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Les Déserts de l'amour (1871) "C'est certes la même campagne ..."

    
     C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
     Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.
     J'étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de moi  : je puis dire que c'était un petit chien : quoique belle, et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.
     Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n'est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.
 

    
     L'Avertissement des Déserts de l'amour présente les textes regroupés sous ce titre comme des récits de rêve. Celui-ci ("C'est certes la même campagne...") respecte en effet, jusqu'à un certain point, la rhétorique du genre. Il peint le narrateur aux prises avec les défaillances de sa mémoire, il adopte l'allure discontinue, le flou spatio-temporel de la plupart des comptes rendus d'expériences oniriques. Mais Rimbaud s'intéresse surtout, ici, au petit conte licencieux (très dix-huitième) dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et au portrait psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.
     Les deux premiers paragraphes mettent en place la situation initiale du conte. Ils nous montrent un frère jumeau des René, des Rolla et autres enfants du siècle, promenant sa mélancolie de pièce en pièce dans une maison aristocratique, une maison "de famille" où il se sent, paradoxalement, "abandonné". Il est "ému jusqu'à la mort", nous dit Rimbaud, "par le murmure du lait du matin" (ce qui est pousser un peu loin la nostalgie du sein maternel) "et de la nuit du siècle dernier" (on appréciera la loufoquerie de cette belle clausule lyrique en forme de zeugma).
     Le lecteur ne sera donc pas très étonné de retrouver notre jeune homme, dans les deux derniers paragraphes du texte,  passablement troublé en présence d'une visiteuse nocturne, dans laquelle il identifie une pure, charmante et ineffable figure "maternelle", qui finit par se dérober au moment où il allait la posséder ... à moins que ce ne soit lui, le rêveur, qui se dérobe, en refusant inconsciemment de prendre celle qui se donnait.

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