C'est
certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents
: la salle même où les dessus de porte sont des bergeries
roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon
avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La
table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient
plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. —
Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en
prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me
souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et
ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans
fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits
devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu'à la
mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle
dernier.
J'étais dans une
chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de
moi : je puis dire que c'était un petit chien : quoique belle,
et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure,
connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.
Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n'est pas
pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux
doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite
vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai
dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un
coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles
blanches. — Puis, ô désespoir, la cloison
devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la
tristesse amoureuse de la nuit.
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L'Avertissement des Déserts de l'amour
présente les textes
regroupés sous ce titre comme des récits de rêve. Celui-ci ("C'est
certes la même campagne...") respecte en effet,
jusqu'à un certain point, la rhétorique du genre. Il peint le narrateur
aux prises avec les défaillances de sa mémoire, il adopte
l'allure discontinue, le flou spatio-temporel de la plupart des
comptes rendus d'expériences oniriques. Mais Rimbaud
s'intéresse surtout, ici, au petit conte licencieux
(très dix-huitième) dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et
au portrait
psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.
Les deux premiers paragraphes mettent en place la
situation initiale du conte. Ils nous montrent un frère jumeau des René,
des Rolla et autres enfants du siècle, promenant sa mélancolie de
pièce en pièce dans une maison aristocratique, une maison "de famille"
où il se sent, paradoxalement, "abandonné". Il est "ému jusqu'à la mort",
nous dit Rimbaud, "par le murmure du lait du matin" (ce qui est pousser
un peu loin la nostalgie du sein maternel) "et de la nuit du siècle
dernier" (on appréciera la loufoquerie de cette belle
clausule lyrique en forme de zeugma).
Le lecteur ne sera donc pas très étonné de retrouver
notre jeune homme, dans les deux derniers paragraphes du texte,
passablement troublé en présence d'une visiteuse nocturne, dans
laquelle il identifie une pure, charmante et ineffable figure
"maternelle", qui finit par se dérober au moment où il allait la
posséder ... à moins que ce ne soit lui, le rêveur, qui se dérobe, en
refusant inconsciemment de prendre celle qui se donnait.
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