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C'est certes la même campagne...


     C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
     Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.
     J'étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de moi  : je puis dire que c'était un petit chien : quoique belle, et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.
     Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n'est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

 

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Commentaire

 

     On connaît, sous le titre Les Déserts de l'amour, trois pièces de prose que la plupart des éditions classent parmi la production de l'année 1871, bien que cette date ne soit pas absolument certaine. C'est, en tout cas, le plus ancien essai rimbaldien de prose poétique qui nous soit parvenu. Le premier de ces textes est intitulé "Avertissement", les deux autres sont présentés par cette espèce de préface comme des récits de rêve. Ne possédant pas de titres propres, ces récits sont généralement désignés par leur incipit. Il en est ainsi de notre texte : "C'est certes la même campagne...".
      Selon un artifice fréquemment utilisé par les romanciers de l'époque classique (dix-septième et dix-huitième siècles), Rimbaud, dans son "Avertissement", feint de ne pas être l'auteur des deux récits mais seulement leur éditeur. Il les attribue à un "tout jeune homme" qui n'a connu l'amour qu'en rêve, une "âme égarée" qu'il recommande à la commisération des lecteurs. Cet encadrement typiquement romanesque montre qu'il n'a pas été dans l'intention de Rimbaud de fournir avec ce texte le compte rendu fidèle d'un rêve qu'il aurait fait lui-même. Le lecteur, après une telle entrée en matière, s'attend plutôt à trouver un rêve inventé, un récit de rêve littéraire comme on en trouve couramment dans les œuvres de fiction (romans, tragédies, etc.).
     Rimbaud s'est d'abord attaché, nous le verrons, à donner à son récit cette allure décousue qui caractérise les comptes rendus de rêves. Cependant, derrière le défilé désordonné des images et des scènes, le texte est agencé de manière à compléter progressivement un portrait psychologique de son narrateur, ce qui assure son unité et sa cohésion. Instrument d'analyse psychologique, le rêve est aussi pour Rimbaud un motif poétique qui lui permet d'exprimer son goût pour la littérature licencieuse et sa verve parodique. Il lui offre aussi l'occasion de s'essayer à cette prose rapide, elliptique, parsemée de suggestions métaphoriques qu'il mettra au point définitivement plus tard dans les Illuminations.

 

Plan du commentaire

1) Le modèle rhétorique du "récit de rêve" et ses limites

a) Position énonciative et usage des temps de conjugaison
b) Composition du récit et gestion des indices spatio-temporels

2) Un portrait psychologique

a) Un rêve érotique s'achevant dans la frustration
b) Le malaise adolescent devant les choses de l'amour

3) La recherche d'une formule personnelle de prose poétique

a) Le modèle du conte : une vague allure de conte libertin du dix-huitième siècle
b) Un lyrisme bridé par le laconisme et l'ironie parodique

La mention "op. cit.", en cours de commentaire, renvoie aux ouvrages cités dans la bibliographie, en fin de page.

 

 

1) Le modèle rhétorique du "récit de rêve" et ses limites

     J'entends par là : les limites de la référence au genre du récit de rêve pour rendre compte du texte. Le texte, en effet, respecte ce qu'on pourrait appeler un "modèle rhétorique", un genre littéraire : le récit de rêve. Mais jusqu'à un certain point, seulement.

