait-on, comme le mot (on ne peut plus convaincant) de la fin." (op. cit. p.99-100).

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. :
    "Le prince Rimbaud a survécu à son rêve, commente Albert Henry (op. cit. p.106), et le Génie a rejoint l'inanité de son rêve."

La musique savante manque à notre désir
     Albert Henry (op. cit. p. 105-106) propose de cette dernière phrase le commentaire suivant : " [...] Sous une apparence d'aphorisme conclusif, en conformité avec le genre, [le dernier verset] révèle l'explication fondamentale de l'échec. [...] L'échec a été total, parce que le haut désir n'avait pas à sa disposition la musique savante requise, qui aurait permis de créer matière et forme nouvelles [...] Conte est l'avers, apparemment serein, mais sereinement désespéré, de la lettre à Izambard de mai 1871. L'entreprise était présomptueuse : elle outrepassait les possibilités d'un art humain. Dans Conte, la parabole peut viser, soit la vie en général, soit, plus vraisemblablement (cf. verset 8), la destinée du créateur littéraire; il est vrai que Rimbaud ne dissociait pas vie et poésie, la poésie devant être l'instrument de la métamorphose radicale d'être. Comme elle le sera pour le Surréalisme, la poésie était déjà pour Rimbaud − et même, pour lui, dans la chair et l'esprit − une démarche active et totale. Conte est le poème du grand échec."


 

 

Commentaire

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     Nous conduisons l'analyse linéaire de ce texte avec comme objectifs de ...
 
   préciser l'interprétation proposée (voir résumé) en tablant sur l'homogénéité profonde de l'œuvre de Rimbaud, qui permet souvent d'éclairer un texte par d'autres textes.
     tenter de déployer le discours implicite contenu dans les termes utilisés : Rimbaud, en effet, dans un souci de concision et par goût de l'énigme, construit généralement ses textes sur un certain nombre de formules ou mots-clés, à valeur symbolique ou allégorique, employés secs (sans développement susceptible d'en clarifier le sens), et dont l'entière compréhension suppose un savoir commun au lecteur et à l'auteur.
     mettre en valeur l'art du conteur, en soulignant tout ce qui dans ce texte excède le pur et simple développement d'une allégorie : la précision et le pouvoir de suggestion des choix syntaxiques et lexicaux (la concision), l'humour (l'ingéniosité parodique, l'auto-ironie constante qui est une marque de fabrique de l'auteur). 
     

 

  • Conte.

     Le titre annonce un genre qu'une lecture superficielle du texte confirme : des personnages issus de l'univers des contes de fées ou des Mille et une nuits (un prince, un génie), des lieux conventionnels (des palais aux toits d'or), des péripéties aboutissant à des dénouements merveilleux (des morts qui vivent encore ou qui ressuscitent, des personnages distincts qui finalement ne font qu'un), une structure classique d'apologue (une situation initiale exposée par des phrases à l'imparfait, une suite de péripéties rédigées au passé simple, une brève maxime finale au présent de vérité générale qui a toute l'allure d'une moralité comme on en trouve dans les fables et dans les contes).  

 

1° partie : l'insatisfaction essentielle (les motivations du Prince)

alinéa 1

  • Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires.

     Le mot "vexé" fixe la tonalité du texte. Une tonalité ironique. Rimbaud aurait pu écrire quelque chose comme : Un prince souffrait de ne s'être employé ... Mais "vexé" connote l'orgueil puéril et peint le désir d'absolu comme un caprice de monarque, voire une manifestation du désir de toute puissance de l'enfance ce monarque étant à l'évidence un monarque comme on en trouve dans les "petits livres de l'enfance".
     L'expression "la perfection des générosités vulgaires" a des allures d'oxymore; ce qui est vulgaire peut difficilement être parfait. Tâche vaine, donc, pour un être humain, de croire pouvoir s'accomplir dans l'exercice des "générosités vulgaires", c'est à dire des préceptes communs de la morale : amour du prochain, dévouement à la société, respect de la loi, culte du travail, de la famille, de la patrie, etc. 

  • Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe.

