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Commentaire
On connaît, sous le
titre Les Déserts de l'amour, trois pièces de prose que la plupart
des éditions classent parmi la production de l'année 1871, bien que cette
date ne soit pas absolument certaine. C'est, en tout cas, le plus ancien
essai rimbaldien de prose poétique qui nous soit parvenu. Le premier de ces
textes est intitulé "Avertissement", les deux autres sont présentés par
cette espèce de préface comme des récits de rêve. Ne possédant pas de titres
propres, ces récits sont généralement désignés par leur incipit. Il en est
ainsi de notre texte : "C'est certes la même campagne...".
Selon un artifice fréquemment utilisé par les
romanciers de l'époque classique (dix-septième et dix-huitième siècles),
Rimbaud, dans son "Avertissement", feint de ne pas être l'auteur des deux
récits mais seulement leur éditeur. Il les attribue à un "tout jeune homme"
qui n'a connu l'amour qu'en rêve, une "âme égarée" qu'il recommande à la
commisération des lecteurs. Cet encadrement typiquement romanesque montre
qu'il n'a pas été dans l'intention de Rimbaud de fournir avec ce texte le
compte rendu fidèle d'un rêve qu'il aurait fait lui-même. Le lecteur, après
une telle entrée en matière, s'attend plutôt à trouver un rêve inventé, un
récit de rêve littéraire comme on en trouve couramment dans les œuvres de
fiction (romans, tragédies, etc.).
Rimbaud s'est d'abord attaché, nous le verrons, à
donner à son récit cette allure décousue qui caractérise
les comptes rendus de rêves. Cependant, derrière le défilé
désordonné des images et des scènes, le texte est agencé de manière à
compléter progressivement un portrait psychologique de son narrateur, ce qui
assure son unité et sa cohésion. Instrument d'analyse psychologique, le rêve
est aussi pour Rimbaud un motif poétique qui lui permet d'exprimer son goût
pour la littérature licencieuse et sa verve parodique. Il lui offre aussi
l'occasion de s'essayer à cette prose rapide, elliptique, parsemée de
suggestions métaphoriques qu'il mettra au point définitivement plus tard dans les
Illuminations.
Plan du commentaire
1) Le modèle rhétorique du
"récit de rêve" et ses limites
a)
Position énonciative et usage des temps de conjugaison b) Composition du récit et gestion des indices spatio-temporels
2) Un
portrait
psychologique
a) Un rêve érotique
s'achevant dans la frustration b) Le malaise adolescent devant les
choses de l'amour
3) La recherche d'une
formule
personnelle de prose poétique
a) Le modèle du conte : une vague allure de conte libertin
du dix-huitième siècle b) Un lyrisme bridé par le laconisme et
l'ironie parodique
La mention "op.
cit.", en cours de commentaire, renvoie aux ouvrages cités dans la
bibliographie, en fin de page.
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1) Le modèle rhétorique du "récit de
rêve" et ses limites
J'entends par là : les limites de la référence au genre du récit de rêve
pour rendre compte du texte. Le texte, en effet, respecte ce qu'on pourrait
appeler un "modèle rhétorique", un genre littéraire : le récit de rêve. Mais
jusqu'à un certain point, seulement.
a)
Position énonciative et usage des temps de conjugaison
Le récit est
conduit comme si le narrateur tentait de reconstituer péniblement
l'enchaînement des péripéties de son rêve. Un certain nombre de formules de
modalisation, comme les appellent les livres de grammaire, lui permettent
d'exprimer le degré variable de sa confiance dans la fidélité de ses
souvenirs. Est-il à peu près sûr de lui, il le note par "certes" ("C'est
certes la même campagne"), par une formule comme : "je puis bien dire" (que
c'était un petit chien). S'il hésite, il s'interroge : "que faisais-je ?" Ou
il avoue son doute : "autant que je m'en suis souvenu". Constate-t-il,
enfin, la défaillance de sa mémoire ? Il en avertit le lecteur : "je ne me
rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches" ; "je ne me rappelle
plus bien sa figure : ce n'est pas pour me rappeler son bras" (autrement dit
: si je ne me rappelle pas la figure, on comprendra sans peine que je ne me
rappelle pas davantage son bras).