a) Position énonciative et usage des temps de conjugaison

     Le récit est conduit comme si le narrateur tentait de reconstituer péniblement l'enchaînement des péripéties de son rêve. Un certain nombre de formules de modalisation, comme les appellent les livres de grammaire, lui permettent d'exprimer le degré variable de sa confiance dans la fidélité de ses souvenirs. Est-il à peu près sûr de lui, il le note par "certes" ("C'est certes la même campagne"), par une formule comme : "je puis bien dire" (que c'était un petit chien). S'il hésite, il s'interroge : "que faisais-je ?" Ou il avoue son doute : "autant que je m'en suis souvenu". Constate-t-il, enfin, la défaillance de sa mémoire ? Il en avertit le lecteur : "je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches" ; "je ne me rappelle plus bien sa figure : ce n'est pas pour me rappeler son bras" (autrement dit : si je ne me rappelle pas la figure, on comprendra sans peine que je ne me rappelle pas davantage son bras).
     Si l'on observe l'usage des temps de conjugaison dans les citations fournies ci-dessus, on constate que les verbes y sont au présent de l'indicatif, ce qui est logique puisque c'est au moment même de l'énonciation (c'est-à-dire au moment où il rédige son compte rendu) que le narrateur constate les difficultés qu'il rencontre. L'un de ces verbes, toutefois, est au passé composé : "Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu". Le narrateur est donc supposé ici faire référence non au moment de l'énonciation mais, sans doute, au moment où, venant de se réveiller, il a pour la première fois tenté de reconstituer mentalement les éléments de son rêve. Le passé se justifie dans ce cas puisque le moment visé est antérieur au moment de l'écriture.
     Les autres temps de conjugaison utilisés dans le texte, ceux qui font référence au rêve lui-même, imposent par leur diversité une analyse assez complexe. La grande majorité d'entre eux sont des temps du passé, ce qui est logique puisque tout effort de mémoire est par définition retour mental vers un passé. On trouve malgré tout quelques présents de vérité générale dans la description initiale de la maison familiale ("les dessus de portes sont des bergeries", "il y a un salon", "la table à manger est très grande"). Rien de plus normal ! Le présent initial du texte, par contre ("C'est certes la même campagne") n'est pas un présent de vérité générale, il indique l'actualité de la vision rapportée par le texte. Autrement dit, le rêve est raconté, au début, comme s'il se déroulait au moment de l'énonciation. Cet effet de présence n'est pas rare dans les récits de rêves (surtout dans les récits de rêves contemporains où le présent dit "de narration" ou "historique" est devenu quasiment la norme). Ce qui est plus étonnant, par contre, c'est que ce présent de narration soit le seul du texte et laisse la place par la suite à des verbes au passé simple, c'est-à-dire à une narration d'un style plus écrit, plus littéraire (cinq passés simples successifs dans les paragraphes 3 et 4). Mais cette hétérogénéité n'est pas exceptionnelle dans les récits quelque peu familiers.
     Les imparfaits du texte ne sont pas inintéressants non plus à observer : plusieurs d'entre eux ne servent qu'à évoquer le second plan de l'action, comme disent les grammairiens, c'est-à-dire (dans le premier paragraphe essentiellement) à décrire l'environnement dans lequel va se produire l'action principale qui est l'épisode érotique des deux derniers paragraphes : "Elles étaient plusieurs (les servantes)", "Il y avait là un de mes jeunes amis anciens", "J'étais dans ma chambre très sombre". Par contre, et c'est plus surprenant, la succession de tableaux qui constitue le second paragraphe tend à donner à l'imparfait qui les annonce ("Moi j'étais abandonné dans cette maison de campagne sans fin") la valeur d'un imparfait d'habitude qui excède le cadre de l'anecdote narrée par le rêve. Ce n'est pas l'emploi de l'imparfait qui est étonnant ici mais plutôt l'espèce de digression hors de la logique narrative du texte que constitue ce deuxième paragraphe. C'est pourquoi nous y reviendrons plus loin dans notre étude, lorsque nous commenterons la gestion des indices spatio-temporels.
     On pourrait s'étonner enfin que Rimbaud, au quatrième paragraphe, conclue une narration au passé simple par un verbe au passé composé : "et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit". C'est une anomalie si l'on veut, mais qui n'est pas rare : le passé composé, de par sa valeur propre de passé affectivement relié au présent, peut ainsi assumer, le plus souvent en début ou enfin de texte, une sorte de pont entre l'événement passé et le moment de l'énonciation, même dans un récit mené au passé simple. Rimbaud pratique ainsi dans "Aube", par exemple : il commence par une phrase au passé composé ("J'ai embrassé l'aube d'été") et poursuit son récit, pour l'essentiel, au passé simple ("la première entreprise fut une fleur qui me dit son nom" ...)
     Concluons de cette première observation du texte que Rimbaud y exploite fort logiquement les procédés permettant d'imiter le style habituel des comptes rendus de rêves. Avec parfois quelques éléments de surprise sur lesquels nous essaierons de revenir.

