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Une saison en enfer, avril-août
1873.
DÉLIRES I , VIERGE FOLLE,
L'ÉPOUX
INFERNAL.
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DÉLIRES
I
VIERGE
FOLLE
L'ÉPOUX INFERNAL
Écoutons la confession d'un
compagnon d'enfer :
"Ô divin Époux,
mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la
plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je
suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
"Pardon, divin
Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes !
Et que de larmes encor plus tard, j'espère!
"Plus tard, je
connaîtrai le divin Époux ! Je suis née
soumise à Lui. − L'autre peut me battre maintenant!
"A présent, je
suis au fond du monde ! O mes amies !... non,
pas mes amies... Jamais délires ni tortures
semblables... Est-ce bête !
"Ah ! je souffre,
je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant
m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables
cœurs.
"Enfin, faisons
cette confidence, quitte à la répéter vingt
autres fois, − aussi morne, aussi insignifiante!"
Je
suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a
perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là.
Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un
fantôme.
Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée
et morte au monde, − on ne me tuera pas !
− Comment vous le décrire ! Je ne sais même
plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai
peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous
voulez, si vous voulez bien !
" Je suis
veuve... − J'étais veuve... − mais oui, j'ai été
bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née
pour devenir squelette!... − Lui était presque
un enfant... Ses délicatesses mystérieuses
m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir
humain pour le suivre. Quelle vie! La vraie vie
est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je
vais où il va, il le faut. Et souvent il
s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon
! −
C'est un Démon,
vous savez, ce n'est pas un homme.
[...]
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
un
compagnon d'enfer :
La plupart des commentateurs pensent que le
narrateur de la Saison (représentation
plus ou moins transposée de l'auteur lui-même)
désigne par cette expression Verlaine.
Il faut pourtant mentionner ici une
polémique qui s'est élevée sur cette question parmi les
spécialistes de Rimbaud. Un article de Jean Donat, publié
en 1995 dans Parade sauvage (op. cit.) fait le point sur
cette discussion : c'est à ce texte que nous empruntons la plupart de
nos informations.
Dans son édition Rimbaud des Classiques
Garnier parue en 1961, Suzanne Bernard résumait ainsi ce
qui faisait alors consensus parmi les rimbaldiens : "Il ne fait
de doute pour personne à l'heure actuelle que la vierge folle est
Verlaine, et que l'époux infernal n'est autre que Rimbaud,
qui est ainsi présenté par lui-même tel qu'il apparaissait à
Verlaine. Ce serait nier l'évidence que de ne pas reconnaître le
faible époux de Mathilde dans des phrases aussi claires que :
"Je suis veuve ... J'étais veuve ... Lui était presque un
enfant ... J'ai oublié tout mon devoir humain pour le
suivre"". Suzanne Bernard pensait ainsi mettre un terme à
une tendance qui s'était manifestée à plusieurs reprises dans le
passé (voir les titres d'Ernest Delahaye et Raymond Clauzel
mentionnés dans notre bibliographie) visant à estomper
l'éclairage un peu cru apporté par cette section de la Saison
sur le couple homosexuel formé par Rimbaud et Verlaine, en refusant
d'identifier ce dernier dans la Vierge folle.
Mais en 1968, Marcel A. Ruff (op.
cit.), propose de remettre en cause l'interprétation courante de Délires
I
et de voir dans la Vierge
folle "l'âme du premier Rimbaud, soumise et tournée vers
Dieu", et qui est maintenant "entraînée par le Rimbaud
libéré, devenu pour elle l'époux infernal".
Rendant compte de cet ouvrage dans Studi
Francesi (op. cit. 1971[1985]) Antoine Fongaro dénonce cette
lecture et avertit des ravages qu'elle risque d'entraîner :
"Il ne reste plus qu'à déplorer qu'une image aussi aberrante
de Rimbaud ait été présentée par un critique à l'autorité
exceptionnelle comme M. Ruff, et dans une collection dont les
volumes forment la pâture des étudiants de littérature française
du monde entier : cela risque d'engager les études rimbaldiennes
dans de fausses pistes, et pour longtemps".
En 1972 paraissent les oeuvres complètes
de Rimbaud dans la prestigieuse collection de La Pléiade (deuxième
Pléiade). Antoine Adam, qui en est le maître d'œuvre,
reprend à son compte la thèse de Ruff : "On admettait
communément que la Vierge folle représentait Verlaine, et que
l'Époux infernal désignait Rimbaud. Il est probable qu'on avait
tort (...). Il semble que les objections faites par M. Ruff à
l'interprétation courante soient décisives".
En 1973, c'est autour de Louis Forestier
de publier une édition de Rimbaud dans la collection Poésie,
chez Gallimard. Il y note que M. Ruff a "suggéré, avec
beaucoup de force et de vraisemblance que ce drôle de ménage,
c'était Rimbaud déchiré aux prises avec lui-même".
Vingt ans plus tard, dans les années 90, une
nouvelle vague d'éditions rimbaldiennes apparaît sur le marché
(édition Jean-Luc Steinmetz chez GF; Louis Forestier chez Bouquins
Laffont; édition du centenaire dirigée par Alain Borer chez Arléa; édition de la
Pochothèque, par Pierre Brunel). Le vent a tourné : plus ou moins
fermement, les éditeurs rétablissent la lecture traditionnelle de Délires
I.
Dans l' "édition du
centenaire" (1991) par exemple, pages 1207-1212, une longue note de Dominique
Noguez instruit le procès de la lecture Clauzel-Ruff-Adam de Délires
I, en l'incluant dans une défense de l'interprétation
biographique des textes littéraires : "Il y a deux façons de
refouler ou de trahir le biographique. La première
―
la plus récente ―,
est celle des gens qui ont annoncé dans les
années 60-70 la mort de l'auteur".
Moins les grands théoriciens structuralistes,
précise le rédacteur de la note, que leurs
épigones, "les partisans du tout texte comme
il y en a du tout nucléaire, ces
ultra-textualistes pressés de fétichiser
le texte comme pur réseau de signes sans
référent." La seconde, poursuit D. Noguez,
est celle de ces "spécialistes de la
littérature aux allures honorables ― je veux dire beuviennes et lansonniennes ―,
donc apparemment irréprochables quant à
l'importance accordée à la vie de l'auteur,
mais qui sous couvert d'histoire littéraire
très biographique, trient, censurent,
traficotent. Rimbaud a été victime des
premiers sous les espèces de certaines analyses
structurales des Illuminations , il a
été encore plus victime des seconds,
particulièrement pour Une saison en enfer
―
ce Verdun littéraire ―
où l'on s'est plus violemment affronté."