Si l'on observe l'usage des temps de conjugaison dans
les citations fournies ci-dessus, on constate que les verbes y sont au
présent de l'indicatif, ce qui est logique puisque c'est au moment même de
l'énonciation (c'est-à-dire au moment où il rédige son compte rendu) que le
narrateur constate les difficultés qu'il rencontre. L'un de ces verbes,
toutefois, est au passé composé : "Elles étaient plusieurs, autant que je
m'en suis souvenu". Le narrateur est donc supposé ici faire référence non au
moment de l'énonciation mais, sans doute, au moment où, venant de se
réveiller, il a pour la première fois tenté de reconstituer mentalement les
éléments de son rêve. Le passé se justifie dans ce cas puisque le moment
visé est antérieur au moment de l'écriture.
Les autres temps de conjugaison utilisés dans le texte,
ceux qui font référence au rêve lui-même, imposent par leur diversité une
analyse assez complexe. La grande majorité d'entre eux sont des temps du
passé, ce qui est logique puisque tout effort de mémoire est par définition
retour mental vers un passé. On trouve malgré tout quelques présents de
vérité générale dans la description initiale de la maison familiale ("les
dessus de portes sont des bergeries", "il y a un salon", "la table à manger
est très grande"). Rien de plus normal ! Le présent initial du texte, par
contre ("C'est certes la même campagne") n'est pas un présent de vérité
générale, il indique l'actualité de la vision rapportée par le texte.
Autrement dit, le rêve est raconté, au début, comme s'il se déroulait au
moment de l'énonciation. Cet effet de présence n'est pas rare dans les
récits de rêves (surtout dans les récits de rêves contemporains où le
présent dit "de narration" ou "historique" est devenu quasiment la norme).
Ce qui est plus étonnant, par contre, c'est que ce présent de narration soit
le seul du texte et laisse la place par la suite à des verbes au passé
simple, c'est-à-dire à une narration d'un style plus écrit, plus littéraire
(cinq passés simples successifs dans les paragraphes 3 et 4). Mais
cette hétérogénéité n'est pas exceptionnelle dans les récits quelque peu
familiers.
Les imparfaits du texte ne sont pas inintéressants non
plus à observer : plusieurs d'entre eux ne servent qu'à évoquer le second
plan de l'action, comme disent les grammairiens, c'est-à-dire (dans le
premier paragraphe essentiellement) à décrire l'environnement dans lequel va
se produire l'action principale qui est l'épisode érotique des deux derniers
paragraphes : "Elles étaient plusieurs (les servantes)", "Il y avait là un
de mes jeunes amis anciens", "J'étais dans ma chambre très sombre". Par
contre, et c'est plus surprenant, la succession de tableaux qui constitue le
second paragraphe tend à donner à l'imparfait qui les annonce ("Moi j'étais
abandonné dans cette maison de campagne sans fin") la valeur d'un imparfait
d'habitude qui excède le cadre de l'anecdote narrée par le rêve. Ce n'est
pas l'emploi de l'imparfait qui est étonnant ici mais plutôt l'espèce de
digression hors de la logique narrative du texte que constitue ce deuxième
paragraphe. C'est pourquoi nous y reviendrons plus loin dans notre étude,
lorsque nous commenterons la gestion des indices spatio-temporels.
On pourrait s'étonner enfin que Rimbaud, au quatrième
paragraphe, conclue une narration au passé simple par un verbe au passé
composé : "et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit".
C'est une anomalie si l'on veut, mais qui n'est pas rare : le passé composé,
de par sa valeur propre de passé affectivement relié au présent, peut ainsi
assumer, le plus souvent en début ou enfin de texte, une sorte de pont entre
l'événement passé et le moment de l'énonciation, même dans un récit mené au
passé simple. Rimbaud pratique ainsi dans "Aube", par exemple : il commence
par une phrase au passé composé ("J'ai embrassé l'aube d'été") et poursuit
son récit, pour l'essentiel, au passé simple ("la première entreprise fut
une fleur qui me dit son nom" ...)
