Une saison en enfer, avril-août 1873.

DÉLIRES I , VIERGE FOLLE, L'ÉPOUX INFERNAL.

 

interprétations commentaire bibliographie

DÉLIRES

I

VIERGE FOLLE
L'ÉPOUX INFERNAL

 

     Écoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
     "Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
     "Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j'espère!
     "Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. L'autre peut me battre maintenant!
     "A présent, je suis au fond du monde ! O mes amies !... non, pas mes amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
     "Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs.
     "Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres fois, aussi morne, aussi insignifiante!"
      Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, on ne me tuera pas ! Comment vous le décrire ! Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !
     " Je suis veuve...  J'étais veuve...  mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette!... Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme.

[...]


 

Interprétations

remonter commentaire bibliographie
 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 

un compagnon d'enfer :
     La plupart des commentateurs pensent que le narrateur de la Saison (
représentation plus ou moins transposée de l'auteur lui-même) désigne par cette expression Verlaine.
     Il faut pourtant mentionner ici une polémique qui s'est élevée sur cette question parmi les spécialistes de Rimbaud. Un article de Jean Donat, publié en 1995 dans Parade sauvage (op. cit.) fait le point sur cette discussion : c'est à ce texte que nous empruntons la plupart de nos informations.
     Dans son édition Rimbaud des Classiques Garnier parue en 1961, Suzanne Bernard résumait ainsi ce qui faisait alors consensus parmi les rimbaldiens : "Il ne fait de doute pour personne à l'heure actuelle que la vierge folle est Verlaine, et que l'époux infernal n'est autre que Rimbaud, qui est ainsi présenté par lui-même tel qu'il apparaissait à Verlaine. Ce serait nier l'évidence que de ne pas reconnaître le faible époux de Mathilde dans des phrases aussi claires que : "Je suis veuve ... J'étais veuve ... Lui était presque un enfant ... J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre"". Suzanne Bernard pensait ainsi mettre un terme à une tendance qui s'était manifestée à plusieurs reprises dans le passé (voir les titres d'Ernest Delahaye et Raymond Clauzel mentionnés dans notre bibliographie) visant à estomper l'éclairage un peu cru apporté par cette section de la Saison sur le couple homosexuel formé par Rimbaud et Verlaine, en refusant d'identifier ce dernier dans la Vierge folle.
     Mais en 1968, Marcel A. Ruff (op. cit.), propose de remettre en cause l'interprétation courante de Délires
I et de voir dans la Vierge folle "l'âme du premier Rimbaud, soumise et tournée vers Dieu", et qui est maintenant "entraînée par le Rimbaud libéré, devenu pour elle l'époux infernal".
     Rendant compte de cet ouvrage dans Studi Francesi (op. cit. 1971[1985]) Antoine Fongaro dénonce cette lecture et avertit des ravages qu'elle risque d'entraîner : "Il ne reste plus qu'à déplorer qu'une image aussi aberrante de Rimbaud ait été présentée par un critique à l'autorité exceptionnelle comme M. Ruff, et dans une collection dont les volumes forment la pâture des étudiants de littérature française du monde entier : cela risque d'engager les études rimbaldiennes dans de fausses pistes, et pour longtemps".
     En 1972 paraissent les oeuvres complètes de Rimbaud dans la prestigieuse collection de La Pléiade (deuxième Pléiade). Antoine Adam, qui en est le maître d'œuvre, reprend à son compte la thèse de Ruff : "On admettait communément que la Vierge folle représentait Verlaine, et que l'Époux infernal désignait Rimbaud. Il est probable qu'on avait tort (...). Il semble que les objections faites par M. Ruff à l'interprétation courante soient décisives". 
     En 1973, c'est autour de Louis Forestier de publier une édition de Rimbaud dans la collection Poésie, chez Gallimard. Il y note que M. Ruff a "suggéré, avec beaucoup de force et de vraisemblance que ce drôle de ménage, c'était Rimbaud déchiré aux prises avec lui-même".
    Vingt ans plus tard, dans les années 90, une nouvelle vague d'éditions rimbaldiennes apparaît sur le marché (édition Jean-Luc Steinmetz chez GF; Louis Forestier chez Bouquins Laffont; édition du centenaire dirigée par Alain Borer chez Arléa; édition de la Pochothèque, par Pierre Brunel). Le vent a tourné : plus ou moins fermement, les éditeurs rétablissent la lecture traditionnelle de Délires
I
     Dans l' "édition du centenaire" (1991) par exemple, pages 1207-1212, une longue note de Dominique Noguez instruit le procès de la lecture Clauzel-Ruff-Adam de Délires I, en l'incluant dans une défense de l'interprétation biographique des textes littéraires : "Il y a deux façons de refouler ou de trahir le biographique. La première
la plus récente ―, est celle des gens qui ont annoncé dans les années 60-70 la mort de l'auteur". Moins les grands théoriciens structuralistes, précise le rédacteur de la note, que leurs épigones, "les partisans du tout texte comme il y en a du tout nucléaire, ces ultra-textualistes pressés de fétichiser le texte comme pur réseau de signes sans référent." La seconde, poursuit D. Noguez, est celle de ces "spécialistes de la littérature aux allures honorables ― je veux dire beuviennes et lansonniennes ―, donc apparemment irréprochables quant à l'importance accordée à la vie de l'auteur, mais qui sous couvert d'histoire littéraire très biographique, trient, censurent, traficotent. Rimbaud a été victime des premiers sous les espèces de certaines analyses structurales des Illuminations , il a été encore plus victime des seconds, particulièrement pour Une saison en enfer
ce Verdun littéraire ― où l'on s'est plus violemment affronté." Ainsi, précise l'auteur après avoir résumé la thèse Clauzel-Ruff-Adam, "l'édulcoration du biographique conduit les rimbaldologues abusifs à manquer l'intérêt de ce passage particulier de la Vierge folle, savoir que Rimbaud n'y fait pas tant un portrait de Verlaine, avec retranscription fidèle de propos réels, qu'un portrait de lui-même vu par Verlaine. Ruse du narcissisme ― mais alors d'un narcissisme souffrant, même assez masochiste ― qui a besoin de la médiation du regard de l'autre, de l'autre qui l'aime le plus et, en tout cas, qui le connaît le mieux". Elle les entraîne, dit aussi D. Noguez, à "une méconnaissance particulière de l'originalité de Rimbaud, caractérisée par une utilisation sans ambages et sans tergiversations, sans souci des conventions, parfois sans pudeur, des données de la vie. Et cela nulle part plus que dans Une saison en enfer, dont l'éclat unique, dans l'histoire des littératures,  tient à ce que quelqu'un, tout en écrivant, tout en étant très doué, très roué, même, pour le faire, tout en étant très capable d'utiliser les ressources de la rhétorique, les bouscule en même temps, dans une espèce de permanent court-circuit, dans ce que j'appellerais, d'un jeu de mot, une constante électro(lo)cution, parce qu'il y a urgence et parce qu'il y va de son salut et de sa vie."
        Dans un ouvrage collectif paru en 1994 (Dix études sur Une saison en enfer, À la Baconnière, Genève), Jean Molino ajoute un argument intéressant. Il invite à comparer le récit de Rimbaud à ce qu'on peut considérer comme l'envers verlainien d'Une saison en enfer, c'est à dire les "poèmes diaboliques", écrits en prison pour la plupart en août 1873 et publiés seulement en 1885 dans Jadis et Naguère, à la suite de "Crimen Amoris" : "La Grâce", "Don Juan Pipé", "L'impénitence finale". Il écrit : "Les parallélismes entre les textes sont nets. Il convient en particulier de noter l'allusion à La Dame aux camélias ("Duval, Dufour, Armand, Maurice", "Délires I") qui introduit une transposition comparable à celle qui est utilisée dans les "poèmes diaboliques" : les rapports de la "vierge folle" et de l'"Époux infernal" sont vus comme dans des drames bourgeois de la passion. D'une façon générale, l'attitude et les sentiments de la "vierge folle" évoquée par Rimbaud correspondent exactement à ceux des diverses héroïnes des récits de Verlaine et, dans les deux versions, il y a la même objectivation de l'aventure par le récit et les commentaires" (op.cit. p. 22-23).