Ainsi, précise l'auteur après avoir résumé
la thèse Clauzel-Ruff-Adam,
"l'édulcoration du biographique conduit
les rimbaldologues abusifs à manquer
l'intérêt de ce passage particulier de la Vierge
folle, savoir que Rimbaud n'y fait pas tant
un portrait de Verlaine, avec retranscription
fidèle de propos réels, qu'un portrait de
lui-même vu par Verlaine. Ruse du narcissisme ―
mais alors d'un narcissisme souffrant, même
assez masochiste ―
qui a besoin de la médiation du regard de
l'autre, de l'autre qui l'aime le plus et, en
tout cas, qui le connaît le mieux". Elle
les entraîne, dit aussi D. Noguez, à "une
méconnaissance particulière de l'originalité
de Rimbaud, caractérisée par une utilisation
sans ambages et sans tergiversations, sans souci
des conventions, parfois sans pudeur, des
données de la vie. Et cela nulle part plus que
dans Une saison en enfer, dont l'éclat
unique, dans l'histoire des littératures,
tient à ce que quelqu'un, tout en
écrivant, tout en étant très doué, très
roué, même, pour le faire, tout en étant
très capable d'utiliser les ressources de la
rhétorique, les bouscule en même temps, dans
une espèce de permanent court-circuit, dans ce
que j'appellerais, d'un jeu de mot, une
constante électro(lo)cution, parce qu'il
y a urgence et parce qu'il y va de son salut et
de sa vie."
Dans un ouvrage collectif
paru en 1994 (Dix études sur Une saison en enfer, À la
Baconnière, Genève), Jean Molino ajoute un argument
intéressant. Il invite à comparer le récit de Rimbaud à ce qu'on
peut considérer comme l'envers verlainien d'Une saison en
enfer, c'est à dire les "poèmes diaboliques",
écrits en prison pour la plupart en août 1873 et publiés
seulement en 1885 dans Jadis et Naguère, à la suite de "Crimen
Amoris" : "La Grâce", "Don Juan Pipé",
"L'impénitence finale". Il écrit : "Les
parallélismes entre les textes sont nets. Il convient en
particulier de noter l'allusion à La Dame aux camélias ("Duval,
Dufour, Armand, Maurice", "Délires I") qui introduit
une transposition comparable à celle qui est utilisée dans les
"poèmes diaboliques" : les rapports de la "vierge
folle" et de l'"Époux infernal" sont vus comme dans
des drames bourgeois de la passion. D'une façon générale,
l'attitude et les sentiments de la "vierge folle"
évoquée par Rimbaud correspondent exactement à ceux des diverses
héroïnes des récits de Verlaine et, dans les deux versions, il y
a la même objectivation de l'aventure par le récit et les
commentaires" (op.cit. p. 22-23).
On remarque toutefois chez certains auteurs la volonté de ne pas condamner
ouvertement la thèse à la mode dans les années 70. Citons cette
prise de position significative de Pierre Brunel : " Il
paraît prudent de n'exclure aucune de ces hypothèses pour
éclairer un texte aux significations multiples" (Édition du
centenaire, Arléa, 1991, p.1199).
Plus tard, je
connaîtrai le divin Époux ! Je suis née
soumise à Lui. :
Polémiquant avec
M.A. Ruff, auteur d'un Rimbaud dans la collection Connaissance
des lettres (Hatier, 1968), Antoine Fongaro (op. cit.
1971 [1985], p.58) argumente pour montrer dans cette phrase une allusion de
Rimbaud à la bigoterie résiduelle de Verlaine, du temps même de
leur vie commune :
" M. Ruff objecte d'abord [à
l'identification Vierge folle/Verlaine] que l'invocation de la Vierge
folle au début du texte (O divin Epoux, mon Seigneur [...] Plus tard, je
connaîtrai le divin Époux ! Je suis née
soumise à Lui.) n'a aucun sens si elle est
attribuée à Verlaine entre avril et septembre 1873". Je
commencerai par éliminer cette rigide détermination de date : le
texte de Rimbaud, de toute évidence, envisage globalement
l'aventure du drôle de ménage, c'est une synthèse de tout
ce qui a pu se passer entre Verlaine et Rimbaud depuis septembre
1871. Or il est incontestable (et Vagabonds le prouve)
que celui des deux qui avait le plus d'hésitations, de
repentirs, de lâcheté, de retours de flamme vers la sale
éducation catholique, c'était Verlaine. "L'infirmité"
de celui-ci est évidemment son catholicisme. Et que Verlaine ait
continué à regarder du côté catholique, même pendant sa vie
avec Rimbaud, c'est ce que prouvent plusieurs de ses poèmes de
cette période (cf. en particulier, Birds in the night). Il
est donc tout à fait normal que la Vierge folle Verlaine,
devenue la proie de l'Epoux infernal Rimbaud, songe avec
angoisse à son véritable Époux selon sa religion, c'est-à-dire
le Seigneur (divin Seigneur, trois lignes après),
c'est à dire le divin Époux (divin s'oppose
évidemment à infernal)."
Quelques lignes plus loin, Antoine Fongaro
complète son propos en évoquant l'interprétation du poème Chanson
de la plus haute tour :
" M.
Ruff se demande (p.136) : "Mais que viennent faire ici "la
Notre-Dame" et la Vierge Marie?". C'est tout simplement
Rimbaud qui continue ses sarcasmes contre le catholicisme résiduel
et tenace de Verlaine. Il suffira de citer ici l'antépénultième
strophe de Birds in the night, poème que Verlaine a daté :
"Bruxelles-Londres, septembre-octobre 1872".
Par
instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête,
Et ne voyant pas Notre-Dame luire
Pour l'engouffrement en priant
s'apprête."
Je
suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a
perdu les vierges folles. :
Les "vierges folles" sont, dans l'Évangile
selon Saint Matthieu,
une allégorie de la damnation (parabole des cinq vierges folles et
des cinq vierges sages, XXV, 1-13). Elles représentent le mauvais
chrétien, celui qui ne sera pas admis au paradis, parce qu'il ne
s'y est pas préparé par une vie conforme aux préceptes de la
morale et de la religion.