b) Composition du récit et gestion des indices spatio-temporels

     Il y a dans ce texte, comme déjà dit, deux parties assez nettement distinctes, de deux paragraphes chacune. Nous avons défini la seconde comme : l'épisode érotique, la première comme : la description de l'environnement (du cadre spatio-temporel) dans lequel va se produire cet épisode.
     Dans la seconde de ces parties, le récit est linéaire, procède par enchaînement de verbes au passé simple évoquant des actions qui se déroulent dans une même pièce : "une chambre", et qui sont successives entre elles : "une servante vint vers moi [...] Elle me pinça le bras [...] que la mienne saisit [...] je la renversai [...] la cloison devint [...]". La gestion du récit est absolument classique. Mais il n'en est pas de même dans les deux premiers paragraphes.
     Dans sa première partie, le texte nous entraîne d'un lieu à l'autre (salle, salon, cuisine, chambre) indépendamment de toute trame narrative : on a plutôt l'impression qu'on nous fait visiter la "maison de famille". Le narrateur évoque une série d'expériences vécues par lui dans cette maison, mais on peine à décider s'il s'agit d'activités ordinaires ou de péripéties liées à une histoire particulière, qui serait racontée par le texte, et ce ne sont pas non plus vraiment des scènes indépendantes possédant leur trame narrative propre : on a souvent l'impression de lire le genre d'informations qu'un narrateur omniscient apporte au lecteur dans les débuts de romans plutôt que les épisodes successifs d'un rêve ou les maillons enchaînés d'une suite de rêves. On en vient à douter qu'une expérience onirique, aussi désarticulée soit-elle, puisse présenter une telle suite d'images.
     Tentons de montrer cela plus concrètement, en suivant le texte. Au tout début du premier paragraphe, le narrateur semble avoir sous les yeux (nous avons commenté plus haut la valeur d'actualisation du présent de l'indicatif) une "salle" précise de la maison de ses parents, qu'il décrit. "Au dîner, dit-il ensuite, il y a un salon avec des bougies [...]". On s'interroge déjà : "la salle" et "le salon" sont-ils la même pièce ? S'agit-il du dîner de tous les jours ou d'un dîner particulier, le jour où l'action principale va se dérouler ? En tout cas, il n'en sera plus question par la suite. Ce dîner ne joue aucun rôle dans l'histoire. On peut donc penser qu'il s'agit d'une information d'ordre général. Poursuivons : "Les servantes ! Elles étaient plusieurs[...]". Quand ? Étaient-elles, en règle générale, plusieurs au service de ses parents ? Si tel était le cas, le narrateur n'hésiterait pas sur leur nombre : c'est donc plutôt dans les images de son rêve qu'il en voit plusieurs, s'il se souvient bien. Mais ce détail, qui n'aura aucune incidence sur l'action à venir, est surtout là pour nous confirmer que nous sommes dans une maison aristocratique. "Il y avait là un de mes jeunes amis [...]" Où, "là" ? Dans la maison, dans le salon ? En permanence ? Seulement à ce dîner ? Quant à "la chambre de pourpre" de l'ami prêtre, il va de soi qu'elle n'appartient pas à la "maison de famille" : il s'agit cette fois d'une information du narrateur concernant cet ami, indépendamment du rêve. On le voit, les données spatio-temporelles ne sont jamais parfaitement claires et le récit mélange constamment des images du rêve et d'autres types d'informations.
     La perplexité est plus grande encore face au second paragraphe : c'est une énumération d'images ou de brefs tableaux, dont les lieux changent (la maison dans son ensemble, puis la cuisine, puis le salon, puis de nouveau la cuisine ou la chambre), qui évoquent les actions non pas ponctuelles (comme le seraient les diverses péripéties d'une histoire) mais habituelles (le jeune homme lit à la cuisine, sèche ses vêtements devant la cheminée du salon après la promenade, entend le lait bouillir dans la cuisine), bruits qu'on entend à des moments différents de la journée (le matin pour le "murmure du lait", l'après-midi ou le soir pour les "conversations du salon"). Ces évocations peuvent-elles être véritablement les images successives d'un rêve ? Cela n'en a guère l'apparence ! On a plutôt l'impression que Rimbaud travestit habilement (mais approximativement tout de même) en visions oniriques cette partie conventionnelle d'un récit qui consiste à en fixer la situation initiale. 