Concluons de cette première observation du texte que
Rimbaud y exploite fort logiquement les procédés permettant d'imiter le
style habituel des comptes rendus de rêves. Avec parfois quelques éléments
de surprise sur lesquels nous essaierons de revenir.
b) Composition du récit et gestion des
indices spatio-temporels
Il y a dans ce
texte, comme déjà dit, deux parties assez nettement distinctes, de deux
paragraphes chacune. Nous avons défini la seconde comme : l'épisode
érotique, la première comme : la description de l'environnement (du cadre
spatio-temporel) dans lequel va se produire cet épisode.
Dans la seconde de ces parties, le récit est linéaire,
procède par enchaînement de verbes au passé simple évoquant des actions qui
se déroulent dans une même pièce : "une chambre", et qui sont successives
entre elles : "une servante vint vers moi [...] Elle me pinça le bras [...]
que la mienne saisit [...] je la renversai [...] la cloison devint [...]".
La gestion du récit est absolument classique. Mais il n'en est pas de même
dans les deux premiers paragraphes.
Dans sa première partie, le texte nous entraîne d'un
lieu à l'autre (salle, salon, cuisine, chambre) indépendamment de toute
trame narrative : on a plutôt l'impression qu'on nous fait visiter la
"maison de famille". Le narrateur évoque une série d'expériences vécues par
lui dans cette maison, mais on peine à décider s'il s'agit d'activités
ordinaires ou de péripéties liées à une histoire particulière, qui serait
racontée par le texte, et ce ne sont pas non plus vraiment des scènes
indépendantes possédant leur trame narrative propre : on a souvent l'impression de lire le genre
d'informations qu'un narrateur omniscient apporte au lecteur dans les débuts
de romans plutôt que les épisodes successifs d'un rêve ou les maillons
enchaînés d'une suite de rêves. On en vient à
douter qu'une expérience onirique, aussi désarticulée soit-elle, puisse présenter une telle suite
d'images.
Tentons de montrer cela plus concrètement, en suivant
le texte. Au tout début du premier paragraphe, le narrateur
semble avoir sous les yeux (nous avons commenté plus haut la valeur
d'actualisation du présent de l'indicatif) une "salle" précise de la maison
de ses parents, qu'il décrit. "Au dîner, dit-il ensuite, il y a un salon
avec des bougies [...]". On s'interroge déjà : "la salle" et "le salon" sont-ils
la même pièce ? S'agit-il du dîner de tous les jours ou d'un dîner
particulier, le jour où l'action principale va se dérouler ? En tout cas, il
n'en sera plus question par la suite. Ce dîner ne joue aucun rôle dans
l'histoire. On peut donc penser qu'il s'agit d'une information d'ordre
général. Poursuivons : "Les servantes ! Elles étaient plusieurs[...]". Quand
? Étaient-elles, en règle générale, plusieurs au service de ses parents ?
Si tel était le cas, le narrateur n'hésiterait pas sur leur nombre :
c'est donc plutôt dans les images de son rêve qu'il en voit plusieurs, s'il se souvient bien.
Mais ce détail, qui n'aura aucune incidence sur l'action à venir, est
surtout là pour nous confirmer que nous sommes dans une maison
aristocratique. "Il y
avait là un de mes jeunes amis [...]" Où, "là" ? Dans la maison, dans le
salon ? En permanence ? Seulement à ce dîner ? Quant à "la chambre de
pourpre" de l'ami prêtre, il va de soi qu'elle n'appartient pas à la "maison
de famille" : il s'agit cette fois d'une information du narrateur concernant
cet ami, indépendamment du rêve. On le voit, les
données spatio-temporelles ne sont jamais parfaitement claires et le
récit mélange constamment des images du rêve et d'autres types
d'informations.
La perplexité est plus grande encore face au second
paragraphe : c'est une énumération d'images ou de brefs tableaux, dont les
lieux changent (la maison dans son ensemble, puis la cuisine, puis le salon,
puis de nouveau la cuisine ou la chambre), qui évoquent les actions non pas
ponctuelles (comme le seraient les diverses péripéties d'une histoire) mais
habituelles (le jeune homme lit à
la cuisine, sèche ses vêtements devant la cheminée du salon après la
promenade, entend le lait bouillir dans la cuisine), bruits qu'on entend
à des moments différents de la journée (le matin pour le "murmure du lait",
l'après-midi ou le soir pour les "conversations du salon"). Ces évocations
peuvent-elles être véritablement les images successives d'un rêve ? Cela
n'en a guère l'apparence ! On a plutôt l'impression que Rimbaud
travestit habilement (mais approximativement tout de même) en visions
oniriques cette partie conventionnelle d'un récit qui consiste à en fixer la situation
initiale.