Antoine Fongaro (op. cit. 1990,
p.37-38) a attiré l'attention de la critique sur des connotations
plus contemporaines de cette allégorie qui, selon lui, ont
influencé directement Rimbaud :
" [...] l'idée de la fable ( le
récit déjà littéraire ! ) de la vierge folle devenue
épouse du diable, et littéralement, physiologiquement, possédée
par le démon, est dans La Sorcière de Michelet. Je renvoie
aux chapitres V, Possession, et VI, Le Pacte, de ce
livre; et sans multiplier les citations topiques, je me contente, en
hommage à l'inventeur, de reprendre ici les pages de
Christian Moncel (dans Rimbaud et les formes monstrueuses de
l'amour).
Celui-ci donne d'abord le passage du
chapitre V, où Michelet décrit la possession de la vierge folle
par le démon :
Même
aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la
femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée
de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait
invisiblement, comme une fumée immonde. Il est un prince des
airs, des tempêtes, et, tout autant, des tempêtes intérieurs.
C'est ce qu'on voit exprimé grossièrement, énergiquement,
sous le portail de Strasbourg.
En tête du cœur des Vierges
folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à
l'abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge
ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot
d'épaisse fumée.
Ce gonflement est un trait cruel
de la possession.
Il cite
ensuite les paroles qu'adresse, au chapitre VI, le démon à la
femme devenue sorcière :
Ne
t'ai-je pas envahie, possédée, emplie de ma flamme ?
J'ai changé, remplacé ton sang.
Il n'est veine de ton corps où je ne circule pas. Tu ne peux
pas savoir toi-même à quel point tu es mon épouse.
[...]
J'ajoute seulement que la formule "les vierges folles"
était couramment employées vers le milieu du XIX° siècle pour
désigner les prostituées. Les vers de La colère de Samson sont
dans toutes les mémoires :
Il ira dans la ville et là les vierges folles
Le prendront dans leurs lacs aux
premières paroles.
Et Alphonse
Esquiros avait publié en 1840 son livre Les Vierges folles.
Cela confère au texte de Rimbaud valeur d'injure contre la putain
Verlaine (dans tous les sens du terme)."
>>> Pour lire
La colère de Samson, d'Alfred de Vigny : http://poesie.webnet.fr/poemes/France/vigny/17.html
Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme.
:
Le
huitième alinéa du texte débute par une séquence de cinq
phrases dont la logique syntaxique, obscurcie par un étrange
"mais" dont on peine à saisir la valeur, nous paraît
hermétique : "Je
suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a
perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là.
Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme.
Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée
et morte au monde, ― on ne me tuera pas ! ― Comment
vous le décrire !"
Comment se fait la suture entre la
troisième et la quatrième phrase? Faut-il comprendre, comme Antoine Adam, un "ce n'est pas
... mais c'est ..." ? Il semble au contraire que cette quatrième phrase, où la
Vierge folle parle d'elle-même, soit enchâssée sans lien logique
dans un paragraphe évoquant la personnalité de l'Époux
infernal. Nous
avouons bien volontiers avoir du mal à comprendre la logique exacte
de cet enchaînement. Aussi reproduisons-nous ci-dessous quelques
commentaires que nous en avons trouvés.
Antoine Adam (Pléiade, 1972, p.964)
écrit : "À prendre cette phrase à la lettre, nous tenons la
réponse à la question sur laquelle les commentateurs se sont
livrés à tant de divagations : cet Époux infernal, ce
n'est pas un spectre ni un fantôme, c'est moi! nous dit Rimbaud,
moi qui ai perdu la sagesse et qui suis damné". N'oublions pas
que pour ce critique, La Vierge folle et l'Époux infernal
ne font qu'un. C'est peut-être ce qui lui permet de tenir pour
quantité négligeable le fait que dans le texte, c'est la Vierge
folle qui a perdu la sagesse et qui est damnée, et non l'époux
infernal !
Alain Coelho
(op. cit. p. 68) commente ainsi :
"Ce n'est pas un spectre, ce n'est
pas un fantôme [...] Comment vous le décrire, précise
la Vierge folle. Ni spectre ni fantôme (il n'est pas un
esprit, pas une formule de liberté pure) Rimbaud va ordonner
ici ce qui, à l'extérieur de lui, immanquablement reste et
s'imprime en tant que son être réel, comme s'il dressait, là,
tout ce à quoi il lui faut échapper.
Si l'on
pense à Vagabonds, qu'on y lit un époux
infernal narrateur, disant de la Vierge
folle : "J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le
rendre à son état primitif de fils du
soleil", l'aventure de lumière alors est
celle qui s'achève sous nos yeux, vécue par la
Vierge folle de Délires
I comme l'accès aux
ténèbres; l'initiateur et fils du soleil n'a
pas été un autre être pour lui, mais une
manière de monstre et l'incarnation de la
fatalité : "Ses délicatesses
mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié
tout mon devoir humain pour le suivre [...] Vous
savez, ce n'est pas un homme".
Pierre Brunel
(op. cit. pages 266-267) évoque cette phrase
dans un développement intitulé Le triomphe
de l'énigme : "Au fur et à mesure
qu'on avance dans le texte, on a l'impression
que les contradictions se multiplient et que l'Époux
infernal présenté par la Vierge folle est de plus en plus
insaisissable [...] La Vierge folle a beau affirmer au début
"Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme", la
formule est trop redondante pour exprimer une véritable certitude.
La Vierge folle a du mal à soumettre l'Époux à l'épreuve de la
réalité. Ou bien elle abolit cette réalité à son profit
("Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au
monde"), ou bien elle reconnaît que son monde lui échappe
("J'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde",
qu'elle n'a peut-être fait que lui prêter une âme
("D'ailleurs je ne me le figurais pas avec une autre
âme"), qu'elle l'a tout au plus imaginé. Comment, dans ces
conditions, pourrait-il ne pas être une créature évanescente? Si
la Vierge folle demande à voir l'assomption de son petit ami, c'est
parce qu'elle voudrait s'en assurer. Elle est de ceux qui, comme
Thomas, ont besoin de voir pour croire".
La vraie vie
est absente. Nous ne sommes pas au monde.
:
Pierre Brunel
(op. cit. p.254) estime que ces deux phrases
"ont été trop souvent isolées de leur
contexte pour être interprétées
allégoriquement (c'est ce que faisait Claudel).
Elles sont d'abord à prendre littéralement :
elles exposent la situation du damné, ou de la
damnée. Mais, étant donné la situation
ambiguë de l'enfer rimbaldien, elles peuvent
dire aussi l'insatisfaction éprouvée en ce
monde." Cependant, dans son édition
récente à la Pochothèque, Pierre Brunel
semble avoir abandonné cette interprétation
nuancée puisqu'il se contente d'écrire (p.424)
: "On cite trop souvent à contresens ces
deux phrases parce qu'on les isole de leur
contexte".