     Bien que Rimbaud suive un certain modèle canonique du récit de rêve lorsqu'il peint les efforts du narrateur pour surmonter ses défaillances de mémoire, bien qu'il exploite, pour ses fins propres, l'allure discontinue, le flou spatio-temporel de ce genre de narration, il ne se soucie guère que son texte puisse être reçu comme un authentique rêve. Ce qui l'intéresse, c'est l'effet de rêve plus que le rêve lui-même. Ce qui l'intéresse, c'est le petit conte licencieux dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et le portrait psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.

 

2) Un portrait psychologique

a) Un rêve érotique s'achevant dans la frustration

      La nuit est a priori le cadre temporel du texte, puisqu'il est défini par l'auteur comme un rêve, mais il est aussi, à l'intérieur du rêve, celui de l'épisode qui remplit les paragraphes 3 et 4 : scène érotique qui se déroule "dans une chambre très sombre" et qui s'achève "sous la tristesse amoureuse de la nuit".
     Le paragraphe 3 offre une représentation (j'espère : consciemment satirique) de ce qu'est pour un homme la femme idéale : "une servante", "un petit chien", double symbole d'affection et de servilité, une "toute charmante" qui se présente spontanément à lui sans qu'il y ait à faire effort pour la séduire ("Une servante vint près de moi"), qui l'aime sans qu'il ait à le mériter, donc, à la façon d'une mère. Et c'est bien une image maternelle qui finit par se dégager de la description : familière ("connue"), noble ("noblesse maternelle"), "pure" et donc peut-être inaccessible ("inexprimable pour moi").
     Le désir qui pousse le narrateur vers cette femme de rêve est, pour cette raison sans doute, décrit dans le quatrième paragraphe comme un désir désespéré. La bouche du narrateur saisit celle de sa visiteuse nocturne "comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose". Certains critiques ou éditeurs ont estimé qu'il fallait lire "mimant" au lieu de "minant" dans cette phrase. Le verbe miner s'accorderait pourtant assez bien avec l'image de la vague, dont le ressac sape la paroi contre laquelle elle se brise. Il pourrait y avoir là une comparaison évoquant la frénésie du baiser, le mouvement compulsif des lèvres, connotant aussi l'idée d'un désir insatiable. Tel est en tout cas le sens de la locution adverbiale "sans fin" associée au verbe miner (ou mimer), locution que le lecteur a déjà rencontrée au second paragraphe dans la description de la maison ("Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin"). Elle accompagnait là un sentiment de déréliction fort étonnant puisque le narrateur se trouve dans sa maison familiale. S'il s'y sent "abandonné", c'est donc par sa propre famille, par sa mère elle-même, et nous retrouvons l'idée de l'amour impossible, ou dramatiquement insuffisant.
     De cette femme, lorsqu'il la renverse dans un coin sombre de la chambre, le narrateur ne se "rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches". André Guyaux, note que Rimbaud, sur le manuscrit a raturé puis remplacé le mot "jambes" par le mot "pantalon". Il pourrait y avoir là, selon lui, une forme de pudeur correspondant chez le conteur aux inhibitions de son personnage. Il se demande si la "dentelle blanche" ne dresse pas, devant le corps de la femme, l'obstacle symbolique de sa pureté (op. cit. p.54).
     Dans la dernière phrase du texte, la présence de la servante n'est plus mentionnée. Il semble qu'elle ait disparu et que le narrateur se retrouve seul devant une "cloison" avant de s'abîmer "sous la tristesse amoureuse de la nuit". L'alliance de mots ("tristesse amoureuse") est porteuse d'une tonalité mélancolique comme, dans son voisinage, l'interjection : "ô désespoir". C'est sur un sentiment de frustration que l'histoire s'achève. Il n'en faut pas plus pour que le lecteur comprenne que la mêlée amoureuse précédemment décrite était imaginaire. Le désir n'a pu s'y soulager que grâce à une émission nocturne que le texte évoque allusivement par l'emploi du verbe "s'abîmer" (tomber d'épuisement).