Bien que Rimbaud
suive un certain modèle canonique du récit de rêve lorsqu'il peint les
efforts du narrateur pour surmonter ses défaillances de mémoire, bien qu'il
exploite, pour ses fins propres, l'allure discontinue, le flou
spatio-temporel de ce genre de narration, il ne se soucie guère que son texte
puisse être reçu comme un authentique rêve. Ce qui l'intéresse, c'est l'effet de rêve plus
que le rêve lui-même. Ce qui l'intéresse, c'est le petit conte licencieux
dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et le portrait
psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.
2) Un
portrait
psychologique a) Un rêve
érotique s'achevant dans la frustration
La nuit est a
priori le cadre temporel du texte, puisqu'il est défini par l'auteur comme
un rêve, mais il est aussi, à l'intérieur du rêve, celui de l'épisode qui
remplit les paragraphes 3 et 4 : scène érotique qui se déroule "dans une
chambre très sombre" et qui s'achève "sous la tristesse amoureuse de la
nuit".
Le paragraphe 3 offre une représentation (j'espère :
consciemment satirique) de ce qu'est pour un homme la femme idéale :
"une servante", "un petit chien", double symbole d'affection
et de servilité, une "toute charmante" qui se
présente spontanément à lui sans qu'il y ait à faire effort pour la séduire
("Une servante vint près de moi"), qui l'aime sans qu'il ait à le mériter,
donc, à la façon d'une mère. Et c'est bien une image maternelle qui finit
par se dégager de la description : familière ("connue"), noble ("noblesse
maternelle"), "pure" et donc peut-être inaccessible ("inexprimable pour
moi").
Le désir qui pousse le narrateur vers cette femme de
rêve est, pour cette raison sans doute, décrit dans le quatrième paragraphe
comme un désir désespéré. La bouche du narrateur saisit celle de sa
visiteuse nocturne "comme une petite vague désespérée, minant sans fin
quelque chose". Certains critiques ou éditeurs ont estimé qu'il fallait lire "mimant" au
lieu de "minant" dans cette phrase. Le verbe miner s'accorderait pourtant
assez bien avec l'image de la vague, dont le ressac sape la
paroi contre laquelle elle se brise. Il pourrait y avoir là une comparaison
évoquant la
frénésie du baiser, le mouvement compulsif des lèvres, connotant aussi l'idée d'un désir
insatiable. Tel est en tout cas le sens de la locution adverbiale "sans fin"
associée au verbe miner (ou mimer), locution que le
lecteur a déjà rencontrée au second paragraphe dans la description de la
maison ("Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin").
Elle accompagnait là un sentiment de déréliction fort étonnant puisque le
narrateur se trouve dans sa maison familiale. S'il s'y sent "abandonné",
c'est donc par sa propre famille, par sa mère elle-même, et nous retrouvons
l'idée de l'amour impossible, ou dramatiquement insuffisant.
De cette femme, lorsqu'il la renverse dans un coin
sombre de la chambre, le narrateur ne se
"rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches". André Guyaux, note
que Rimbaud, sur le manuscrit a raturé puis remplacé le mot "jambes"
par le mot "pantalon". Il pourrait y avoir là, selon lui, une forme de
pudeur correspondant chez le conteur aux inhibitions de son personnage.
Il se demande si la "dentelle blanche" ne dresse pas, devant le
corps de la femme,
l'obstacle symbolique de sa pureté (op. cit. p.54).