Et souvent il
s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon
!
− C'est un Démon,
vous savez,
ce n'est pas un homme.
:
Antoine Fongaro
(op. cit. 1985 p.58) fait remarquer
l'utilisation significative de l'italique dans
ce passage : " [...] souligner les mots est
une des façons d'indiquer que l'on cite, que
l'on rapporte textuellement l'expression d'un
autre. Observons qu'il y a deux autres formules
soulignées dans Délires
I . D'une part "C'est un Démon,
vous savez, ce n'est pas un homme",
d'autre part : "Il a peut-être des secrets pour changer la
vie?" Qu'il s'agisse là d'expressions de Rimbaud
rapportées par la Vierge folle Verlaine, cela crève les
yeux, que de fois Rimbaud a dû dire : "je ne suis pas un
homme" (je suis un fils du Soleil, ou autre chose analogue) et
"Il faut changer la vie" (inutile de citer des textes de
Rimbaud, ici, je pense) ! Si nous observons ensuite que vers la fin
du troisième quart du texte, l'Époux infernal ayant pris la
parole et s'adressant à la Vierge folle lui dit :
"Quoique ce ne soit guère ragoûtant... chère âme... ",
il ne peut plus subsister aucun doute, l'Époux infernal Rimbaud
appelait la Vierge folle Verlaine : "pauvre âme".
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Commentaire
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Vierge
folle, l'Époux infernal
1° partie (alinéas 1
à 9)
1)
la figure du narrateur :
Le texte s'ouvre sur une annonce du
narrateur : "Écoutons la confession d'un
compagnon d'enfer". La première personne
du pluriel englobe le destinataire du texte (le lecteur) et le
narrateur. Le choix du verbe (écouter) suggère d'ailleurs plutôt
un auditoire qu'un lectorat, comme si nous étions dans un cadre de
communication orale : une représentation théâtrale, une soirée
de contes. Le lecteur de la Saison connaît bien ce
narrateur-bateleur qui apparaît dès le prologue, dialoguant
théâtralement avec Satan et lui dédiant ironiquement
"quelques hideux feuillets de [son] carnet de damné".
Comme le montrent les deux points et les guillemets qui ponctuent la
fin de la phrase, ce narrateur laisse aussitôt la place au
personnage qu'il vient d'annoncer, mais il fera une nouvelle brève
apparition à la dernière phrase du chapitre pour commenter
l'histoire racontée d'un ironique : "Drôle de ménage!".
Ce meneur de jeu est bien entendu une représentation de l'auteur
lui-même. Donner une certaine consistance à cette figure du
narrateur permet à Rimbaud de matérialiser sous la forme d'un
quasi-personnage l'attitude ironique, la distance qui sont les
siennes, au moment où il entreprend la relation rétrospective de
son enfer et où il tente d'en trouver l'issue.
2) de quel "enfer" s'agit-il ?
La parole est donnée à un "compagnon
d'enfer". Il est traditionnel de reconnaître dans ce
"compagnon d'enfer" le poète Paul Verlaine, qui fut le
compagnon de vie d'Arthur Rimbaud entre septembre 1871 et juillet
1873. Nous suivons sur ce point l'analyse convaincante de Suzanne
Bernard dans son édition Rimbaud des Classiques Garnier
(1961) : "Il ne fait
de doute pour personne à l'heure actuelle que la vierge folle est
Verlaine, et que l'époux infernal n'est autre que Rimbaud,
qui est ainsi présenté par lui-même tel qu'il apparaissait à
Verlaine. Ce serait nier l'évidence que de ne pas reconnaître le
faible époux de Mathilde dans des phrases aussi claires que :
"Je suis veuve ... J'étais veuve ... Lui était presque un
enfant ... J'ai oublié tout mon devoir humain pour le
suivre"".
Toute notre analyse du texte confirmera cette intuition de départ.
Et en premier lieu, la nature de l'enfer ici décrit.
Dans le chapitre qui précède immédiatement
celui-ci dans la Saison : Nuit de l'enfer, le narrateur se décrivait soumis aux brûlures d'un
poison et aux flammes de l'enfer. C'est donc dans cette géhenne, figurée
comme dans l'imagerie chrétienne, que le narrateur a eu pour
compagnon celui qui va maintenant s'exprimer. Conformément à cette
imagerie, nous trouvons au cinquième alinéa l'idée
d'un lieu situé "au fond du monde", en bas, où les
damnés sont soumis à des "tortures". Spécialement
celles du feu ("Un peu de fraîcheur, Seigneur..."). La syntaxe heurtée
du monologue attribué au "compagnon d'enfer" mime une
souffrance allant jusqu'à la folie : plaintes, cris, ponctués de points
d'exclamation; phrases inachevées, ponctuées de points de
suspension, bien souvent incohérentes, au moins à première
lecture... Cette élaboration dramatique de la parole du
damné rappelle étroitement le style du chapitre Nuit
de l'enfer.
Cependant, l'enfer n'est ici qu'une métaphore.
Dès ce début de texte, certains indices montrent que
l'enfer dont il est question est avant tout l'enfer moral vécu
par des vivants et non celui où séjournent les morts. Le (ou la)
protagoniste dit par exemple à l'alinéa 3 : "Que de larmes ! Et
que de larmes encore plus tard j'espère". La damnée (Verlaine,
selon notre hypothèse)
chérit son malheur, elle préfère encore pleurer que perdre celui
qu'elle aime et qui la torture. À l'alinéa 6, nous trouvons aussi cette formule :
"Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus
misérables cœurs". Probablement faut-il comprendre : "bien
que chargée du mépris des plus misérables cœurs (étant une
"vierge folle", une fille "perdue"), tout m'est
permis". C'est à dire : je ne suis pas vraiment prisonnière
de mon Satan, rien ne m'empêche de réagir, de dire non, de le
quitter, preuve que l'enfer dont il est question ici n'est qu'un
enfer moral. Plus loin dans le texte, la prétendue
"damnée" exprime à deux reprises sa peur de la mort : "on ne me tuera pas!"
(alinéa 8); "je ne suis pas née pour devenir squelette"
(alinéa 9). L'obsession de la mort est sans doute une
manifestation du désarroi vécu par Verlaine au cours de la crise
morale qu'il vient de traverser dans la dernière période de sa vie
commune avec Rimbaud. En tout cas, elle
prouve que l'énonciatrice du monologue est une personne bien
vivante. De telles formules seraient incompréhensibles dans un
récit mettant en scène de véritables "damnés", au sens
chrétien du terme.