     Le pluriel "ses femmes" est une allusion humoristique au modèle des Mille et une nuits : le "Prince" est un sultan polygame. Mais derrière la parodie, on devine un discours tout à fait sérieux de l'auteur sur la question des femmes.
     En effet, cette première de deux phrases exposant les motivations du Prince aborde un thème rimbaldien typique : le refus de l'amour conventionnel, l'appel à une révolution du statut des femmes dans la société. La coïncidence entre ce passage et nombre de déclarations de Rimbaud nous impose d'interpréter le personnage du Prince comme une représentation symbolique de l'auteur.
      On pourra rapprocher par exemple la première proposition ("Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour") de cette déclaration aux accents prophétiques présente dans la lettre à Demeny : "
Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, jusqu'ici abominable, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons." ou encore de la maxime fameuse de Délires I : "L'amour est à réinventer, on le sait".
     La seconde proposition définit les femmes par trois substantifs. 
     La "complaisance", c'est à dire une forme dévaluée de l'amour : elles veulent bien complaire aux hommes dans le cadre du mariage, leur obéir, leur prodiguer leurs soins et leur pitié, sans les aimer. "Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce / Tu n'es jamais la sœur de charité, jamais" s'exclame Rimbaud dans Les Sœurs de charité, poème où "charité" signifie "amour", "amour vrai". Le femmes veulent être dominées, elles préfèrent complaire à des brutes que d'établir une véritable relation fraternelle avec un homme de cœur : "je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers..." (Délires I)
     Le "ciel", c'est à dire la piété : "Vous crèverez en Dieu, bâtées / D'ignobles soins" lance Rimbaud à ses Petites amoureuses. Les femmes sont aliénées par la religion qui les cantonne aux "ignobles soins" de la famille. Elles sont les amantes du Christ, ce qui les empêche d'aimer les hommes (Les Premières Communions).
     Le "luxe", c'est à dire le goût de l'argent : "Je n'aime pas les femmes [...] Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que le froid dédain, l'aliment du mariage aujourd'hui (Délires I). Les femmes recherchent donc avant tout la position sociale, elles sont intéressées. 
     Le participe "agrémentée" dit bien que les femmes monnayent une désagréable obéissance à l'homme (complaisance) en échange d'une double promesse de réussite sociale (le luxe) et de salut éternel (le ciel).
     Cet alinéa résume donc parfaitement le corps de doctrine que s'est forgé l'adolescent Rimbaud sur le chapitre des femmes, système fondé sur un principe général abstrait féministe au nom duquel on peut prononcer une condamnation sans appel des femmes réelles, telles que la société les a rendues.

  • Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels.