Dans la dernière phrase du texte, la présence de la
servante n'est plus mentionnée. Il semble qu'elle ait disparu et que le
narrateur se retrouve seul devant une "cloison" avant de s'abîmer
"sous la tristesse amoureuse de la nuit". L'alliance de mots ("tristesse
amoureuse") est porteuse d'une tonalité mélancolique comme, dans son
voisinage, l'interjection : "ô désespoir". C'est sur un sentiment de
frustration que l'histoire s'achève. Il n'en faut pas plus pour que le
lecteur comprenne que la mêlée amoureuse précédemment décrite était
imaginaire. Le désir n'a pu s'y soulager que grâce à une émission
nocturne que le texte évoque allusivement par l'emploi du verbe
"s'abîmer" (tomber d'épuisement).
b) Le malaise adolescent devant les choses
de l'amour
La frustration subie
par le héros dans son rêve doit être comprise comme une sorte de métaphore
de celle que les jeunes gens expérimentent, en général, dans leur vie,
sur le chapitre du sexe. C'est ce que l'on peut conclure, lorsqu'on éclaire
le dénouement décevant de l'histoire par l'ensemble des informations
apportées par le texte.
La séparation d'avec la mère est ce par quoi un jeune
garçon se confronte d'abord avec les tabous qui régulent la vie sexuelle
dans la société. Nous avons déjà mentionné en passant ce qu'un
psychanalyste appellerait peut-être la caractéristique oedipienne de la
personnalité du héros. Ce "tout jeune homme" se sait ou se croît mal-aimé, abandonné de
sa mère (l'"Avertissement" du recueil dit même, paradoxalement, qu'il est
"sans mère" alors que le texte fait mention d'une "maison familiale" !). Cet
attachement contrarié à la mère explique sans doute qu'il soit "ému jusqu'à
la mort par le murmure du lait du matin", symbole de l'attention
nourricière d'une mère
pour son enfant. La phonétique de la phrase mime la chose en articulant
compulsivement la labiale "M", allusion significative à une libido orale.
Ici, comme l'a remarqué Christian Prigent : "partout domine la 'MaMan'
qu'avoue la bouche 'éMue jusqu'à la Mort par le MurMure du lait du Matin"
(Christian Prigent, Ceux qui merdRent, P.O.L., 1991, p.319).
Le texte suggère fortement, nous l'avons montré, que ce
traumatisme initial n'est pas sans conséquence sur l'inhibition ressentie
par le jeune homme en présence de la servante, dans laquelle il identifie
une figure "maternelle". Car ce n'est pas la charmante servante qui se soustrait à
l'étreinte du rêveur : le rapprochement avec le second volet du recueil (Cette
fois, c'est la Femme...), où
cette idée est encore plus explicite, suffit à le démontrer. Les deux récits,
écrit André Guyaux, semblent "écrire la même histoire, celle de la recherche
de celle qui se dérobe, servante ou femme fatale, ou traduire plutôt la
dérobade de celui qui ne prend pas ce qui est donné, au moment où cela lui
est donné. Dans les deux cas, la femme visite l'homme, suivant la tradition
du succube. En termes freudiens, le rêve vérifie l'interdit." (op. cit. p.
63).
Mais il est une autre sorte de tabou sexuel dans la
société, qui est d'ordre social : la subordination de la sexualité à la
reproduction de l'espèce, son confinement dans l'institution du mariage sur
lequel pèse la loi de l'argent, la prohibition du plaisir en dehors de cette
norme et, en particulier, de la masturbation, dérivatif au refoulement de
l'énergie sexuelle dans la société. Or, comme le rappelle Steve
Murphy dans son commentaire du poème, certains hygiénistes de l'époque de
Rimbaud voyaient dans les rêves érotiques accompagnés d'émissions nocturnes
"une forme d'auto-érotisme encore plus dangereuse que la masturbation" (op.
cit. p.257) parce que moins facilement contrôlable par le sujet. Quant à la
masturbation, elle était condamnée comme un vice, une preuve de faiblesse ou
de mollesse caractérisant ceux qui sont "incapables de se soumettre à la
discipline sexuelle d'une société terrorisée, depuis les doctes travaux de
Tissot, par le spectre d'Onan [...] Il suffit de lire le début de Si le
grain ne meurt de Gide où les 'mauvaises habitudes' suscitent une menace
terrifiante pour le jeune coupable" (op. cit. p.255).