b) Le malaise adolescent devant les choses de l'amour

     La frustration subie par le héros dans son rêve doit être comprise comme une sorte de métaphore de celle que les jeunes gens  expérimentent, en général, dans leur vie, sur le chapitre du sexe. C'est ce que l'on peut conclure, lorsqu'on éclaire le dénouement décevant de l'histoire par l'ensemble des informations apportées par le texte.
     La séparation d'avec la mère est ce par quoi un jeune garçon se confronte d'abord avec les tabous qui régulent la vie sexuelle dans la société. Nous avons déjà mentionné en passant ce qu'un psychanalyste appellerait peut-être la caractéristique oedipienne de la personnalité du héros. Ce "tout jeune homme" se sait ou se croît mal-aimé, abandonné de sa mère (l'"Avertissement" du recueil dit même, paradoxalement, qu'il est "sans mère" alors que le texte fait mention d'une "maison familiale" !). Cet attachement contrarié à la mère explique sans doute qu'il soit "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin", symbole de l'attention nourricière d'une mère pour son enfant. La phonétique de la phrase mime la chose en articulant compulsivement la labiale "M", allusion significative à une libido orale. Ici, comme l'a remarqué Christian Prigent : "partout domine la 'MaMan' qu'avoue la bouche 'éMue jusqu'à la Mort par le MurMure du lait du Matin" (Christian Prigent, Ceux qui merdRent, P.O.L., 1991, p.319).
      Le texte suggère fortement, nous l'avons montré, que ce traumatisme initial n'est pas sans conséquence sur l'inhibition ressentie par le jeune homme en présence de la servante, dans laquelle il identifie une figure "maternelle". Car ce n'est pas la charmante servante qui se soustrait à l'étreinte du rêveur : le rapprochement avec le second volet du recueil (Cette fois, c'est la Femme...), où cette idée est encore plus explicite, suffit à le démontrer. Les deux récits, écrit André Guyaux, semblent "écrire la même histoire, celle de la recherche de celle qui se dérobe, servante ou femme fatale, ou traduire plutôt la dérobade de celui qui ne prend pas ce qui est donné, au moment où cela lui est donné. Dans les deux cas, la femme visite l'homme, suivant la tradition du succube. En termes freudiens, le rêve vérifie l'interdit." (op. cit. p. 63).

     Mais il est une autre sorte de tabou sexuel dans la société, qui est d'ordre social : la subordination de la sexualité à la reproduction de l'espèce, son confinement dans l'institution du mariage sur lequel pèse la loi de l'argent, la prohibition du plaisir en dehors de cette norme et, en particulier, de la masturbation, dérivatif au refoulement de l'énergie sexuelle dans la société. Or, comme le rappelle Steve Murphy dans son commentaire du poème, certains hygiénistes de l'époque de Rimbaud voyaient dans les rêves érotiques accompagnés d'émissions nocturnes "une forme d'auto-érotisme encore plus dangereuse que la masturbation" (op. cit. p.257) parce que moins facilement contrôlable par le sujet. Quant à la masturbation, elle était condamnée comme un vice, une preuve de faiblesse ou de mollesse caractérisant ceux qui sont "incapables de se soumettre à la discipline sexuelle d'une société terrorisée, depuis les doctes travaux de Tissot, par le spectre d'Onan [...] Il suffit de lire le début de Si le grain ne meurt de Gide où les 'mauvaises habitudes' suscitent une menace terrifiante pour le jeune coupable" (op. cit. p.255).
     C'est pourquoi Rimbaud ne présente pas l'inhibition sexuelle de son héros comme un trait de caractère individuel mais bien comme une caractéristique commune aux jeunes gens de son époque. Quand il ajoute au syntagme précédemment cité : "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin", le complément : "et à la nuit du siècle dernier", Rimbaud fait référence de façon évidente au "mal du siècle", la mélancolie romantique, à tous ces jeunes héros malheureux de la littérature, les René, les Rolla, ... Le récit nous offre d'ailleurs un spécimen tout à fait caractéristique de ces "enfants du siècle" : le jeune ami ancien du narrateur, celui qui s'est fait prêtre "pour être libre" comme Julien Sorel (le protagoniste du Rouge et le Noir de Stendhal). Ce jeune homme qui cache ses livres, probablement licencieux ou subversifs, livres qui ont "trempé dans l'océan", est manifestement épris d'aventure et de "liberté libre". À en juger par la toute symbolique couleur "pourpre" de sa chambre, il est (comme le narrateur, tel que le présente l'"avertissement") : "plein de sang" ! C'est-à-dire vigoureux et sensuel. Pourtant, il a dû renoncer à tout cela en se faisant prêtre, "pour être libre" ... sur le plan matériel s'entend (libéré du travail, des soucis d'argent : il s'agit, comme dans le roman de Stendhal, de l'opportunité d'élévation sociale que la prêtrise procure aux jeunes gens pauvres).

