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Une saison en enfer, avril-août 1873.

DÉLIRES I , VIERGE FOLLE, L'ÉPOUX INFERNAL.


DÉLIRES

I

VIERGE FOLLE
L'ÉPOUX INFERNAL

(extrait)

 

     Écoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
     "Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
     "Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j'espère !
     "Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. L'autre peut me battre maintenant !
     "A présent, je suis au fond du monde ! O mes amies !... non, pas mes amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
     "Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs.
     "Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres fois, aussi morne, aussi insignifiante !
     "Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, on ne me tuera pas ! Comment vous le décrire ! Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !
     " Je suis veuve... J'étais veuve...  mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette !... Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme

    [...]

Arthur Rimbaud, Vierge folle, l'Époux infernal, extrait.


Étude d'un extrait

     Nous reproduisons ci-dessus les neuf premiers alinéas de Délires I, où se concentrent plusieurs des problèmes d'interprétation que pose ce chapitre d'Une saison en enfer : de quel enfer s'agit-il ? qui est l'Époux infernal ? qui est la Vierge folle ? pourquoi cette féminisation du compagnon d'enfer?
     Vous trouverez une étude détaillée de cet extrait dans notre page : panorama critique et commentaire.
     En annexe, nous faisons figurer le texte intégral de Délires I, dans une présentation qui tente d'en faire apparaître le plan détaillé. Nous espérons faciliter de cette façon une lecture cursive du chapitre.
     En vis à vis, nous vous proposons une analyse d'ensemble du chapitre.

 

     
Analyse du chapitre.

     Une saison en enfer est divisé en neuf sections ou chapitres. Les quatrième et cinquième sections, intitulées "Délires I" et "Délires II" en sont les parties centrales. Ces deux sections, au contenu autobiographique nettement marqué, proposent un bilan du passé récent de l'auteur. L'une (dont nous étudions ici les premières lignes) décrit la relation amoureuse unissant Rimbaud à Verlaine depuis la fin de l'année 1871. L'autre dresse un bilan désenchanté de la trajectoire littéraire suivie par le poète dans les mêmes années. Le "délire" est la manifestation la plus extrême de la folie. Le choix du titre indique bien le jugement négatif porté par l'auteur sur cette étape de sa vie et l'argument principal de son autocritique. Rimbaud condamne comme déraisonnables une aventure amoureuse vécue comme une fuite dans l'imaginaire et le simulacre ("Quelle vie! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde", dit la Vierge folle), et l'utopie d'un projet poétique fondé sur d'ambition d'échapper au réel par la magie des mots (les "sophismes de la folie").

     Par commodité (mais c'est une gageure car Arthur Rimbaud ne suit pas ce qu'on appelle académiquement un "plan"), Délires I peut être divisé approximativement en trois parties. Le texte commence par un groupe de neuf alinéas qui décrit l'énonciateur sous les traits d'un damné (un "compagnon d'enfer" du narrateur de la Saison) et le féminise sous ceux d'une "Vierge folle". Puis, dans une seconde partie (alinéas 10-13), cet énonciateur (qui n'est autre que Verlaine) dresse le portrait de celui qu'il appelle "l'Époux infernal" (Rimbaud). Il rapporte ses paroles (bribes de monologue de l'époux enchâssées dans le monologue de l'épouse). C'est une sorte d'autoportrait indirect, où Rimbaud tente de se voir dans le regard plein d'incompréhension de l'Autre, et de se juger tel qu'il pouvait être perçu de l'extérieur. On y retrouve l'image de soi véhiculée par les autres sections de la Saison : mépris de l'amour conventionnel; fascination du crime et de l'automutilation; attrait de l'or; haine du travail; goût de l'évasion et des pays lointains; charité merveilleuse; et par dessus tout, une propension permanente à la pose, au théâtre, à la simulation... La troisième partie (alinéas 14 à 19) décrit narquoisement le comportement des deux amants l'un vis-à-vis de l'autre : la dépendance affective d'un Verlaine bourrelé de remords et de honte, vivant dans l'angoisse d'être abandonné et, du côté de Rimbaud, cette alternance de tendresse et de brutalité, de générosité vraie et de mépris pour la faiblesse de son compagnon, qu'il avait l'arrogance d'appeler sa "charité". 

     L'idée principale qui ressort du texte est celle de deux êtres qui, au bout de plusieurs années de vie commune, et malgré tout ce qui aurait dû les rapprocher, n'ont su que rester tragiquement étrangers l'un à l'autre. Mais il est beau que, de cet échec, de cette incompréhension de Verlaine à son égard, Rimbaud s'avoue ici implicitement ―  en partie responsable. Contrairement à ce qu'on a pu lire quelquefois, Délires I n'est pas un règlement de comptes mais un retour réflexif honnête, sincère, non sans courage, de Rimbaud sur son passé.

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