     André Guyaux achève son étude de Conte (op. cit. p. 102) sur une remarque lexicographique fort intéressante : "Le caractère exceptionnel de ce texte, note-t-il, est reflété dans une série de mots dont on est surpris de savoir qu'il n'y en a pas d'autre mention dans les Illuminations". Et parmi ces mots, il cite notamment : pouvoir, destruction, vérité, bonheur, désir. Ce qui est en effet surprenant dans cette liste, c'est que tout lecteur de Rimbaud y reconnaît d'emblée les notions capitales auxquelles ne cesse de se référer l'imagination créatrice du poète. 
     "Voir la vérité", c'est satisfaire le désir de connaissance des premiers principes de l'Être; c'est la formulation la plus directe et la plus simple de la quête de l'Absolu dans sa dimension intellectuelle. L' "heure du désir et de la satisfaction essentiels", c'est la formulation la plus directe et la plus simple de la quête de l'Absolu dans sa dimension physique, l'accession à la plénitude des sens, la "plénitude du grand songe" disait la lettre à Demeny du 15 mai 1871. L'adjectif "essentiels", emprunté à la tradition philosophique, souligne l'inspiration métaphysique de la formule (une métaphysique panthéiste et non chrétienne).
     Si ces mots-clés ne sont pas attestés dans les Illuminations, ce n'est évidemment pas que les idées qu'ils recouvrent en soient absentes, c'est que ces idées sont généralement présentées d'une façon plus indirecte ou plus masquée, à travers des métaphores, des récits allégoriques. La quête "du désir et de la satisfaction essentiels", par exemple, c'est la poursuite de la Déesse dans Aube. La "vérité", c'est ce que les "lettres du voyant" appelaient l'"inconnu". Dans Après le Déluge, c'est le secret, symbolisé par la braise que la Sorcière abrite dans son pot de terre. Dans ce même poème, le recours à la destruction (illustré ici par les alinéas 3,4,5) comme passage obligé pour parvenir au bonheur (individuel et collectif) est symbolisée par "l'idée du Déluge", etc. 
     Le "caractère exceptionnel du texte" que nous étudions, c'est donc de dire en clair ce que d'autres développent de façon plus imagée. Nous retrouvons cet objectif de simplicité et d'universalité dans le titre choisi par Rimbaud : "Conte", tout simplement. Conte parmi les contes, Conte fait le choix d'un récit franchement didactique, exprimant les idées de la façon la plus stylisée. Remarquons en tout cas la concordance de cette analyse avec les remarques que nous avait inspirées la phrase précédente : tout se passe comme si nous avions là une sorte de texte-programme. Il s'agit tout simplement du programme poétique d'Arthur Rimbaud, tel qu'il est répété de texte en texte, sans autre évolution qu'une coloration de plus en plus crépusculaire au fur et à mesure que le poète se rapproche de l'âge fatidique des vingt ans (voir son poème Vingt ans, section III de Jeunesse, et L'Éclair, dans Une saison en enfer). Un programme poétique qui est aussi un programme de vie, bien sûr. Rimbaud ne fait pas de différence entre la poésie et la vie.    
      

  • Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut.

     Une "aberration de piété" est une entreprise absurde relevant d'une démarche religieuse. Conscient que sa soif d'absolu s'explique peut-être par un reste de religiosité dans sa tournure d'esprit, le Prince décide néanmoins d'accomplir sa quête.
     Avec "il voulut", nous rencontrons le premier passé simple du texte. Conformément à l'usage traditionnel des temps verbaux dans le récit, les phrases précédentes, consacrées à la présentation du "héros" et de ses motivations, étaient rédigées à l'imparfait, temps de l'habitude et de l'état durable. L'introduction d'un passé simple lance l'action proprement dite et constitue ce que les grammaires du récit appellent parfois "l'élément perturbateur de la situation initiale". Ici, en passant de "il voulait" à "il voulut, on franchit l'espace séparant l'expression du désir de la décision de passer à l'action pour le satisfaire.

  • Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

     Le Prince est le type traditionnel du puissant malheureux : même celui qui a tout pour être satisfait peut être rongé par un sentiment d'insatisfaction "essentielle". L'expression "pouvoir humain" suggère par contraste le type de pouvoirs que le Prince ne possède pas : ces "pouvoirs magiques" que, d'après la Vierge folle-Verlaine, l'Époux infernal-Rimbaud prétendait avoir (Délires I). Mais le Prince est un des puissants de ce monde et cette puissance, pense-t-il non sans une certaine vanité, devrait lui donner quelque chance de s'élever au dessus du commun des mortels. Le Prince (qui pense ici à travers la voix du narrateur) tente d'atténuer la vanité qui imprègne ses pensées par l'usage des modalisateurs "au moins" et "assez". Mais ce sont justement ces précautions qui le trahissent, et qui font sourire le lecteur. Cette dernière phrase de l'alinéa n'est là que pour apporter cette note d'ironie. 

 

2° partie : l'extase dans la destruction
 

alinéa 2

  • Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles.  Les femmes réapparurent.