     Autant le récit pouvait donc apparaître décousu, autant il s'avère cohérent sur le plan du discours, de l'idéologie. On y trouve sans peine un portrait-type du malaise adolescent devant les choses de l'amour, un double réquisitoire contre les tabous d'ordre moral et social qui répriment le libre exercice de la sexualité dans la société, qui fait de nos cœurs des "déserts", selon le mot du titre, qui fait de nos vies des déserts sous le chapitre de l'amour. 

 

3) La recherche d'une formule personnelle de prose poétique

     Les Déserts de l'amour sont parfois présentés comme le premier essai de Rimbaud dans le domaine du poème en prose. Il est difficile d'aller jusque là, les textes concernés possédant davantage les caractéristiques du récit que celles du poème en prose, du moins tel que Rimbaud a illustré ce genre dans Les Illuminations. Cependant, on peut y déceler une recherche (de thèmes, de ton, de style) qui n'est pas sans annoncer les chefs-d'œuvre en prose des années 73-74.

a) Le modèle du conte : une vague allure de conte libertin du dix-huitième siècle

     La description de la "maison de famille", au début du texte, évoque tout à fait le décor aristocratique des romans du XVIIIe siècle qui étaient en outre, souvent, fort licencieux. Les portes sont surmontées de peintures à sujet bucolique ("bergeries" dit Rimbaud ; on disait aussi "pastorales") ou d'armoiries (qui exploitaient souvent, en effet, l'image symbolique du "lion" pour allégoriser l'orgueil nobiliaire). La table dressée dans le salon est "très grande", porte "des bougies et des vins". Les murs sont revêtus de "boiseries rustiques". Les servantes "étaient plusieurs". Leurs "pantalons de dentelles blanches" ne manquent pas d'élégance. Tout cela sent le luxe de l'ancien temps. On pourrait aisément se croire devant un tableau polisson de Fragonard ou dans un roman libertin de Crébillon fils.
     L'histoire racontée n'est d'ailleurs pas sans rappeler ces romans ou contes libertins du XVIIIe siècle qui étaient souvent des récits d'apprentissage mettant en scène de tous jeunes hommes en quête d'une initiation aux choses de l'amour. Citons, entre autres, du même Crébillon fils, Les Égarements du coeur et de l'esprit (où la femme aimée, par parenthèse, s'appelle Hortense).
     Rimbaud ne se cachait pas d'avoir une affection pour cet univers-là. Souvenons-nous de ce qu'il déclare dans "Alchimie du verbe" :

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

     Plusieurs Illuminations évoquent aussi ce décor XVIIIe. Rappelons le "carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés" ("Nocturne vulgaire") ; les "Nymphes d'Horace coiffées au Premier Empire, Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher" ("Fête d'hiver").
     Par ailleurs, certains poèmes en prose des Illuminations adopteront (en le détournant et en le miniaturisant) ce modèle du conte que l'on voit déjà à l'œuvre, me semble-t-il, dans notre texte : celui du conte merveilleux dans "Aube", du conte oriental dans "Conte", du conte libertin dans "Nocturne vulgaire", du récit mythique dans "Après le Déluge". On pourrait allonger la liste en exploitant des exemples moins nets mais non moins significatifs ("Royauté", "Bottom", etc.)
     Pour revenir aux Déserts de l'amour, disons que nous y trouvons — avec ce genre du conte bref — un univers personnel en formation, une méthode de création littéraire qui se cherche et qui se trouvera de la manière qu'on sait dans les Illuminations.