C'est pourquoi Rimbaud ne présente pas l'inhibition
sexuelle de son héros comme un trait de caractère individuel mais bien comme
une caractéristique commune aux jeunes gens de son époque. Quand il ajoute
au syntagme précédemment cité : "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait
du matin", le complément : "et à la nuit du siècle dernier",
Rimbaud fait
référence de façon évidente au "mal du siècle", la mélancolie romantique,
à tous ces jeunes héros malheureux de la littérature, les René, les Rolla, ... Le récit nous offre d'ailleurs un spécimen tout à fait
caractéristique de ces "enfants du siècle" : le jeune ami ancien du
narrateur, celui qui s'est fait prêtre "pour être libre" comme Julien Sorel
(le protagoniste du Rouge et le Noir de Stendhal). Ce jeune homme qui
cache ses livres, probablement licencieux ou subversifs, livres qui
ont "trempé dans l'océan", est manifestement épris d'aventure et de "liberté
libre". À en juger par la toute symbolique couleur "pourpre" de sa chambre,
il est (comme le narrateur, tel que le présente l'"avertissement") : "plein
de sang" ! C'est-à-dire vigoureux et sensuel. Pourtant, il a dû
renoncer à tout cela en se faisant prêtre, "pour être libre" ... sur le plan
matériel s'entend (libéré du travail, des soucis d'argent : il s'agit, comme
dans le roman de Stendhal, de l'opportunité d'élévation sociale que la
prêtrise procure aux jeunes gens pauvres).
Autant le récit
pouvait donc apparaître décousu, autant il s'avère cohérent sur le plan du discours, de
l'idéologie. On y trouve sans peine un portrait-type du malaise adolescent
devant les choses de l'amour, un double réquisitoire contre les tabous
d'ordre moral et social qui répriment le libre exercice de la sexualité dans
la société, qui fait de nos cœurs des "déserts", selon le mot du titre, qui
fait de nos vies des déserts sous le chapitre de l'amour.
3) La
recherche d'une formule personnelle de prose poétique
Les Déserts de
l'amour sont parfois présentés comme le premier essai de Rimbaud dans le
domaine du poème en prose. Il est difficile d'aller jusque là, les textes
concernés possédant davantage les caractéristiques du récit que celles du
poème en prose, du moins tel que Rimbaud a illustré ce genre dans Les
Illuminations. Cependant, on peut y déceler une recherche (de thèmes, de
ton, de style) qui n'est pas sans annoncer les chefs-d'œuvre en prose des
années 73-74.
a) Le modèle du conte : une vague allure de conte libertin du
dix-huitième siècle
La description de
la "maison de famille", au début du texte, évoque tout à fait le
décor aristocratique des romans du XVIIIe siècle qui étaient
en outre, souvent, fort licencieux. Les portes sont surmontées de peintures
à sujet bucolique ("bergeries" dit Rimbaud ; on disait aussi "pastorales")
ou d'armoiries (qui exploitaient souvent, en effet, l'image symbolique du
"lion" pour allégoriser l'orgueil nobiliaire). La table dressée dans le
salon est "très grande", porte "des bougies et des vins". Les murs sont
revêtus de "boiseries rustiques". Les servantes "étaient plusieurs". Leurs
"pantalons de dentelles blanches" ne manquent pas d'élégance. Tout cela sent
le luxe de l'ancien temps. On pourrait aisément se croire devant un tableau
polisson de Fragonard ou dans un roman libertin de Crébillon fils.
L'histoire racontée n'est d'ailleurs pas
sans rappeler ces romans ou contes libertins du XVIIIe
siècle qui étaient souvent des récits d'apprentissage mettant en scène de
tous jeunes hommes en quête d'une initiation aux choses de l'amour. Citons,
entre autres, du même Crébillon fils, Les Égarements du coeur et de
l'esprit (où la femme aimée, par parenthèse, s'appelle Hortense).
Rimbaud ne se cachait pas d'avoir une affection pour
cet univers-là. Souvenons-nous de ce qu'il déclare dans "Alchimie du verbe"
:
J'aimais les peintures idiotes, dessus
de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures
populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres
érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits
livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Plusieurs
Illuminations évoquent aussi ce décor XVIIIe. Rappelons le
"carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les
panneaux bombés et les sophas contournés" ("Nocturne vulgaire") ; les "Nymphes d'Horace coiffées au Premier
Empire, — Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher" ("Fête
d'hiver").
Par ailleurs, certains poèmes en prose des
Illuminations adopteront (en le détournant et en le miniaturisant) ce modèle du conte que l'on voit déjà à l'œuvre, me semble-t-il, dans notre texte :
celui
du conte merveilleux dans "Aube", du conte oriental dans "Conte", du conte
libertin dans "Nocturne vulgaire", du récit mythique dans "Après le Déluge".