      On remarque toutefois chez certains auteurs la volonté de ne pas condamner ouvertement la thèse à la mode dans les années 70. Citons cette prise de position significative de Pierre Brunel : " Il paraît prudent de n'exclure aucune de ces hypothèses pour éclairer un texte aux significations multiples" (Édition du centenaire, Arléa, 1991, p.1199). 


Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. :
     Polémiquant avec M.A. Ruff, auteur d'un Rimbaud dans la collection Connaissance des lettres (Hatier, 1968), Antoine Fongaro (op. cit. 1971 [1985], p.58) argumente pour montrer dans cette phrase une allusion de Rimbaud à la bigoterie résiduelle de Verlaine, du temps même de leur vie commune :
     " M. Ruff objecte d'abord [à l'identification Vierge folle/Verlaine] que l'invocation de la Vierge folle au début du texte (O divin Epoux, mon Seigneur [...] Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui.) n'a aucun sens si elle est attribuée à Verlaine entre avril et septembre 1873". Je commencerai par éliminer cette rigide détermination de date : le texte de Rimbaud, de toute évidence, envisage globalement l'aventure du drôle de ménage, c'est une synthèse de tout ce qui a pu se passer entre Verlaine et Rimbaud depuis septembre 1871. Or il est incontestable  (et Vagabonds le prouve) que celui des deux qui avait le plus d'hésitations, de repentirs, de lâcheté, de retours de flamme vers la sale éducation catholique, c'était Verlaine. "L'infirmité" de celui-ci est évidemment son catholicisme. Et que Verlaine ait continué à regarder du côté catholique, même pendant sa vie avec Rimbaud, c'est ce que prouvent plusieurs de ses poèmes de cette période (cf. en particulier, Birds in the night). Il est donc tout à fait normal que la Vierge folle Verlaine, devenue la proie de l'Epoux infernal Rimbaud, songe avec angoisse à son véritable Époux selon sa religion, c'est-à-dire le Seigneur (divin Seigneur, trois lignes après), c'est à dire le divin Époux (divin s'oppose évidemment à infernal)."
     Quelques lignes plus loin, Antoine Fongaro complète son propos en évoquant l'interprétation du poème Chanson de la plus haute tour :
      " M. Ruff se demande (p.136) : "Mais que viennent faire ici "la Notre-Dame" et la Vierge Marie?". C'est tout simplement Rimbaud qui continue ses sarcasmes contre le catholicisme résiduel et tenace de Verlaine. Il suffira de citer ici l'antépénultième strophe de Birds in the night, poème que Verlaine a daté : "Bruxelles-Londres, septembre-octobre 1872".

     Par instants je suis le pauvre navire
     Qui court démâté parmi la tempête,
     Et ne voyant pas Notre-Dame luire
     Pour l'engouffrement en priant s'apprête.