Rimbaud joue donc sur la double signification du
mot "enfer". Premier sens : lieu de damnation éternelle
pour les morts condamnés par Dieu, au moment du jugement dernier,
notion chrétienne dont la parabole biblique des "vierges
folles", comme nous le verrons, est l'illustration. Deuxième
sens : au figuré, hyperbole courante pour désigner une situation
pénible, une grave
crise morale. Cette crise est celle de l'amitié amoureuse qui
a réuni les deux poètes plusieurs années durant.
Les états d'âme décrits par le texte sont ceux de Verlaine
pendant cette période, surtout la fin de cette période, où les
difficultés de la relation entre les deux poètes se sont
exacerbées. L'enfer de la Saison est moins le résultat de
cette crise, l'état de déréliction et de mort morale des deux
amants après leur séparation (comme certains commentaires le
laissent parfois croire) que la crise elle-même, avec les
souffrances qui l'ont accompagnée. C'est un retour en arrière que
nous propose Rimbaud, l'évocation rétrospective d'une période
révolue, artificiellement représentée comme une sorte de journal
intime ("quelques hideux feuillets de
mon carnet de damné").
3) La
féminisation du "compagnon d'enfer" :
Le
"compagnon d'enfer" annoncé par la première phrase du
texte se transforme dès la seconde en un personnage féminin.
L'apparente incohérence a évidemment pour fonction d'alerter le
lecteur sur la présence d'un sens caché : cette "servante" du
"Seigneur" dissimule un homme. Le narrateur aurait pu en
effet annoncer dès le début une Vierge folle, une
compagne d'enfer : l'incohérence aurait été évitée, mais le
sens caché aurait été plus difficile à déceler.
Pourquoi avoir masqué
Verlaine derrière un personnage féminin? Sans doute
avec deux objectifs : forcer le trait de la satire religieuse,
créer une équivoque sexuelle.
Le dialogue de la "Vierge
folle" avec le "divin Époux" constitue une imitation
du Cantique des cantiques et autres poèmes érotico-mystiques où
la créature humaine, l'âme humaine, est représentée par le
partenaire féminin du couple, l'Amante, et où l'Amant représente
Dieu. Mais l'imitation est ici parodie : le langage de la "Vierge
folle" mime de façon quelque peu hyperbolique et ridicule la
rhétorique traditionnelle de l'acte de contrition, le misérable pécheur qui bat sa coulpe ("Je suis perdue ... Je suis impure
... Pardon ! ... Ah pardon !"), et qui s'humilie devant
"son Seigneur" ("servante", "soumise",
"esclave"). L'opposition qui fait son apparition au
quatrième alinéa entre les deux Époux, le divin et
"l'autre", celui que le titre appelle "l'Époux
infernal", contient une probable allusion biographique à la
bigoterie indéracinable de Verlaine : "Plus tard je
connaîtrai le divin Époux! Je suis née soumise à lui. L'autre
peut me battre maintenant." La phrase est à continuer : il
peut me battre mais il ne pourra pas m'arracher à mon véritable
seigneur et maître. L'histoire littéraire a retenu l'épisode de
la "conversion" de Verlaine, à la prison de Mons, où le
poète fut incarcéré à la suite de sa tentative de meurtre sur la
personne de Rimbaud. Conversion suivie, comme on sait, par la
rédaction d'un recueil d'inspiration religieuse : Sagesse (1881).
Mais Rimbaud apporte dans ce passage un témoignage qui contredit ce
mythe de la conversion : il nous montre un Verlaine qui, du temps
même de leur liaison (l'adverbe "maintenant" indique
cette chronologie), exprimait déjà un sentiment de culpabilité
pour l'immoralité de sa vie présente ("j'ai oublié tout mon
devoir pour le suivre"), un sentiment tout religieux de la
faute, et une nostalgie de sa respectabilité perdue ("mais
oui, j'ai été bien sérieuse jadis").
Ce n'est pas non plus sans une
arrière-pensée satirique que Rimbaud met dans la bouche de la Vierge
folle l'expression "moi, la pauvre âme"
("Et souvent il
s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme").
Les italiques utilisés montrent que cette formule est une citation,
une citation de l'Époux infernal. En effet, Rimbaud utilise
fréquemment dans ses textes ce terme, féminin, emprunté au vocabulaire religieux, pour
désigner Verlaine. On peut y discerner soit une moquerie à
l'égard d'une sentimentalité naïve (voir dans ce même texte, 3°
partie : "Quoique ce ne soit
guère ragoûtant..., chère âme..."),
soit une commisération exagérée et parodique (voir dans Chanson
de la plus haute tour : "Ah! Mille veuvages / De la si
pauvre âme / Qui n'a que l'image / De la Notre-Dame! / Est-ce que
l'on prie / La Vierge Marie ?"). Dans chacun de ces exemples,
c'est clairement Verlaine qui est visé pour sa sentimentalité et
sa religiosité.
En même temps qu'il
tourne en ridicule la foi naïve de son ex-compagnon, Rimbaud
rappelle, en le peignant sous les traits d'une femme, la nature
homosexuelle de leur relation et suggère le rôle féminin
que Verlaine tenait dans le couple. Il s'amuse manifestement des
incidences textuelles de cette inversion sexuelle : Verlaine, qui se
plaignait volontiers auprès de Rimbaud d'avoir été obligé de se
séparer de sa femme Mathilde, devient une "veuve". Mais
le malheureux damné s'embrouille dans les temps verbaux ( "Je suis
veuve... ―
J'étais veuve... "). C'est
probablement qu'il est deux fois veuf maintenant : de Mathilde
d'abord, de Rimbaud ensuite. Même hésitation apparemment sur le sexe des ami(e)s, à
moins que ce ne soit sur l'opportunité de les appeler à l'aide : " O mes amies !... non, pas mes amies...
" (Margaret Davies, op. cit. p. 27, propose de voir dans cette
phrase une malicieuse allusion à un ensemble de poèmes verlainiens
d'inspiration saphique intitulé Les Amies, publié en 1868
à Bruxelles).
4)
l'allégorie
de la "Vierge folle":
À
partir du huitième alinéa, le "compagnon d'enfer"
féminisé se voit affublé d'un nom nouveau, annoncé par le titre
: "Vierge folle" ("Je
suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a
perdu les vierges folles.").