On pourrait allonger la liste en exploitant des exemples moins nets mais non
moins significatifs ("Royauté", "Bottom", etc.)
Pour revenir aux Déserts de l'amour, disons que
nous y trouvons — avec ce genre du conte bref — un univers
personnel en formation, une méthode de création littéraire qui se cherche et
qui se trouvera de la manière qu'on sait dans les Illuminations.
b) Un lyrisme bridé
par le laconisme et l'ironie parodique
Rimbaud
utilise un vocabulaire courant, presque familier par endroits. Le moins qu'on puisse dire est que l'écriture du texte
n'est pas très "littéraire" :
-
absence quasi complète de subordination,
-
ressassement de la syntaxe : sujet "je" + v + compléments,
-
répétitions de
"il y a",
-
lourdeurs délibérées
comme les "jeunes amis anciens".
Le texte est rédigé dans un style bref, elliptique et, pour cette raison, souvent
énigmatique. Les détails incongrus, difficiles à interpréter, jetés en
quelques mots sibyllins, abondent dans le texte :
-
La "chambre de pourpre" de l'ami prêtre, que
comprendre : est-ce une simple désignation métaphorique de la couleur rouge
par un complément de matière ? —
on trouvera fréquemment cette figure précieuse dans les
Illuminations : "feuilles d'or" ("Enfance II"), "herbages
d'émeraude" ("Mystique"), "panaches d'ébène" ("Ornières"), etc. Voir
notamment : "Fleurs".
-
Les livres "qui avaient trempé dans l'océan" : on imagine la chose
dégoulinante que ça pourrait être ! Que de connotations possibles dans ce
"tremper" : s'immerger, s'imprégner, s'endurcir, se compromettre...?
-
Les
"toiles de navire" sur lesquelles le narrateur renverse sa visiteuse :
que faisaient-elles là ?
La description de la servante, au paragraphe 3, est
ainsi constamment allusive :
-
"je puis dire que c'était un petit chien", écrit
Rimbaud. Qu'est-ce à dire ? J'ai tenté plus haut de donner une explication,
mais l'auteur n'en propose aucune, il ne s'encombre pas du "servile comme",
"affectueuse comme", qui aurait suffi à indiquer une valeur
comparative. Il préfère une
formule concise qui allège l'expression et qui peut suggérer au lecteur
imaginatif une éventuelle métamorphose, comme on en trouve dans les rêves ou
dans les contes.
-
La servante,
ajoute-t-il, était "pure, connue, toute charmante". Quel sens donner à ce
simple mot : "connue" ? Là non plus aucune explication. J'y ai décelé plus
haut une allusion à la timidité du personnage devant les femmes, qui le fait
se réjouir d'avoir à faire à une personne connue.
-
"Elle me pinça le bras" ! Quel sens donner à ce
geste, laconiquement noté : faut-il y voir une naïveté enfantine ou,
au contraire, une agacerie d'effrontée ? (le geste symétrique du garçon,
roulant la peau du bras de la jeune fille dans ses deux doigts,
est d'ailleurs, lui aussi, assez bizarre).
On voit bien dans ces exemples
comment la concision d'écriture engendre des difficultés de
lecture.
Rimbaud ne dédaigne
pourtant pas les élans lyriques et les ressources connues de la prose
poétique. On constatera par exemple que, dans ce texte au style si libre, trois paragraphes sur quatre
s'achèvent par une clausule de belle facture qui allonge le rythme et orne
l'alinéa d'une pointe métaphorique :
-
[...] "ses livres, cachés, qui avaient
trempé dans l'océan."
-
[...] "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit
du siècle dernier."
-
[...] "la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé
sous la tristesse amoureuse de la nuit."
De même, on reconnaît
dans le texte cet appel du large et de la nuit qui est une caractéristique
du haut lyrisme romantique :
-
La thématique maritime revient à trois reprises : au détour d'une métaphore (les
livres ayant trempé dans l'océan), d'une comparaison (le mouvement des
lèvres comparé à celui des vagues, au moment du baiser), d'un détail descriptif
(les "toiles de navire"). Comme dans Les Poètes de sept ans, un parallélisme est
ébauché entre le désir d'évasion et le désir tout court, entre exotisme et
sensualité.