 

Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. :
     Les "vierges folles" sont, dans l'Évangile selon Saint Matthieu, une allégorie de la damnation (parabole des cinq vierges folles et des cinq vierges sages, XXV, 1-13). Elles représentent le mauvais chrétien, celui qui ne sera pas admis au paradis, parce qu'il ne s'y est pas préparé par une vie conforme aux préceptes de la morale et de la religion.
     Antoine Fongaro (op. cit. 1990, p.37-38) a attiré l'attention de la critique sur des connotations plus contemporaines de cette allégorie qui, selon lui, ont influencé directement Rimbaud : 

     " [...] l'idée de la fable ( le récit déjà littéraire ! ) de la vierge folle devenue épouse du diable, et littéralement, physiologiquement, possédée par le démon, est dans La Sorcière de Michelet. Je renvoie aux chapitres V, Possession, et VI, Le Pacte, de ce livre; et sans multiplier les citations topiques, je me contente, en hommage à l'inventeur, de reprendre ici les pages de Christian Moncel (dans Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour). 
    
Celui-ci donne d'abord le passage du chapitre V, où Michelet décrit la possession de la vierge folle par le démon : 

      Même aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invisiblement, comme une fumée immonde. Il est un prince des airs, des tempêtes, et, tout autant, des tempêtes intérieurs. C'est ce qu'on voit exprimé grossièrement, énergiquement, sous le portail de Strasbourg.
      En tête du cœur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à l'abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot d'épaisse fumée.
      Ce gonflement est un trait cruel de la possession.

     Il cite ensuite les paroles qu'adresse, au chapitre VI, le démon à la femme devenue sorcière :

      Ne t'ai-je pas envahie, possédée, emplie de ma flamme ?
      J'ai changé, remplacé ton sang. Il n'est veine de ton corps où je ne circule pas. Tu ne peux pas savoir toi-même à quel point tu es mon épouse.

     [...] J'ajoute seulement que la formule "les vierges folles" était couramment employées vers le milieu du XIX° siècle pour désigner les prostituées. Les vers de La colère de Samson sont dans toutes les mémoires :

      Il ira dans la ville et là les vierges folles
      Le prendront dans leurs lacs aux premières paroles.

     Et Alphonse Esquiros avait publié en 1840 son livre Les Vierges folles. Cela confère au texte de Rimbaud valeur d'injure contre la putain Verlaine (dans tous les sens du terme)."

>>> Pour lire La colère de Samson, d'Alfred de Vigny : http://poesie.webnet.fr/poemes/France/vigny/17.html

 

Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. :
     Le huitième alinéa du texte débute par une séquence de cinq phrases dont la logique syntaxique, obscurcie par un étrange "mais" dont on peine à saisir la valeur, nous paraît hermétique : "Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, on ne me tuera pas ! Comment vous le décrire !"  
     Comment se fait la suture entre la troisième et la quatrième phrase? Faut-il comprendre, comme Antoine Adam, un "ce n'est pas ... mais c'est ..." ? Il semble au contraire que cette quatrième phrase, où la Vierge folle parle d'elle-même, soit enchâssée sans lien logique dans un paragraphe évoquant la personnalité de l'
Époux infernal. Nous avouons bien volontiers avoir du mal à comprendre la logique exacte de cet enchaînement. Aussi reproduisons-nous ci-dessous quelques commentaires que nous en avons trouvés.       
     Antoine Adam (Pléiade, 1972, p.964) écrit : "À prendre cette phrase à la lettre, nous tenons la réponse à la question sur laquelle les commentateurs se sont livrés à tant de divagations : cet Époux infernal, ce n'est pas un spectre ni un fantôme, c'est moi! nous dit Rimbaud, moi qui ai perdu la sagesse et qui suis damné". N'oublions pas que pour ce critique, La Vierge folle et l'Époux infernal ne font qu'un. C'est peut-être ce qui lui permet de tenir pour quantité négligeable le fait que dans le texte, c'est la Vierge folle qui a perdu la sagesse et qui est damnée, et non l'époux infernal !
     Alain Coelho (op. cit. p. 68) commente ainsi : 
     "Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme [...] Comment vous le décrire, précise la Vierge folle. Ni spectre ni fantôme (il n'est pas un esprit, pas une formule de liberté pure) Rimbaud va ordonner ici ce qui, à l'extérieur de lui, immanquablement reste et s'imprime en tant que son être réel, comme s'il dressait, là, tout ce à quoi il lui faut échapper.
     Si l'on pense à Vagabonds, qu'on y lit un époux infernal narrateur, disant de la Vierge folle : "J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil", l'aventure de lumière alors est celle qui s'achève sous nos yeux, vécue par la Vierge folle de Délires I comme l'accès aux ténèbres; l'initiateur et fils du soleil n'a pas été un autre être pour lui, mais une manière de monstre et l'incarnation de la fatalité : "Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre [...] Vous savez, ce n'est pas un homme".
     Pierre Brunel (op. cit. pages 266-267) évoque cette phrase dans un développement intitulé Le triomphe de l'énigme : "Au fur et à mesure qu'on avance dans le texte, on a l'impression que les contradictions se multiplient et que l'Époux infernal présenté par la Vierge folle est de plus en plus insaisissable [...] La Vierge folle a beau affirmer au début "Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme", la formule est trop redondante pour exprimer une véritable certitude. La Vierge folle a du mal à soumettre l'Époux à l'épreuve de la réalité. Ou bien elle abolit cette réalité à son profit ("Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde"), ou bien elle reconnaît que son monde lui échappe ("J'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde", qu'elle n'a peut-être fait que lui prêter une âme ("D'ailleurs je ne me le figurais pas avec une autre âme"), qu'elle l'a tout au plus imaginé. Comment, dans ces conditions, pourrait-il ne pas être une créature évanescente? Si la Vierge folle demande à voir l'assomption de son petit ami, c'est parce qu'elle voudrait s'en assurer. Elle est de ceux qui, comme Thomas, ont besoin de voir pour croire".