     La deuxième partie du texte (marquée par l'usage dominant du passé simple) commence ici. Elle est centrée autour du thème de la destruction. Elle est constituée de quatre courts alinéas, dont les trois premiers présentent une construction syntaxique similaire : un premier segment de phrase décrivant un acte de destruction (destruction des femmes, des courtisans, des richesses); un tiret indiquant l'opposition; un deuxième segment indiquant l'innocuité de l'action entreprise. La quatrième phrase apporte une sorte de dénouement.
     Comme Schahriar, le monarque des Mille et une nuits, amant de Shéhérazade, le Prince de Conte fait assassiner ses petites amoureuses : le verbe connaître est utilisé "au sens biblique" (les femmes qui l'avaient charnellement "connu"). La deuxième phrase commente les massacres d'un délicieux euphémisme, évoquant (dit Pierre Brunel) les métaphores de la lyrique orientale, et qui ne manque pas d'ironie. Les deux phrases suivantes évoquent avec humour la toute puissance du despote oriental : ses victimes lui rendent grâce jusque dans le supplice, contrairement à Schahriar il ne prend pas la peine de "commander" (usage ironique du vocabulaire du pouvoir et du commerce) de nouvelles femmes. Enfin, par un coup de théâtre merveilleux bien dans le goût des contes de fées, le dénouement de la péripétie nous apprend que les femmes sont ressuscitées. Un fort parfum d'irréalité se dégage de cette histoire. C'est que, comme nous l'avons dit, le Prince est l'image de Rimbaud et ses actions ne pèsent pas plus que les paroles du poète : des mots, des mots, des mots. Et si ses courtisanes bénissent la main qui les met à mort, c'est qu'elles savent que les poètes n'ont pas de mains (cf. Rimbaud : "Quel siècle à mains! Je n'aurai jamais ma main!" (Mauvais sang)).

alinéa 3

  • Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations.  Tous le suivaient.

     Même structure que l'alinéa précédent. Toutefois, le remplacement du passé simple par l'imparfait dans la deuxième phrase (à droite du tiret) produit un intéressant effet expressif. Dans le verset précédent, le lecteur avait le sentiment d'actions successives (la seconde annulait la première, mais la première avait bien eu lieu, les femmes avaient été d'abord tuées pour ensuite ressusciter ou être remplacées par d'autres); ici, conséquence du double imparfait, les deux actions paraissent simultanées : l'acte de tuer est frappé d'irréalité comme s'il n'avait été réalisé qu'en rêve. Par une infime et savante manipulation des temps verbaux, Rimbaud suggère de nouveau que la poésie est une arme bien décevante, que les violences des poètes (on pense à des poèmes comme Démocratie, Qu'est-ce pour nous mon cœur que les nappes de sang..., etc.) traversent la réalité sans lui faire la moindre écorchure. Comme le prince, le poète se meut dans le virtuel. C'est le deuil de la "poésie objective" annoncée par la lettre à Demeny.

alinéa 4

  • Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces.  La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.

     La litanie des meurtres suit une gradation. Après avoir fait tuer ses femmes (elles "furent assassinées"), le Prince tue en personne ses courtisans ("il tua"). Maintenant, la folie criminelle tourne au plaisir sadique ("il s'amusa à égorger") et à la fureur ("il se ruait"). La violence du Prince s'exacerbe à mesure qu'il prend conscience de son impuissance. L'alinéa propose le même effet d'opposition que les précédents, avec le même sens. On remarquera le soin rhétorique tout classique apporté par Rimbaud à une construction en miroir des deux parties en opposition de part et d'autre du tiret : reprise en ordre inversé des trois cibles de la fureur du Prince.
     On remarquera encore le rigoureux parallélisme syntaxique ménagé par l'auteur entre les deuxième, troisième et quatrième alinéas : même organisation binaire du paragraphe de part et d'autre du tiret, reprise anaphorique de la séquence "il + verbe au passé simple" en tête des alinéas 3 et 4 (et à l'intérieur des alinéas 2,3,4). Commentant cet effet dans son Art de Rimbaud (José Corti, 2004, page 324), Michel Murat conclut : "Rimbaud superpose à la "forme simple" du récit, qui demeure visible dans sa linéarité, une périodicité qui l'attire du côté du poème."   

alinéa 5

  • Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.