b) Un lyrisme bridé par le laconisme et l'ironie parodique

     Rimbaud utilise un vocabulaire courant, presque familier par endroits. Le moins qu'on puisse dire est que l'écriture du texte n'est pas très "littéraire" :

  • absence quasi complète de subordination,

  • ressassement de la syntaxe : sujet "je" + v + compléments,

  • répétitions de "il y a",

  • lourdeurs délibérées comme les "jeunes amis anciens".

     Le texte est rédigé dans un style bref, elliptique et, pour cette raison, souvent énigmatique. Les détails incongrus, difficiles à interpréter, jetés en quelques mots sibyllins, abondent dans le texte :

  • La "chambre de pourpre" de l'ami prêtre, que comprendre : est-ce une simple désignation métaphorique de la couleur rouge par un complément de matière ? on trouvera fréquemment cette figure précieuse dans les Illuminations : "feuilles d'or" ("Enfance II"), "herbages d'émeraude" ("Mystique"), "panaches d'ébène" ("Ornières"), etc. Voir notamment : "Fleurs".

  • Les livres "qui avaient trempé dans l'océan" : on imagine la chose dégoulinante que ça pourrait être ! Que de connotations possibles dans ce "tremper" : s'immerger, s'imprégner, s'endurcir, se compromettre...?

  • Les "toiles de navire" sur lesquelles  le narrateur renverse sa visiteuse : que faisaient-elles là ?

     La description de la servante, au paragraphe 3, est ainsi constamment allusive :

  • "je puis dire que c'était un petit chien", écrit Rimbaud. Qu'est-ce à dire ? J'ai tenté plus haut de donner une explication, mais l'auteur n'en propose aucune, il ne s'encombre pas du "servile comme", "affectueuse comme", qui aurait suffi à indiquer une valeur comparative. Il préfère une formule concise qui allège l'expression et qui peut suggérer au lecteur imaginatif une éventuelle métamorphose, comme on en trouve dans les rêves ou dans les contes.

  • La servante, ajoute-t-il, était "pure, connue, toute charmante". Quel sens donner à ce simple mot : "connue" ? Là non plus aucune explication. J'y ai décelé plus haut une allusion à la timidité du personnage devant les femmes, qui le fait se réjouir d'avoir à faire à une personne connue.

  • "Elle me pinça le bras" ! Quel sens donner à ce geste, laconiquement noté  : faut-il y voir une naïveté enfantine ou, au contraire, une agacerie d'effrontée ? (le geste symétrique du garçon, roulant la peau du bras de la jeune fille dans ses deux doigts, est d'ailleurs, lui aussi, assez bizarre).

On voit bien dans ces exemples comment la concision d'écriture engendre des difficultés de lecture. 
    
      Rimbaud ne dédaigne pourtant pas les élans lyriques et les ressources connues de la prose poétique. On constatera par exemple que, dans ce texte au style si libre, trois paragraphes sur quatre s'achèvent par une clausule de belle facture qui allonge le rythme et orne l'alinéa d'une pointe métaphorique :

  • [...] "ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan."

  • [...] "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier."

  • [...] "la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit."

     De même, on reconnaît dans le texte cet appel du large et de la nuit qui est une caractéristique du haut lyrisme romantique :

  • La thématique maritime revient à trois reprises : au détour d'une métaphore (les livres ayant trempé dans l'océan), d'une comparaison (le mouvement des lèvres comparé à celui des vagues, au moment du baiser), d'un détail descriptif (les "toiles de navire"). Comme dans Les Poètes de sept ans, un parallélisme est ébauché entre le désir d'évasion et le désir tout court, entre exotisme et sensualité.