 

La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. :
     Pierre Brunel (op. cit. p.254) estime que ces deux phrases "ont été trop souvent isolées de leur contexte pour être interprétées allégoriquement (c'est ce que faisait Claudel). Elles sont d'abord à prendre littéralement : elles exposent la situation du damné, ou de la damnée. Mais, étant donné la situation ambiguë de l'enfer rimbaldien, elles peuvent dire aussi l'insatisfaction éprouvée en ce monde." Cependant, dans son édition récente à la Pochothèque, Pierre Brunel semble avoir abandonné cette interprétation nuancée puisqu'il se contente d'écrire (p.424) : "On cite trop souvent à contresens ces deux phrases parce qu'on les isole de leur contexte".

 

Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme. :
     Antoine Fongaro (op. cit. 1985 p.58) fait remarquer l'utilisation significative de l'italique dans ce passage : " [...] souligner les mots est une des façons d'indiquer que l'on cite, que l'on rapporte textuellement l'expression d'un autre. Observons qu'il y a deux autres formules soulignées dans Délires I . D'une part "C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme", d'autre part : "Il a peut-être des secrets pour changer la vie?" Qu'il s'agisse là d'expressions de Rimbaud rapportées par la Vierge folle Verlaine, cela crève les yeux, que de fois Rimbaud a dû dire : "je ne suis pas un homme" (je suis un fils du Soleil, ou autre chose analogue) et "Il faut changer la vie" (inutile de citer des textes de Rimbaud, ici, je pense) ! Si nous observons ensuite que vers la fin du troisième quart du texte, l'Époux infernal ayant pris la parole et s'adressant à la Vierge folle lui dit : "Quoique ce ne soit guère ragoûtant... chère âme... ", il ne peut plus subsister aucun doute, l'Époux infernal Rimbaud appelait la Vierge folle Verlaine : "pauvre âme".

 


 

Commentaire 

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Vierge folle, l'Époux infernal

1° partie (alinéas 1 à 9)

 

     1) la figure du narrateur
    
Le texte s'ouvre sur une annonce du narrateur : "Écoutons la confession d'un compagnon d'enfer". La première personne du pluriel englobe le destinataire du texte (le lecteur) et le narrateur. Le choix du verbe (écouter) suggère d'ailleurs plutôt un auditoire qu'un lectorat, comme si nous étions dans un cadre de communication orale : une représentation théâtrale, une soirée de contes. Le lecteur de la Saison connaît bien ce narrateur-bateleur qui apparaît dès le prologue, dialoguant théâtralement avec Satan et lui dédiant ironiquement "quelques hideux feuillets de [son] carnet de damné". Comme le montrent les deux points et les guillemets qui ponctuent la fin de la phrase, ce narrateur laisse aussitôt la place au personnage qu'il vient d'annoncer, mais il fera une nouvelle brève apparition à la dernière phrase du chapitre pour commenter l'histoire racontée d'un ironique : "Drôle de ménage!". Ce meneur de jeu est bien entendu une représentation de l'auteur lui-même. Donner une certaine consistance à cette figure du narrateur permet à Rimbaud de matérialiser sous la forme d'un quasi-personnage l'attitude ironique, la distance qui sont les siennes, au moment où il entreprend la relation rétrospective de son enfer et où il tente d'en trouver l'issue.

     2) de quel "enfer" s'agit-il ?
     La parole est donnée à un "compagnon d'enfer". Il est traditionnel de reconnaître dans ce "compagnon d'enfer" le poète Paul Verlaine, qui fut le compagnon de vie d'Arthur Rimbaud entre septembre 1871 et juillet 1873. Nous suivons sur ce point l'analyse convaincante de Suzanne Bernard dans son édition Rimbaud des Classiques Garnier (1961) : "Il ne fait de doute pour personne à l'heure actuelle que la vierge folle est Verlaine, et que l'époux infernal n'est autre que Rimbaud, qui est ainsi présenté par lui-même tel qu'il apparaissait à Verlaine. Ce serait nier l'évidence que de ne pas reconnaître le faible époux de Mathilde dans des phrases aussi claires que : "Je suis veuve ... J'étais veuve ... Lui était presque un enfant ... J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre"". Toute notre analyse du texte confirmera cette intuition de départ. Et en premier lieu, la nature de l'enfer ici décrit.
     