     Ce verset constitue le dénouement, en forme d'échec, de cette partie du texte. 
     En ponctuant d'un point d'exclamation sa phrase interrogative ("Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté!"), Rimbaud montre bien qu'il s'agit d'une interrogation rhétorique, c'est à dire d'une question qui n'attend pas de réponse, une question qui contient sa réponse. Cette réponse est "non". Elle découle logiquement de l'échec mis en scène dans les trois phrases précédentes. Comme le "Déluge" d'Après le Déluge, entreprise de destruction décidée par Dieu pour régénérer les hommes, la campagne de destructions massives conçue par le Prince-poète pour faire table rase des générosités vulgaires et des amours complaisantes n'a servi à rien, et tout est à recommencer. 
     La solitude du tyran dans cette tâche sans fin est jumelle de la solitude du poète. Mais Rimbaud n'a pas l'intention de faire du pathos. "Personne n'offrit le concours de ses vues" conclut le narrateur en style amphigourique de cabinet ministériel. Comment le peuple ou les conseillers du Prince auraient-ils pu répondre à une question sans réponse ? Comment auraient-ils pu s'enhardir à donner un avis négatif, un conseil de modération, connaissant les méthodes expéditives du potentat ? 
     Ce n'est pas sans une certaine dose d'auto-ironie que Rimbaud compare ici implicitement sa brutalité légendaire, son fanatisme iconoclaste et sa solitude, à celles d'un despote de conte oriental. Je verrais volontiers dans ce poème une version comique de Honte ou du Prologue de la Saison en enfer (qui, par parenthèse, présente une structure comparable à la partie de texte que nous venons de commenter).
     En tout cas, la parodie est amusante et, en bon fabuliste, jamais Rimbaud ne sacrifie les virtualités narratives de son sujet au traitement abstrait de l'allégorie.
     On a même ici un exemple de développement où Rimbaud semble oublier l'allégorie : "se rajeunir par la cruauté". Le Prince serait-il donc un vieil homme cherchant à découvrir un élixir de jouvence ? Cette idée ne "colle" plus guère avec l'équation : le Prince = Rimbaud. Sauf qu'on peut retrouver dans cette formule le mythe de Faust (comme le suggère Pierre Brunel) et, par là, retomber sur le thème du "voyant", "suprême savant", "grand maudit", alchimiste du verbe, etc.

 

3° partie : l'extase dans l'autodestruction.

alinéa 6

  • Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe! d'un bonheur indicible, insupportable même! 