-
À deux reprises, le poème se réfère à la "nuit" comme symbole
de mélancolie : idée de "mort" à la fin du second paragraphe, de "tristesse"
à la fin du quatrième. C'est là, à la toute dernière phrase du texte, que Rimbaud a imaginé cette
belle et curieuse métamorphose de
"la cloison" en "l'ombre des arbres" pour sublimer la tristesse du
dénouement par un élargissement de l'espace confiné de la chambre jusqu'aux
dimensions d'un paysage nocturne.
Mais on sentirait mal
le texte si l'on ne devinait, affleurant au travers du pathos romantique,
une constante ironie. J'ai suggéré plus haut la dimension partiellement
satirique du portrait de jeune homme triste tracé par le texte. Nous
avons observé aussi un certain nombre de détails cocasses, pour ne pas dire
humoristiques. Ajoutons qu'on ne rassemble pas en si peu d'espace
autant de stéréotypes littéraires du "siècle des cœurs sensibles" ("Mauvais sang") sans une
arrière-pensée de parodie. Cette intention parodique se fait par moments
évidente.
Par exemple, la clausule déjà citée du deuxième paragraphe est ce qu'André Guyaux appelle "un beau zeugma" (op. cit. p.62). Le zeugma est une figure de
style consistant à lier par la syntaxe deux compléments incompatibles : de
ce point de vue, le "murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier"
vaut bien des expressions comme "prendre son chapeau et la porte", "un livre
plein de charme et de dessins" (que l'on trouve dans les dictionnaires comme
exemples de la figure). Par cette construction insolite, et même quelque peu
loufoque, Rimbaud cherche à faire sourire
le lecteur. En peignant son enfant du siècle "ému jusqu'à la mort" par le
bruit de la casserole du petit déjeuner, il se moque d'une certaine emphase romantique. Ce qui ne signifie pas,
bien sûr, l'absence de tout pathétique vrai dans le texte. C'est
seulement une façon de prendre quelque distance, de montrer qu'on est
conscient du ridicule de certaines postures saturniennes.
Ces contrastes de
style familier et soutenu, élégiaque et parodique — un haut
lyrisme corrigé par la concision et l'ironie — me paraissent bien caractériser le
genre de prose poétique nouvelle que Rimbaud cherche à mettre au point et
qui s'affirmera dans Une saison en enfer et Les Illuminations.
Résumé
L'Avertissement
des Déserts de l'amour annonce les textes qui le composent comme des
récits de rêve. Celui-ci respecte en effet, jusqu'à un certain point, la
rhétorique du genre. Il peint le narrateur aux prises avec les défaillances
de sa mémoire, il adopte l'allure discontinue, le flou
spatio-temporel de la plupart des comptes rendus d'expériences oniriques.
Mais ce qui intéresse Rimbaud surtout ici, c'est le petit conte licencieux
(très dix-huitième) dont le thème du rêve érotique lui offre le prétexte et le portrait
psychologique que ce thème lui permet d'ébaucher.
Les deux premiers
paragraphes mettent en place la situation initiale du conte. Ils nous
montrent un frère jumeau des René, des Rolla et autres enfants du siècle,
promenant sa mélancolie de pièce en pièce dans une maison aristocratique,
une maison "de famille" où il se sent paradoxalement abandonné. Il est "ému
jusqu'à la mort", nous dit Rimbaud, "par le murmure du lait du matin" (ce
qui est pousser un peu loin la nostalgie du sein maternel) "et de la nuit
du siècle dernier" (on appréciera la loufoquerie de cette
belle clausule lyrique en forme de zeugma).
Le lecteur ne sera
donc pas très étonné de retrouver notre jeune homme, dans les deux derniers
paragraphes du texte, passablement troublé en présence d'une visiteuse
nocturne, dans laquelle il identifie une pure, charmante et ineffable figure
"maternelle" qui finit par se dérober au moment où il allait la
posséder ...
à moins que ce ne soit lui, le rêveur, qui se dérobe, en refusant
inconsciemment de prendre celle qui se donnait.
Janvier 2009
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