Dans le chapitre qui précède immédiatement celui-ci dans la Saison : Nuit de l'enfer, le narrateur se décrivait soumis aux brûlures d'un poison et aux flammes de l'enfer. C'est donc dans cette géhenne, figurée comme dans l'imagerie chrétienne, que le narrateur a eu pour compagnon celui qui va maintenant s'exprimer. Conformément à cette imagerie, nous trouvons au cinquième alinéa l'idée d'un lieu situé "au fond du monde", en bas, où les damnés sont soumis à des "tortures". Spécialement celles du feu ("Un peu de fraîcheur, Seigneur..."). La syntaxe heurtée du monologue attribué au "compagnon d'enfer" mime une souffrance allant jusqu'à la folie : plaintes, cris, ponctués de points d'exclamation; phrases inachevées, ponctuées de points de suspension, bien souvent incohérentes, au moins à première lecture...  Cette élaboration dramatique de la parole du damné rappelle étroitement le style du chapitre Nuit de l'enfer.
     Cependant, l'enfer n'est ici qu'une métaphore. Dès ce début de texte, certains indices montrent que l'enfer dont il est question est avant tout l'enfer moral vécu par des vivants et non celui où séjournent les morts. Le (ou la) protagoniste dit par exemple à l'alinéa 3 : "Que de larmes ! Et que de larmes encore plus tard j'espère". La damnée (Verlaine, selon notre hypothèse) chérit son malheur, elle préfère encore pleurer que perdre celui qu'elle aime et qui la torture. À l'alinéa 6, nous trouvons aussi cette formule : "Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus misérables cœurs". Probablement faut-il comprendre : "bien que chargée du mépris des plus misérables cœurs (étant une "vierge folle", une fille "perdue"), tout m'est permis". C'est à dire : je ne suis pas vraiment prisonnière de mon Satan, rien ne m'empêche de réagir, de dire non, de le quitter, preuve que l'enfer dont il est question ici n'est qu'un enfer moral. Plus loin dans le texte, la prétendue "damnée" exprime à deux reprises sa peur de la mort : "on ne me tuera pas!" (alinéa 8); "je ne suis pas née pour devenir squelette" (alinéa 9). L'obsession de la mort est sans doute une manifestation du désarroi vécu par Verlaine au cours de la crise morale qu'il vient de traverser dans la dernière période de sa vie commune avec Rimbaud. En tout cas, elle prouve que l'énonciatrice du monologue est une personne bien vivante. De telles formules seraient incompréhensibles dans un récit mettant en scène de véritables "damnés", au sens chrétien du terme. 
     Rimbaud joue donc sur la double signification du mot "enfer". Premier sens : lieu de damnation éternelle pour les morts condamnés par Dieu, au moment du jugement dernier, notion chrétienne dont la parabole biblique des "vierges folles", comme nous le verrons, est l'illustration. Deuxième sens : au figuré, hyperbole courante pour désigner une situation pénible, une grave crise morale. Cette crise  est celle de l'amitié amoureuse qui a réuni les deux poètes plusieurs années durant. Les états d'âme décrits par le texte sont ceux de Verlaine pendant cette période, surtout la fin de cette période, où les difficultés de la relation entre les deux poètes se sont exacerbées. L'enfer de la Saison est moins le résultat de cette crise, l'état de déréliction et de mort morale des deux amants après leur séparation (comme certains commentaires le laissent parfois croire) que la crise elle-même, avec les souffrances qui l'ont accompagnée. C'est un retour en arrière que nous propose Rimbaud, l'évocation rétrospective d'une période révolue, artificiellement représentée comme une sorte de journal intime (
"quelques hideux feuillets de mon carnet de damné").

     3) La féminisation du "compagnon d'enfer" :
     Le "compagnon d'enfer" annoncé par la première phrase du texte se transforme dès la seconde en un personnage féminin. L'apparente incohérence a évidemment pour fonction d'alerter le lecteur sur la présence d'un sens caché : cette "servante" du "Seigneur" dissimule un homme. Le narrateur aurait pu en effet annoncer dès le début une Vierge folle, une compagne d'enfer : l'incohérence aurait été évitée, mais le sens caché aurait été plus difficile à déceler.
     Pourquoi avoir masqué Verlaine derrière un personnage féminin? Sans doute avec deux objectifs : forcer le trait de la satire religieuse, créer une équivoque sexuelle. 
     Le dialogue de la "Vierge folle" avec le "divin Époux" constitue une imitation du Cantique des cantiques et autres poèmes érotico-mystiques où la créature humaine, l'âme humaine, est représentée par le partenaire féminin du couple, l'Amante, et où l'Amant représente Dieu. Mais l'imitation est ici parodie : le langage de la "Vierge folle" mime de façon quelque peu hyperbolique et ridicule la rhétorique traditionnelle de l'acte de contrition, le misérable pécheur qui bat sa coulpe ("Je suis perdue ... Je suis impure ... Pardon ! ... Ah pardon !"), et qui s'humilie devant "son Seigneur" ("servante", "soumise", "esclave"). L'opposition qui fait son apparition au quatrième alinéa entre les deux Époux, le divin et "l'autre", celui que le titre appelle "l'Époux infernal", contient une probable allusion biographique à la bigoterie indéracinable de Verlaine : "Plus tard je connaîtrai le divin Époux! Je suis née soumise à lui. L'autre peut me battre maintenant." La phrase est à continuer : il peut me battre mais il ne pourra pas m'arracher à mon véritable seigneur et maître. L'histoire littéraire a retenu l'épisode de la "conversion" de Verlaine, à la prison de Mons, où le poète fut incarcéré à la suite de sa tentative de meurtre sur la personne de Rimbaud. Conversion suivie, comme on sait, par la rédaction d'un recueil d'inspiration religieuse : Sagesse (1881). Mais Rimbaud apporte dans ce passage un témoignage qui contredit ce mythe de la conversion : il nous montre un Verlaine qui, du temps même de leur liaison (l'adverbe "maintenant" indique cette chronologie), exprimait déjà un sentiment de culpabilité pour l'immoralité de sa vie présente ("j'ai oublié tout mon devoir pour le suivre"), un sentiment tout religieux de la faute, et une nostalgie de sa respectabilité perdue ("mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis"). 
     Ce n'est pas non plus sans une arrière-pensée satirique que Rimbaud met dans la bouche de la Vierge folle l'expression "moi, la pauvre âme" ("
Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme"). Les italiques utilisés montrent que cette formule est une citation, une citation de l'Époux infernal. En effet, Rimbaud utilise fréquemment dans ses textes ce terme, féminin, emprunté au vocabulaire religieux, pour désigner Verlaine. On peut y discerner soit une moquerie à l'égard d'une sentimentalité naïve (voir dans ce même texte, 3° partie : "Quoique ce ne soit guère ragoûtant..., chère âme..."), soit une commisération exagérée et parodique (voir dans Chanson de la plus haute tour : "Ah! Mille veuvages / De la si pauvre âme / Qui n'a que l'image / De la Notre-Dame! / Est-ce que l'on prie / La Vierge Marie ?"). Dans chacun de ces exemples, c'est clairement Verlaine qui est visé pour sa sentimentalité et sa religiosité.
     En même temps qu'il tourne en ridicule la foi naïve de son ex-compagnon, Rimbaud rappelle, en le peignant sous les traits d'une femme, la nature homosexuelle de leur relation  et suggère le rôle féminin que Verlaine tenait dans le couple. Il s'amuse manifestement des incidences textuelles de cette inversion sexuelle : Verlaine, qui se plaignait volontiers auprès de Rimbaud d'avoir été obligé de se séparer de sa femme Mathilde, devient une "veuve". Mais le malheureux damné s'embrouille dans les temps verbaux ( "
Je suis veuve...  J'étais veuve... "). C'est probablement qu'il est deux fois veuf maintenant : de Mathilde d'abord, de Rimbaud ensuite. Même hésitation apparemment sur le sexe des ami(e)s, à moins que ce ne soit sur l'opportunité de les appeler à l'aide : " O mes amies !... non, pas mes amies... " (Margaret Davies, op. cit. p. 27, propose de voir dans cette phrase une malicieuse allusion à un ensemble de poèmes verlainiens d'inspiration saphique intitulé Les Amies, publié en 1868 à Bruxelles).
     
