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Enfance I (Illuminations, 1873-1875)


Enfance

I


     Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.
    À la lisière de la forêt les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.
     Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses.
     Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur".

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     Le premier poème d'"Enfance" fait défiler une série d'images de femmes. Grammaticalement, c'est une suite de treize substantifs (noms, groupes nominaux ou phrases nominales) juxtaposés ou coordonnés par "et" ; sémantiquement, ce sont des évocations lyriques de la féminité qui semblent rassemblées là pour une célébration. Les deux premières de ces évocations sont les plus développées : chacune fait l'objet d'un paragraphe entier. Le premier alinéa, le plus mystérieux, met en scène une "idole", c'est à dire une divinité païenne, qui tient à la fois de la poupée ("yeux noirs et crin jaune") et de Vénus anadyomène, la déesse née de la mer. Le second, d'inspiration voisine, convoque le thème romantique de l'ondine, de la fille sauvage, représentée debout et nue au milieu d'un cours d'eau, "genoux croisés" comme l'Aphrodite de Cnide et ses innombrables répliques. Dans le troisième alinéa, le défilé des images s'accélère et semble tourner à la parodie : on reconnaît au passage des auto-citations (les "dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer" rappellent "Fleurs" ou "Promontoire" dans les Illuminations); des citations d'autres auteurs ("enfantes et géantes" à la manière de Baudelaire, "princesses" des contes de fées, héroïnes "doucement malheureuses" de la littérature sentimentale et édifiante, etc.). Le registre n'est jamais ouvertement satirique mais une telle accumulation de clichés ne peut que dissimuler une certaine ironie, ironie qui éclate soudain dans le dernier, bref, alinéa. Dans cette "chute" du poème, Rimbaud raille de façon appuyée les formules de la tendresse à l'intérieur du couple ("cher corps", "cher cœur"). Il exprime la désillusion de l'"enfant" au moment où il découvre la réalité de l'amour, la face cachée du mythe sublime de la Femme.

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