     Ultime péripétie du conte, la rencontre avec le Génie est celle qui présente le plus de difficultés d'interprétation. La plus controversée en tout cas. Mais beaucoup de cette difficulté tombe, nous semble-t-il, si on admet que Rimbaud ait pu combiner dans cette figure du Génie deux valeurs symboliques distinctes (mais réunies dans son expérience personnelle). D'une part : une représentation idéalisée de l'homosexualité; d'autre part, une allégorie du génie poétique.
     Le choix d'un être surnaturel de genre masculin, "d'une ineffable beauté", pour symboliser "la promesse d'un amour multiple et complexe" ne peut pas avoir été fait au hasard. Il éveille immanquablement chez le lecteur rimbaldien l'idée de l'homosexualité. La présence de l'adjectif "inavouable" comme épithète de "beauté" ne peut que le conforter dans cette intuition. L'argumentation de Pierre Brunel à l'appui d'une telle interprétation, s'appuyant sur l'intertexte des Sœurs de charité (voir rubrique "interprétations") emporte l'adhésion, ainsi que sa glose sur l'expression "santé essentielle" : 
"euphémisme pour désigner l'union amoureuse, cette petite mort qui va se confondre avec la mort" (op. cit. p.109).
     Cependant, nous ne suivons pas Pierre Brunel, quand il semble estimer que cette lecture exclut la lecture traditionnelle de Conte à partir de la problématique rimbaldienne de la poésie et de la thématique du "grand échec", comme dit Albert Henry. Rimbaud ne pouvait pas ignorer l'équivoque qui se créerait obligatoirement dans l'esprit du lecteur entre deux sens du mot génie : 1/ être surnaturel, 2/ personne aux facultés exceptionnelles. S'il n'a pas interdit cette équivoque, c'est qu'il l'a souhaitée. C'est pourquoi il nous paraît intéressant de voir aussi dans la rencontre avec le Génie de Conte la rencontre de Rimbaud avec son propre génie poétique. Les deux interprétations sont d'autant moins contradictoires que c'est dans un même texte, la lettre à Demeny dite "du voyant", à un même moment de sa vie, mai 1871, que Rimbaud exprime pour la première fois l'objectif de "se faire voyant", d'arriver "à l'inconnu", par "un long immense et raisonné dérèglement de tous les sens" (formules dont on a un écho dans "voir la vérité" au premier alinéa) et l'objectif d'expérimenter "toutes les formes de l'amour". Pour Rimbaud, la poésie et la vie, la poésie et l'amour, l'invention d'une poésie nouvelle et l'expérimentation d'une sexualité différente ne sont qu'une seule et même quête. Aussi, lorsqu'il sanctionne l'échec des premiers, il entend aussi l'échec des seconds. La critique qu'il adresse à son projet poétique est la même que celle qu'il réserve à son programme amoureux : tous avaient l'inconsistance du rêve.
     La distance de l'auteur à l'égard de la rencontre amoureuse relatée par le texte s'entend, dès ce début d'alinéa, dans une rhétorique trop insistante pour ne pas être chargée d'ironie. Observer : la multiplication des adjectifs à valeur superlative, leur ressemblance grammaticale et phonétique (préfixes -in; suffixes en -ible et en -able), leur redondance sémantique (ineffable est un synonyme pur d'indicible), leur disposition binaire assortie d'une formule de surenchère identique (inavouable même / insupportable même). On y a vu une volonté de Rimbaud de se moquer de lui-même, de se moquer du temps où il employait volontiers ce genre d'adjectifs pour présenter de façon "ronflante" et sur un ton épique les audaces de son projet poétique : "Qu'il crève (le Poète) dans son bondissement parmi les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé" (lettre à Demeny du 15 mai 1871).
     Mais c'est surtout dans le dénouement de l'épisode (alinéa 7) que s'opérera la distanciation critique. 

  • Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.

     Le 6° alinéa de Conte s'achève sur le développement d'un thème romanesque classique : l'amour jusqu'à la mort.
     La phrase initiale évoque l'étreinte amoureuse du Prince et du Génie. Comme l'indique opportunément Pierre Brunel, l'expression "santé essentielle" "a tout d'un euphémisme pour désigner l'union amoureuse, cette petite mort qui va se confondre avec la mort" (op. cit. p.109). Pour Rimbaud, la pulsion sexuelle, la libido, est l'expression même de la force vitale. 
     Dans une certaine tradition mystique de l'amour, la mort concertée des amants apparaît comme l'unique moyen d'éterniser l'extase d'un moment, de préserver de l'usure du temps ce que Rimbaud appelait au début du texte "l'heure du désir et de la satisfaction essentiels". Cette idée se combine parfois avec la présentation de l'étreinte amoureuse comme un combat mortel. Rimbaud reprend clairement à son compte cette mystique de "l'amour à mort" dans une phrase qui n'est pas sans avoir intrigué les commentateurs.
     Il s'agit d'une tournure interro-négative (rhétorique), qui frappe par le décalage entre la construction attendue et la forme légèrement insolite de la phrase réelle : "Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ?", alors qu'on aurait attendu plutôt : "Comment auraient-ils pu ne pas en mourir ?" Or, à y regarder de près, ces deux phrases presque identiques ont des sens totalement différents, inverses même. La phrase spontanément attendue signifie : "Comment auraient-ils pu éviter d'en mourir ?" (stéréotype de l'amour fatal); celle de Rimbaud veut dire : "Comment pouvaient-ils craindre de ne pas en mourir?" C'est donc l'idée d'une mort désirée (voir dans la rubrique "interprétations" la glose de Sergio Sacchi sur ce point). Dans la dernière phrase, la connotation apportée par l'adverbe "ensemble" (idée implicite d'un dessein commun, d'une mort concertée) confirme cette lecture.
     De même que la rencontre du Prince et du Génie pouvait être interprétée comme celle de Rimbaud avec sa vocation poétique, de même, le désir de mort dans lequel le prince accomplit et magnifie son amour pour le Génie peut être comparé avec l'exaltation d'une mort poétique, d'une mort-fusion avec la Nature, conjuguant intimement Éros et Thanatos, qui ne cesse de s'exprimer chez Rimbaud et où un psychanalyste reconnaîtrait sans doute un désir inconscient de régression vers l'état fœtal et d'union incestueuse avec la mère. Le thème parcourt toute l'œuvre, d'Ophélie à Comédie de la soif en passant par Le Dormeur du val et Le Bateau ivre. Citons seulement les derniers vers de Comédie de la Soif : "Mais fondre où fond ce nuage sans guide, / Oh! favorisé de ce qui est frais! / Expirer en ces violettes humides / Dont les aurores chargent ces forêts ?" On voit dans cet extrait que l'auteur désire ardemment mourir ― comme Ophélie dans son "long fleuve noir", comme le soldat dans son "petit val qui mousse de rayons", comme le "bateau ivre" dans le "Poème de la mer" ― en se fondant dans une nature humide ou liquide. Il aimerait éterniser la sensation présente dans un anéantissement par dissolution qui célèbrerait ses noces cosmiques. Au reste, et dès la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud a toujours présenté son engagement en poésie comme un choix dont les conséquences pouvaient (devaient ?) se révéler fatales (cf. le passage déjà cité : "Qu'il crève dans son bondissement ... etc."). Prophétie dont Alchimie du verbe constate la réalisation : "J'étais mûr pour le trépas ...". En conclusion, l'interprétation de l'allégorie du poème par l'aventure poétique de Rimbaud rend compte aussi bien de son dénouement tragique qu'elle nous avait paru pouvoir rendre compte de son éblouissement initial.