     
4) l'allégorie de la "Vierge folle":
     
À partir du huitième alinéa, le "compagnon d'enfer" féminisé se voit affublé d'un nom nouveau, annoncé par le titre : "Vierge folle" ("Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles.").
      Les "vierges folles" sont, dans l'Évangile selon Saint Matthieu (XXV, 1-13), une allégorie de la damnation. Elles représentent le mauvais chrétien, celui qui ne sera pas admis au paradis, parce qu'il ne s'y est pas préparé par une vie conforme aux préceptes de la morale et de la religion. Dans cette parabole, Dieu est l'Époux qui va célébrer ses noces. Dix vierges, invitées à la fête, attendent son arrivée. Cinq d'entre elles sont des "vierges sages", c'est à dire ici réfléchies, prévoyantes. Mais les cinq autres les "vierges folles" , ayant omis de se munir d'huile pour leur lampe en quantité suffisante, se voient obligées d'aller s'approvisionner pendant leur veille, manquant ainsi l'arrivée de l'Époux qui refusera de les admettre à la noce. "Veillez donc, conseille la conclusion du récit, parce que vous ne savez ni le jour, ni l'heure" (l'heure de votre mort et de votre comparution devant Dieu). En s'identifiant lui-même à la "vierge folle" de la tradition chrétienne, le "compagnon d'enfer" indique donc d'abord sa conviction d'être damné (voir plus loin : "Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde [...]").
     Une seconde idée apparaît dans cette phrase, qui n'appartient pas à la référence biblique : l'asservissement des "vierges folles" à l' "Époux infernal". Rimbaud, d'après certains commentateurs (Christian Moncel, Antoine Fongaro), aurait pu trouver cette idée dans La Sorcière de Michelet. Cet auteur emploie l'expression "vierges folles" pour désigner les sorcières, ces femmes que le Moyen-âge décrivait possédées du démon, envoûtées, et parfois engrossées par Satan. Le même Antoine Fongaro rappelle que cette expression désigne parfois les prostituées dans la littérature du XIX° siècle (voir citation de Vigny dans la rubrique "interprétations"). Ces connotations contemporaines de l'allégorie des vierges folles accentuent la valeur péjorative de l'expression, soit que Rimbaud veuille aggraver l'insulte faite à Verlaine (c'est l'interprétation d'Antoine Fongaro), soit qu'il veuille au contraire critiquer chez Verlaine un absurde complexe de culpabilité hérité de son éducation chrétienne. Car il ne faut pas oublier que c'est Verlaine qui parle ici, et qui s'accuse devant Dieu d'être une sorcière, une putain. 

     5) présentation de l'Époux infernal.
   