  • À deux reprises, le poème se réfère à la "nuit" comme symbole de mélancolie : idée de "mort" à la fin du second paragraphe, de "tristesse" à la fin du quatrième. C'est là, à la toute dernière phrase du texte, que Rimbaud a imaginé cette belle et curieuse métamorphose de "la cloison" en "l'ombre des arbres" pour sublimer la tristesse du dénouement par un élargissement de l'espace confiné de la chambre jusqu'aux dimensions d'un paysage nocturne.

     Mais on sentirait mal le texte si l'on ne devinait, affleurant au travers du pathos romantique, une constante ironie. J'ai suggéré plus haut la dimension partiellement satirique du portrait de jeune homme triste tracé par le texte. Nous avons observé aussi un certain nombre de détails cocasses, pour ne pas dire humoristiques. Ajoutons qu'on ne rassemble pas en si peu d'espace autant de stéréotypes littéraires du "siècle des cœurs sensibles" ("Mauvais sang") sans une arrière-pensée de parodie. Cette intention parodique se fait par moments évidente. Par exemple, la clausule déjà citée du deuxième paragraphe est ce qu'André Guyaux appelle "un beau zeugma" (op. cit. p.62). Le zeugma est une figure de style consistant à lier par la syntaxe deux compléments incompatibles : de ce point de vue, le "murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier" vaut bien des expressions comme "prendre son chapeau et la porte", "un livre plein de charme et de dessins" (que l'on trouve dans les dictionnaires comme exemples de la figure). Par cette construction insolite, et même quelque peu loufoque, Rimbaud cherche à faire sourire le lecteur. En peignant son enfant du siècle "ému jusqu'à la mort" par le bruit de la casserole du petit déjeuner, il se moque d'une certaine emphase romantique. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, l'absence de tout pathétique vrai dans le texte. C'est seulement une façon de prendre quelque distance, de montrer qu'on est conscient du ridicule de certaines postures saturniennes.

     Ces contrastes de style familier et soutenu, élégiaque et parodique  — un haut lyrisme corrigé par la concision et l'ironie — me paraissent bien caractériser le genre de prose poétique nouvelle que Rimbaud cherche à mettre au point et qui s'affirmera dans Une saison en enfer et Les Illuminations.

Résumé

     L'Avertissement des Déserts de l'amour annonce les textes qui le composent comme des récits de rêve. Celui-ci respecte en effet, jusqu'à un certain point, la rhétorique du genre. Il peint le narrateur aux prises avec les défaillances de sa mémoire, il adopte l'allure discontinue, le flou spatio-temporel de la plupart des comptes rendus d'expériences oniriques. Mais ce qui intéresse Rimbaud surtout ici, c'est le petit conte licencieux (très dix-huitième) dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et le portrait psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.
     Les deux premiers paragraphes mettent en place la situation initiale du conte. Ils nous montrent un frère jumeau des René, des Rolla et autres enfants du siècle, promenant sa mélancolie de pièce en pièce dans une maison aristocratique, une maison "de famille" où il se sent paradoxalement abandonné. Il est "ému jusqu'à la mort", nous dit Rimbaud, "par le murmure du lait du matin" (ce qui est pousser un peu loin la nostalgie du sein maternel) "et de la nuit du siècle dernier" (on appréciera la loufoquerie de cette belle clausule lyrique en forme de zeugma).
     Le lecteur ne sera donc pas très étonné de retrouver notre jeune homme, dans les deux derniers paragraphes du texte, passablement troublé en présence d'une visiteuse nocturne, dans laquelle il identifie une pure, charmante et ineffable figure "maternelle" qui finit par se dérober au moment où il allait la posséder ... à moins que ce ne soit lui, le rêveur, qui se dérobe, en refusant inconsciemment de prendre celle qui se donnait.

Janvier 2009

    

BIBLIOGRAPHIE

Yves Reboul, "Sur la chronologie des Déserts de l'amour", Parade sauvage n°8, 1991, p.46-52.
André Guyaux, "Les Déserts de l'amour", Rimbaud. Strategie verbali e forme della visione, Pise, Edizioni ETS et Genève, Slatkine, 1993, p.53-64.

     http://www.filologiafrancese.it/qds_paragrafi/114.pdf 

Steve Murphy, "Ironie et Mélancolie dans Les Déserts de l'amour", Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.243-259.