Les "vierges folles" sont, dans l'Évangile
selon Saint Matthieu (XXV, 1-13),
une allégorie de la damnation. Elles représentent le mauvais
chrétien, celui qui ne sera pas admis au paradis, parce qu'il ne
s'y est pas préparé par une vie conforme aux préceptes de la
morale et de la religion. Dans cette parabole,
Dieu est l'Époux
qui va célébrer ses noces. Dix vierges, invitées à la fête,
attendent son arrivée. Cinq d'entre elles sont des "vierges
sages", c'est à dire ici réfléchies, prévoyantes. Mais les
cinq autres ―
les "vierges folles" ―, ayant omis
de se munir d'huile pour leur lampe en quantité suffisante, se
voient obligées d'aller s'approvisionner pendant leur veille,
manquant ainsi l'arrivée de l'Époux
qui refusera de les admettre à la noce. "Veillez donc,
conseille la conclusion du récit, parce que vous ne savez ni le
jour, ni l'heure" (l'heure de votre mort et de votre
comparution devant Dieu). En s'identifiant lui-même à la
"vierge folle" de la tradition chrétienne, le
"compagnon d'enfer" indique donc d'abord sa conviction
d'être damné (voir plus loin : "Mais moi qui ai perdu la
sagesse, qui suis damnée et morte au monde [...]").
Une seconde idée apparaît dans cette
phrase, qui n'appartient pas à la référence biblique :
l'asservissement des "vierges folles" à l' "Époux
infernal". Rimbaud, d'après certains commentateurs (Christian
Moncel, Antoine Fongaro), aurait pu
trouver cette idée dans La Sorcière de Michelet. Cet auteur
emploie l'expression "vierges folles" pour désigner les
sorcières, ces femmes que le Moyen-âge décrivait possédées du
démon, envoûtées, et parfois engrossées par Satan. Le même
Antoine Fongaro rappelle
que cette expression désigne parfois les prostituées dans la
littérature du XIX° siècle (voir citation de Vigny dans la
rubrique "interprétations").
Ces connotations contemporaines de l'allégorie des vierges folles
accentuent la valeur péjorative de l'expression, soit que Rimbaud
veuille aggraver l'insulte faite à Verlaine (c'est
l'interprétation d'Antoine Fongaro), soit qu'il veuille au
contraire critiquer chez Verlaine un absurde complexe de
culpabilité hérité de son éducation chrétienne. Car il ne faut
pas oublier que c'est Verlaine qui parle ici, et qui s'accuse devant
Dieu d'être une sorcière, une putain.
5) présentation de
l'Époux infernal.
La métaphore de la Vierge folle
"esclave de l'Époux infernal" offre aussi à Rimbaud
l'occasion d'un portrait de l'artiste en "Satan adolescent"
(l'expression est de Verlaine dans Crimen amoris, poème de
son recueil Jadis et Naguère).
Notons d'abord que la phrase : " Lui était presque
un enfant... " ne laisse aucun doute sur
l'identité de
l'Époux infernal. Il s'agit de Rimbaud. Rimbaud a dix-sept ans
lorsqu'il rencontre Verlaine pour la première fois en Juillet 1871,
et tous les témoignages concordent pour décrire l'allure
extrêmement juvénile de l'auteur du Bateau ivre,
contrastant de façon spectaculaire avec la maturité de son génie
poétique. Verlaine lui-même, dans Crimen amoris, nous a
laissé de Rimbaud un portrait similaire : "Or, le plus beau
d'entre tous ces mauvais anges / Avait seize ans sous sa couronne de
fleurs / etc."
La Vierge folle dénonce le comportement
contradictoire, incompréhensible, de son amant, oscillant en
permanence entre la tendresse ("Ses délicatesses mystérieuses
m'avaient séduite") et la brutalité
("Et souvent il
s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme.").
Mais surtout, elle semble lui reprocher de
l'avoir entraînée avec lui hors du monde (" Nous ne sommes pas au
monde"; "damnée
et morte au monde"). Les commentateurs
expliquent souvent ces expressions par l'idée de l'enfer : la Vierge
folle n'est plus dans le monde puisqu'elle est morte et condamnée
au feu éternel. Mais le contexte des deux Délires (Vierge
folle et Alchimie du verbe) suggère de donner à ces
phrases un sens plus riche. Sens par ailleurs confirmé par la
présence de la formule : "La vraie vie est absente".
Cette phrase a fait l'objet de polémiques. Elle a été
traditionnellement répertoriée comme une maxime rimbaldienne
typique signifiant le caractère insatisfaisant de la vie réelle.
Mais, plus récemment, la critique a fait remarquer que, dans la
bouche de la Vierge folle, cette phrase a exactement le sens
opposé : je ne suis plus dans la vie réelle, je suis morte, je
suis en enfer. Au point que Pierre Brunel, dans son édition
récente à la Pochothèque, considère la lecture traditionnelle de
cette phrase (la lecture idéaliste, claudélienne) comme un "contresens".
Nous ne sommes pas de cet avis. Nous pensons au contraire qu'il faut
entendre à la fois dans cette phrase deux sens qui ne sont opposés
qu'en apparence. La Vierge folle, dans le style
elliptique que son amant affectionne, tient en quelque sorte le discours suivant
: «Parce
que l'existence commune est tellement insatisfaisante, parce que
― comme "il" a coutume de dire
― "la vraie vie est absente" (sens n°1), nous avons
voulu nous absenter du monde réel (sens n°2) pour vivre
dans le rêve. Mais ce monde du rêve fut pour
nous proprement l'enfer. Car, pour satisfaire
notre quête d'inconnu, nous dûmes avoir
recours à des drogues mortelles, illusoires et cruelles.» (Ces drogues pourvoyeuses d'illusion sont
ce que toute la Saison condamne : l'usage des
"poisons", des "paradis artificiels" (Nuit de
l'enfer), la quête de l'amour réinventé (Délires I)
et le culte d'une poésie hallucinée (Délires II)).