alinéa 7

  • Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

     La conjonction d'opposition par laquelle débute ce verset joue exactement le même rôle que les tirets dans les alinéas 2,3,4. Elle introduit un énoncé rendant caduc l'énoncé précédent. L'anéantissement mutuel du Prince et du Génie n'a pas eu lieu. Ou, du moins, il n'a eu lieu que dans l'imagination du Prince, sans incidence sur le monde réel.
     En effet, l'alinéa nous apprend que ce Prince, que nous croyions mort dans une romantique transe amoureuse, est en fait décédé "dans son palais, à un âge ordinaire". Le choix du verbe "décéder" n'est pas dû au hasard. Il appartient au vocabulaire officiel, administratif, soutenu, de la mort. Il indique une mort normalisée, une mort dans la société. Il est l'équivalent de l'adjectif "ordinaire" appliqué à l'âge du défunt. 
     Les phrases suivantes se signalent par leur disposition en miroir : on répète en fait les mêmes termes mais dans l'ordre inverse (André Guyaux, op. cit. p. 101, nous apprend que la rhétorique appelle ce procédé du nom d'"antimétabole"). La redondance renforce l'affirmation inattendue selon laquelle le Prince et le Génie ne formaient qu'une seule et même personne. Quel sens donner à cette identité? Conformément à notre commentaire sur l'alinéa précédent, le Génie pourrait être compris comme une créature imaginaire forgée par le Prince pour assouvir en rêve son aspiration à un nouvel amour. Mais si l'identité est si complète, c'est aussi tout simplement, que ce Génie n'était rien d'autre, comme le dit Suzanne Bernard, que " la partie idéale, "géniale", de lui-même" sur laquelle Rimbaud avait cru pouvoir compter pour lui ouvrir les portes de l'inconnu, d'une nouvelle poésie, d'un nouvel amour, du "grand songe". Or, cette partie de lui-même est morte, le jour où il a pris conscience du caractère utopique de ces ambitions. Nous ne proposerons pas une date pour cette découverte. Dans un sens, Rimbaud a toujours su, bien avant Une saison en enfer, et on peut dire qu'il n'a jamais cessé de raconter l'histoire de cet échec.   


alinéa 8

Moralité

  • La musique savante manque à notre désir.