  La métaphore de la Vierge folle "esclave de l'Époux infernal" offre aussi à Rimbaud l'occasion d'un portrait de l'artiste en "Satan adolescent" (l'expression est de Verlaine dans Crimen amoris, poème de son recueil Jadis et Naguère). 
     Notons d'abord que la phrase : "
Lui était presque un enfant... " ne laisse aucun doute sur l'identité de l'Époux infernal. Il s'agit de Rimbaud. Rimbaud a dix-sept ans lorsqu'il rencontre Verlaine pour la première fois en Juillet 1871, et tous les témoignages concordent pour décrire l'allure extrêmement juvénile de l'auteur du Bateau ivre, contrastant de façon spectaculaire avec la maturité de son génie poétique. Verlaine lui-même, dans Crimen amoris, nous a laissé de Rimbaud un portrait similaire : "Or, le plus beau d'entre tous ces mauvais anges / Avait seize ans sous sa couronne de fleurs / etc."     
     La Vierge folle dénonce le comportement contradictoire, incompréhensible, de son amant, oscillant en permanence entre la tendresse ("
Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite") et la brutalité ("Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme."). 
     Mais surtout, elle semble lui reprocher de l'avoir entraînée avec lui hors du monde (" Nous ne sommes pas au monde"; "damnée et morte au monde"). Les commentateurs expliquent souvent ces expressions par l'idée de l'enfer : la Vierge folle n'est plus dans le monde puisqu'elle est morte et condamnée au feu éternel. Mais le contexte des deux Délires (Vierge folle et Alchimie du verbe) suggère de donner à ces phrases un sens plus riche. Sens par ailleurs confirmé par la présence de la formule : "La vraie vie est absente". Cette phrase a fait l'objet de polémiques. Elle a été traditionnellement répertoriée comme une maxime rimbaldienne typique signifiant le caractère insatisfaisant de la vie réelle. Mais, plus récemment, la critique a fait remarquer que, dans la bouche de la Vierge folle, cette phrase a exactement le sens opposé : je ne suis plus dans la vie réelle, je suis morte, je suis en enfer. Au point que Pierre Brunel, dans son édition récente à la Pochothèque, considère la lecture traditionnelle de cette phrase (la lecture idéaliste, claudélienne) comme un "contresens". Nous ne sommes pas de cet avis. Nous pensons au contraire qu'il faut entendre à la fois dans cette phrase deux sens qui ne sont opposés qu'en apparence. La Vierge folle, dans le style elliptique que son amant affectionne, tient en quelque sorte le discours suivant : «Parce que l'existence commune est tellement insatisfaisante, parce que comme "il" a coutume de dire "la vraie vie est absente" (sens n°1), nous avons voulu nous absenter du monde réel (sens n°2) pour vivre dans le rêve. Mais ce monde du rêve fut pour nous proprement l'enfer. Car, pour satisfaire notre quête d'inconnu, nous dûmes avoir recours à des drogues mortelles, illusoires et cruelles.» (Ces drogues pourvoyeuses d'illusion sont ce que toute la Saison condamne : l'usage des "poisons", des "paradis artificiels" (Nuit de l'enfer), la quête de l'amour réinventé (Délires I) et le culte d'une poésie hallucinée (Délires II)). 
     Entraînée par l'Époux infernal - Rimbaud dans un monde de fantasmes et de fatales illusions, la Vierge folle - Verlaine semble éprouver une grande difficulté à décider si son compagnon est un homme ordinaire ou un être surnaturel. Comme le dit Pierre Brunel, "La Vierge folle a beau affirmer au début "Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme", la formule est trop redondante pour exprimer une véritable certitude." (op. cit. p. 266). N'affirme-t-elle pas par ailleurs à de multiples reprises qu'il est un démon : "C'est un Démon vous savez, ce n'est pas un homme"? Cette dernière affirmation, reproduite en italique, se présente comme une citation. Il s'agit d'une citation de l'Époux par la Vierge folle (voir dans notre rubrique "interprétations" l'exégèse d'Antoine Fongaro sur ce passage); citation sans trace d'ironie ou d'une distance quelconque, ce qui semble prouver que la Vierge folle adhère, au moins par moments, à l'image mythifiée du surhomme, du mage, du "voyant", que l'Époux cherche à donner de lui-même. Sauf que pour elle, maintenant, cette essence spirituelle a subi une inversion de valeur : le "fils du soleil" (Vagabonds) est devenu un "mauvais ange" (Crimen amoris), un "Démon". Alain Coelho résume excellemment cette idée quand il écrit : "Si l'on pense à Vagabonds, qu'on y lit un époux infernal narrateur, disant de la Vierge folle : "J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil", l'aventure de lumière alors est celle qui s'achève sous nos yeux, vécue par la Vierge folle de Délires I comme l'accès aux ténèbres; l'initiateur et fils du soleil n'a pas été un autre être pour lui, mais une manière de monstre et l'incarnation de la fatalité" (op. cit. p.68).
      
     


 

 

Annexe

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Plan détaillé et texte intégral du chapitre.

 

remonter interprétations bibliographie

DÉLIRES

I

VIERGE FOLLE
L'ÉPOUX INFERNAL

 

Les remords et les souffrances de la Vierge folle.      Écoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
     "Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
     "Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j'espère !
     "Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. L'autre peut me battre maintenant !
     "A présent, je suis au fond du monde ! O mes amies !... non, pas mes amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
     "Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs.
     "Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres fois, aussi morne, aussi insignifiante !"
      Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, on ne me tuera pas ! Comment vous le décrire ! Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !
     " Je suis veuve...  J'étais veuve...  mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette !... Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme.

Portrait de l'Époux infernal 

Amour ou haine des femmes? 

(1°discours)

     "Il dit : "Je n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir un position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l'aliment du mariage, aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers..."
Victime ou Bourreau?

(2°discours) 

     "Je l'écoute faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté un charme : "Je suis de race lointaine : mes pères étaient Scandinaves : ils se perçaient les côtes, buvaient leur sang. Je me ferai des entailles par tout le corps, je me tatouerai, je veux devenir hideux comme un Mongol : tu verras, je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien fou de rage. Ne me montre jamais de bijoux, je ramperais et me tordrais sur le tapis. Ma richesse, je la voudrais tachée de sang partout. Jamais je ne travaillerai..." Plusieurs nuits, son démon me saisissant, nous roulions, je luttais avec lui ! Les nuits, souvent, ivre, il se poste dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement. "On me coupera vraiment le cou ; ce sera dégoûtant." Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime !
Méchanceté ou Bonté?       "Parfois il parle, en une façon de patois attendri, de la mort qui fait repentir, des malheureux qui existent certainement, des travaux pénibles, des départs qui déchirent les cœurs. Dans les bouges où nous nous enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de la misère. Il relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants. Il s'en allait avec des gentillesses de petite fille au catéchisme.
Curiosité ou Cuistrerie?                                                                                Il feignait d'être éclairé sur tout, commerce, art, médecine.  Je le suivais, il le faut!
Magicien
ou imposteur? 
   "Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait ; vêtements, draps, meubles : je lui prêtais des armes, une autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand il me semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde. A côté de son cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité. Jamais l'homme n'eut pareil vœu. Je reconnaissais, sans craindre pour lui, qu'il pouvait être un sérieux danger dans la société. Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je. 
 