Entraînée par l'Époux infernal
- Rimbaud dans un monde de fantasmes et de fatales illusions, la Vierge
folle - Verlaine semble éprouver une grande difficulté à
décider si son compagnon est un homme ordinaire ou un être
surnaturel. Comme le dit Pierre Brunel, "La
Vierge folle a beau affirmer au début "Ce n'est pas un
spectre, ce n'est pas un fantôme", la formule est trop
redondante pour exprimer une véritable certitude." (op.
cit.
p. 266). N'affirme-t-elle pas par ailleurs à de multiples reprises
qu'il est un démon : "C'est un Démon vous savez, ce n'est
pas un homme"? Cette dernière affirmation, reproduite en
italique, se présente comme une citation. Il s'agit d'une citation de l'Époux par
la
Vierge folle (voir dans notre rubrique
"interprétations" l'exégèse d'Antoine Fongaro sur ce
passage); citation sans trace d'ironie ou
d'une distance quelconque, ce qui semble prouver que la Vierge
folle adhère, au moins par moments, à l'image mythifiée du
surhomme, du mage, du "voyant", que l'Époux
cherche à donner de lui-même. Sauf que pour elle,
maintenant, cette essence spirituelle a subi une inversion de valeur
: le "fils du soleil" (Vagabonds) est devenu un
"mauvais ange" (Crimen amoris), un
"Démon". Alain Coelho résume excellemment cette idée
quand il écrit : "Si l'on
pense à Vagabonds, qu'on y lit un époux
infernal narrateur, disant de la Vierge
folle : "J'avais en effet, en toute
sincérité d'esprit, pris l'engagement de le
rendre à son état primitif de fils du
soleil", l'aventure de lumière alors est
celle qui s'achève sous nos yeux, vécue par la
Vierge folle de Délires
I comme l'accès aux
ténèbres; l'initiateur et fils du soleil n'a
pas été un autre être pour lui, mais une
manière de monstre et l'incarnation de la
fatalité" (op. cit. p.68).
|
Annexe
______
Plan
détaillé et texte intégral du chapitre.
|
|
DÉLIRES
I
VIERGE
FOLLE
L'ÉPOUX INFERNAL
|
Les
remords et les souffrances de la Vierge folle.
|
Écoutons la confession d'un
compagnon d'enfer :
"Ô divin Époux,
mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la
plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je
suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
"Pardon, divin
Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes !
Et que de larmes encor plus tard, j'espère !
"Plus tard, je
connaîtrai le divin Époux ! Je suis née
soumise à Lui. ― L'autre peut me battre maintenant !
"A présent, je
suis au fond du monde ! O mes amies !... non,
pas mes amies... Jamais délires ni tortures
semblables... Est-ce bête !
"Ah ! je souffre,
je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant
m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables
cœurs.
"Enfin, faisons
cette confidence, quitte à la répéter vingt
autres fois, ― aussi morne, aussi insignifiante !"
Je
suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a
perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là.
Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme.
Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée
et morte au monde, ― on ne me tuera pas ! ― Comment vous le décrire ! Je ne sais même
plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai
peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous
voulez, si vous voulez bien !
" Je suis
veuve... ― J'étais veuve... ― mais oui, j'ai été
bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née
pour devenir squelette !... ― Lui était presque
un enfant... Ses délicatesses mystérieuses
m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir
humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie
est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je
vais où il va, il le faut. Et souvent il
s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon
! ― C'est un Démon,
vous savez, ce n'est pas un homme.
|
Portrait
de l'Époux infernal
Amour ou haine des femmes?
(1°discours)
|
"Il dit : "Je
n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer,
on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir un
position assurée. La position gagnée, cœur et
beauté sont mis de côté : il ne reste que
froid dédain, l'aliment du mariage,
aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec
les signes du bonheur, dont, moi, j'aurais pu
faire de bonnes camarades, dévorées tout
d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers..."
|
Victime
ou Bourreau?
(2°discours)
|
"Je l'écoute
faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté
un charme : "Je suis de race lointaine :
mes pères étaient Scandinaves : ils se perçaient
les côtes, buvaient leur sang. ― Je me ferai des
entailles par tout le corps, je me tatouerai, je
veux devenir hideux comme un Mongol : tu verras,
je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien
fou de rage. Ne me montre jamais de bijoux, je
ramperais et me tordrais sur le tapis. Ma
richesse, je la voudrais tachée de sang
partout. Jamais je ne travaillerai..."
Plusieurs nuits, son démon me saisissant, nous
roulions, je luttais avec lui ! ― Les nuits, souvent,
ivre, il se poste dans des rues ou dans des
maisons, pour m'épouvanter mortellement. ― "On me coupera
vraiment le cou ; ce sera dégoûtant." Oh
! ces jours où il veut marcher avec l'air du
crime !
|
Méchanceté
ou Bonté?
|
"Parfois il parle,
en une façon de patois attendri, de la mort qui
fait repentir, des malheureux qui existent
certainement, des travaux pénibles, des départs
qui déchirent les cœurs. Dans les bouges où
nous nous enivrions, il pleurait en considérant ceux
qui nous entouraient, bétail de la misère. Il
relevait les ivrognes dans les rues noires. Il
avait la pitié d'une mère méchante pour les
petits enfants. ― Il s'en allait avec
des gentillesses de petite fille au catéchisme.
|
Curiosité ou Cuistrerie?
|
― Il feignait d'être
éclairé sur tout, commerce, art, médecine.
― Je le suivais, il
le faut!
|
Magicien
ou imposteur?
|
"Je voyais tout le
décor dont, en esprit, il s'entourait ; vêtements,
draps, meubles : je lui prêtais des armes, une
autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait,
comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand
il me semblait avoir l'esprit inerte, je le
suivais, moi, dans des actions étranges et
compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais
sûre de ne jamais entrer dans son monde. A côté
de son cher corps endormi, que d'heures des
nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il
voulait tant s'évader de la réalité. Jamais
l'homme n'eut pareil vœu. Je reconnaissais, ― sans craindre pour
lui, ― qu'il pouvait être
un sérieux danger dans la société. ― Il a peut-être des
secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait
qu'en chercher, me répliquais-je.
|
Une charité ensorcelée
|
Enfin sa charité est ensorcelée, et j'en suis
la prisonnière. Aucune autre âme n'aurait
assez de force, ― force de désespoir ! ― pour
la supporter, ― pour être protégée et aimée
par lui. D'ailleurs, je ne me le figurais pas
avec une autre âme : on voit son Ange, jamais
l'Ange d'un autre, ― je crois. J'étais dans son
âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne
pas voir une personne si peu noble que vous :
voilà tout. Hélas ! je dépendais bien de lui.
Mais que voulait-il avec mon existence terne et
lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne
me faisait pas mourir ! Tristement dépitée, je
lui dis quelquefois : "Je te
comprends." Il haussait les épaules.
|
Le
jeu de la charité
"Il faut que j'en
aide d'autres" : le chantage à la
séparation.
|
"Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans
cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux,
― comme à tous les yeux qui auraient voulu me
fixer, si je n'eusse été condamnée pour
jamais à l'oubli de tous ! ― j'avais de plus en
plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses
étreintes amies, c'était bien un ciel, un
sombre ciel, où j'entrais, et où j'aurais
voulu être laissée, pauvre, sourde, muette,
aveugle. Déjà j'en prenais l'habitude. Je nous
voyais comme deux bons enfants, libres de se
promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous
accordions. Bien émus, nous travaillions
ensemble. Mais, après une pénétrante caresse,
il disait : "Comme ça te paraîtra drôle,
quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé.
Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni
mon cœur pour t'y reposer, ni cette bouche sur
tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille,
très loin, un jour. Puis il faut que j'en aide
d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit
guère ragoûtant..., chère âme..." Tout
de suite je me pressentais, lui parti, en proie
au vertige, précipitée dans l'ombre la plus
affreuse : la mort. Je lui faisais promettre
qu'il ne me lâcherait pas. Il l'a faite vingt
fois, cette promesse d'amant. C'était aussi
frivole que moi lui disant : "Je te
comprends."
"Ah ! je n'ai
jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera
pas, je crois. Que devenir ? Il n'a pas une
connaissance ; il ne travaillera jamais. Il veut
vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité
lui donneraient-elles droit dans le monde réel
?
|
Les
promesses du "voyant"
|
Par instants, j'oublie la pitié où je suis
tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons,
nous chasserons dans les déserts, nous
dormirons sur les pavés des villes inconnues,
sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai,
et les lois et les mœurs auront changé, ― grâce
à son pouvoir magique, ― le monde, en restant
le même, me laissera à mes désirs, joies,
nonchalances. Oh ! la vie d'aventures qui existe
dans les livres des enfants, pour me récompenser,
j'ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne
peut pas. J'ignore son idéal. il m'a dit avoir
des regrets, des espoirs : cela ne doit pas me
regarder. Parle-t-il à Dieu ? Peut-être
devrais-je m'adresser à Dieu. Je suis au plus
profond de l'abîme, et je ne sais plus prier.
"S'il m'expliquait
ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses
railleries ?
|
"C'est notre sort
à nous cœurs charitables" : le reproche
d'ingratitude.
|
Il m'attaque, il passe des heures à me faire
honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et
s'indigne si je pleure.
" ― Tu vois cet élégant
jeune homme, entrant dans la belle et calme
maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand,
Maurice, que sais-je ? Une femme s'est dévouée
à aimer ce méchant idiot : elle est morte,
c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu
me feras mourir comme il a fait mourir cette
femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables..."
|
L'assomption
du "voyant"
|
Hélas! il avait des jours où tous les hommes
agissant lui paraissaient les jouets de délires
grotesques : il riait affreusement, longtemps. ―
Puis, il reprenait ses manières de jeune mère,
de sœur aimée. S'il était moins sauvage, nous
serions sauvés ! Mais sa douceur aussi est
mortelle. Je lui suis soumise. ―
Ah ! je suis
folle !
"Un jour peut-être
il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut
que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que
je voie un peu l'assomption de mon petit ami
!"
Drôle de ménage !
|
Bibliographie |
|
Les Illuminations
et Une saison en enfer de Rimbaud, par Ernest
Delahaye (Messein, 1927) repris dans Delahaye
témoin de Rimbaud, par Frédéric Eigeldinger et André
Gendre, À la Baconnière, 1974. |
Une saison en enfer
et Arthur Rimbaud, par Raymond Clauzel, Société
Française d'Éditions Littéraires et Techniques, Edgar
Malfère, 1931. |
Rimbaud par lui-même,
par Yves Bonnefoy, pages 89-105 (L'Entreprise de charité)
et 106-134 (Une saison en enfer), Seuil, 1961. |
Rimbaud, l'homme et
l'œuvre, par Marcel A.Ruff, Paris, Hatier, 1968. |
Vagabonds et Délires
I, par Antoine Fongaro, dans Studi francesi
mai-août 1971, repris dans Lire Illuminations,
Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, pages
55-61, 1985 et dans De la lettre à l'esprit, pages
233-240, Champion, 2004. |
Le thème du couple chez
Rimbaud; la Vierge folle et l'Époux infernal dans les Illuminations
et Une saison en enfer, par Marie-Joséphine
Whitaker, dans Rimbaud vivant n°2, p. 45-57, 1973. |
Une saison en enfer,
par Margaret Davies, dans La Revue des lettres modernes,
Série Rimbaud, Hommage anglo-saxon, p.17-40, Minard 1973.
Spécialement les pages : 27-30. |
Rimbaud et les formes
monstrueuses de l'amour, par Christian Moncel, 1980 (spécialement
les pages 26-27) et
Rimbaud ou le renoncement à l'idéal baudelairien, par
Alain Dumaine, 1997, Petite revue de l'Indiscipline,
Lyon. |
Délires I ou le théâtre
du double, par J.Biard, dans Lectures de Rimbaud,
pages 117-124, Revue de l'Université de Bruxelles, 1982,
1-2. |
La Cruelle Charité
d'Arthur Rimbaud, par Jean-Luc Steinmetz, dans Rimbaud
multiple, Colloque de Cerisy, pages 245-268, Bedou/Touzot
éditeurs, 1986. |
Une saison en enfer,
édition critique par Pierre Brunel, José Corti, 1987.
Plus particulièrement les pages 247-269 (notes et commentaire
de Délires I) |
Se dire et se taire : l'écriture
d'Une saison en enfer, par Danièle Bandellier, À
la Baconnière, 1988. Plus particulièrement les pages
122-136 (Réflexivité et niveaux de l'oeuvre /
L'introduction et Délires I ). |
Matthieu? Non! Michelet,
par Antoine Fongaro, dans Matériaux pour lire Rimbaud,
Presses Universitaires du Mirail -Toulouse, 1990. |
Oeuvre-vie, édition
du centenaire, sous la direction d'Alain Borer, Arléa, 1991
: note de Dominique Noguez, pages 1207-1212. |
Lecture de Délires I,
par Hiroo Yuasa, dans Dix études sur Une saison en
enfer, pages 83-92, À
la Baconnière, 1994. |
Rimbaud, la
critique universitaire et le point de vue d'un poète, par
Jean Donat, dans Parade sauvage n°12, pages 50-62, décembre 1995. |
Arthur Rimbaud
fin de la littérature, lecture d'Une saison en enfer,
par Alain Coelho, Joseph K.,1995. Chapitre Délires
I,
la voix de l'autre, pages 63-71. |
Une saison en enfer,
étude de l'œuvre par Claude Jeancolas (avec une étude de Matin
par Thierry Méranger), Repères Hachette, 1998 (pages 58-62 pour Délire I). |
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