     La dernière phrase du texte a toutes les apparences formelles d'une moralité, comme on en trouve dans certaines fables et dans certains contes. Une allure brève de maxime. Des marqueurs de généralisation : 
     - le présent de vérité générale (autrement appelé : "présent gnomique"), 
     - l'apparition de la première personne du pluriel ("notre") indiquant la volonté d'extension à l'espèce (humaine) de la "leçon" dégagée de l'histoire,
     - un effet de bouclage (la reprise du mot "désir" déjà présent dans le premier alinéa).
     Les commentateurs ont souligné, parfois de façon excessive, l'élément d'étrangeté apporté par le sujet de la phrase : la "musique savante". Ce thème inattendu leur donne l'impression d'un énoncé détaché du texte, sans rapport avec le texte. La phrase est certes, au premier abord, insolite. Encore faut-il ajouter que l'insolite est de règle dans ce qu'on appelle une "chute" (chute d'un sonnet, chute d'une nouvelle). Rimbaud force sans doute le disparate, selon son habitude, mais il ne fait au fond qu'appliquer au poème en prose une règle de composition que l'on retrouve dans toutes les formes courtes.
     Par ailleurs, le sens de cette formule conclusive ne fait guère problème, et il résume parfaitement l'idée générale se dégageant de la fable. Disons que dans le couple "musique savante" le mot le plus important est peut être l'adjectif. Cela signifie : la science, l'ingéniosité, l'intelligence humaines "manqu(ent) à notre désir". C'est à dire : ne suffisent jamais à combler le sentiment de manque (d'un manque "essentiel") qui se manifeste dans nos désirs. Or ce qui est vrai de l'activité humaine en général est vrai a fortiori de la création artistique, dont la Musique est ici le symbole, et bien sûr aussi de la Poésie. La Poésie n'est-elle pas elle-même une savante musique, et le poète "un musicien" ? Confer Vies II : "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour". Art par excellence, le plus voluptueux, le plus propre peut-être à provoquer chez l'homme les ravissements de l'extase, le plus abstrait aussi et à ce titre celui qui résume le mieux la capacité de l'artiste à se libérer des apparences, à jongler avec elles, à déconstruire et reconstruire le monde à sa fantaisie, la Musique (même sous sa forme la plus "savante", la plus élaborée) n'échappe pas à la loi. La "musique savante" fonctionne donc dans cet énoncé comme un symbole de l'Art, et plus généralement de toute activité déployée par l'homme en vue de satisfaire son aspiration illusoire à la vérité et au bonheur.

 


 

 

 

Bibliographie

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La vérité tue. Une lecture de Conte. par Barbara Johnson, Littérature n°11, pages 68-77, octobre 1973.
Narrativité et illisibilité, par Philippe Hamon, dans Poétique n°40, pages 453-464, 1979.
Une lecture de Conte, par Marco Gehring, dans Le Point vélique, actes du colloque Rimbaud-Nouveau de Neuchâtel en 1983, pages 141-150, À la Baconnière, 1983.
Hermétisme du sens et sens de l'hermétisme, par André Guyaux, dans Minute d'Éveil. Colloque Rimbaud, pages 199-208, SEDES, 1984.
La Parodie chez Rimbaud, par H.H. Wetzel, dans Minute d'Éveil. Colloque Rimbaud, pages 81-90, SEDES, 1984.
Conte, par André Guyaux, dans Illuminations, texte établi et commenté par A.G., À la Baconnière, pages 96-102, 1985.
Une lecture de Conte, par Marco Gehring, Le Point vélique : études sur Arthur Rimbaud et Germain Nouveau, actes du colloque de Neuchâtel, 27-28 mai 1983, La Baconnière, p.141-150 , 1986.
Lecture de Conte, par Albert Henry, dans Parade sauvage, pages 103-112, décembre 1994 (repris dans Contributions à la lecture de Rimbaud, Académie royale de Belgique, pages 63-67), 1998
Conte, par Sergio Sacchi, dans Études sur les Illuminations de Rimbaud, pages 93-109, 2002.
Conte, par Pierre Brunel, dans Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, pages 105-118, 2004.