 

Une charité ensorcelée

 

                                                                Enfin sa charité est ensorcelée, et j'en suis la prisonnière. Aucune autre âme n'aurait assez de force, force de désespoir ! pour la supporter, pour être protégée et aimée par lui. D'ailleurs, je ne me le figurais pas avec une autre âme : on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre,  je crois. J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous : voilà tout. Hélas ! je dépendais bien de lui. Mais que voulait-il avec mon existence terne et lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas mourir ! Tristement dépitée, je lui dis quelquefois : "Je te comprends." Il haussait les épaules.     
Le jeu de la charité

 

 

 

"Il faut que j'en aide d'autres" : le chantage à la séparation.

     "Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux, comme à tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si je n'eusse été condamnée pour jamais à l'oubli de tous ! j'avais de plus en plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien un ciel, un sombre ciel, où j'entrais, et où j'aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j'en prenais l'habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une pénétrante caresse, il disait : "Comme ça te paraîtra drôle, quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant..., chère âme..." Tout de suite je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l'ombre la plus affreuse : la mort. Je lui faisais promettre qu'il ne me lâcherait pas. Il l'a faite vingt fois, cette promesse d'amant. C'était aussi frivole que moi lui disant : "Je te comprends."
     "Ah ! je n'ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois. Que devenir ? Il n'a pas une connaissance ; il ne travaillera jamais. Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient-elles droit dans le monde réel ? 
Les promesses du "voyant"                                                Par instants, j'oublie la pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé, grâce à son pouvoir magique, le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh ! la vie d'aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j'ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne peut pas. J'ignore son idéal. il m'a dit avoir des regrets, des espoirs : cela ne doit pas me regarder. Parle-t-il à Dieu ? Peut-être devrais-je m'adresser à Dieu. Je suis au plus profond de l'abîme, et je ne sais plus prier.
     "S'il m'expliquait ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses railleries ?
"C'est notre sort à nous cœurs charitables" : le reproche d'ingratitude.                      Il m'attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et s'indigne si je pleure.
     " Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ? Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables..." 
L'assomption du "voyant"                                                                                                  Hélas! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques : il riait affreusement, longtemps. Puis, il reprenait ses manières de jeune mère, de sœur aimée. S'il était moins sauvage, nous serions sauvés ! Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. Ah ! je suis folle !
     "Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami !"
     Drôle de ménage !

 

 

Bibliographie

remonter interprétations commentaire
 
Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, par Ernest Delahaye (Messein, 1927) repris dans Delahaye témoin de Rimbaud, par Frédéric Eigeldinger et André Gendre, À la Baconnière, 1974.
Une saison en enfer et Arthur Rimbaud, par Raymond Clauzel, Société Française d'Éditions Littéraires et Techniques, Edgar Malfère, 1931
Rimbaud par lui-même, par Yves Bonnefoy, pages 89-105 (L'Entreprise de charité) et 106-134 (Une saison en enfer), Seuil, 1961.
Rimbaud, l'homme et l'œuvre, par Marcel A.Ruff, Paris, Hatier, 1968.
Vagabonds et Délires I, par Antoine Fongaro, dans Studi francesi mai-août 1971, repris dans Lire Illuminations, Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, pages 55-61, 1985 et dans De la lettre à l'esprit, pages 233-240, Champion, 2004.

Le thème du couple chez Rimbaud; la Vierge folle et l'Époux infernal dans les Illuminations et Une saison en enfer, par Marie-Joséphine Whitaker, dans Rimbaud vivant n°2, p. 45-57, 1973.

Une saison en enfer, par Margaret Davies, dans La Revue des lettres modernes, Série Rimbaud, Hommage anglo-saxon, p.17-40, Minard 1973. Spécialement les pages : 27-30.
Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour, par Christian Moncel, 1980 (spécialement les pages 26-27) et Rimbaud ou le renoncement à l'idéal baudelairien, par Alain Dumaine, 1997, Petite revue de l'Indiscipline, Lyon.
Délires I ou le théâtre du double, par J.Biard, dans Lectures de Rimbaud, pages 117-124, Revue de l'Université de Bruxelles, 1982, 1-2. 
La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud, par Jean-Luc Steinmetz, dans Rimbaud multiple, Colloque de Cerisy, pages 245-268, Bedou/Touzot éditeurs, 1986.
Une saison en enfer, édition critique par Pierre Brunel, José Corti, 1987. Plus particulièrement les pages 247-269 (notes et commentaire de Délires I)
Se dire et se taire : l'écriture d'Une saison en enfer, par Danièle Bandellier, À la Baconnière, 1988. Plus particulièrement les pages 122-136 (Réflexivité et niveaux de l'oeuvre / L'introduction et Délires I ).
Matthieu? Non! Michelet, par Antoine Fongaro, dans Matériaux pour lire Rimbaud, Presses Universitaires du Mirail -Toulouse, 1990.
Oeuvre-vie, édition du centenaire, sous la direction d'Alain Borer, Arléa, 1991 : note de Dominique Noguez, pages 1207-1212.
Lecture de Délires I, par Hiroo Yuasa, dans Dix études sur Une saison en enfer, pages 83-92, À la Baconnière, 1994.
Rimbaud, la critique universitaire et le point de vue d'un poète, par Jean Donat, dans Parade sauvage n°12, pages 50-62, décembre 1995.
Arthur Rimbaud fin de la littérature, lecture d'Une saison en enfer, par Alain Coelho, Joseph K.,1995. Chapitre Délires I, la voix de l'autre, pages 63-71.
Une saison en enfer, étude de l'œuvre par Claude Jeancolas (avec une étude de Matin par Thierry Méranger), Repères Hachette, 1998 (pages 58-62 pour Délire I).