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Enfance I (Illuminations, 1873-1875)

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Enfance

I

     Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.
    À la lisière de la forêt les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.
     Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses.
     Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur".

[...]

 

 

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La mention "op. cit." renvoie à notre bibliographie.


Cette idole :
     L'idole évoquée par le texte est évidemment la Femme. Les commentateurs citent souvent à ce propos les vers 56 et suivants de "Soleil et Chair" : 

Et l'Idole où tu mis tant de virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme,
Afin que l'Homme pût éclairer sa pauvre âme
Et monter lentement, dans un immense amour,
De la prison terrestre à la beauté du jour,
La Femme ne sait plus même être Courtisane !

     La valeur de l'adjectif démonstratif ("cette") dans ce début de texte a fait couler beaucoup d'encre. En grammaire française, un syntagme démonstratif peut revêtir soit une valeur de substitut (il renvoie au texte, il remplace un nom cité antérieurement dans l'énoncé) soit une valeur de déictique (il renvoie au contexte, il désigne une réalité identifiable par les interlocuteurs dans la situation d'énonciation). 
     Certains critiques, prêtant au "cette" de "cette idole" une valeur de substitut, ne voient comme antécédent possible que le mot du titre. Ils en déduisent que l'enfance est l'idole évoquée par le poème : "L'enfance est cette idole aux yeux sombres et aux cheveux blonds, être de pureté, rêvé dans un monde qui n'est pas moins tout de douceur féminine, celle de la nature même" (Claude Jeancolas, op. cit. p.330).
     Récusant cette interprétation, la plupart des critiques préfèrent parler d'un déictique sans référent explicite. Ou bien, comme Albert Henry, supposer une sorte de début in medias res : "quelque chose précédait, et une coupe aurait été faite dans la rêverie en plein déroulement" (op. cit. p.46). Le syntagme démonstratif renverrait donc à cette chose non pas dite mais antérieurement pensée par l'auteur, référence qu'il a escamotée pour conférer à son texte une tournure énigmatique.
     Pas du tout, réplique Olivier Bivort, un syntagme nominal démonstratif peut parfaitement renvoyer à un élément postérieur du texte (et non à un élément antérieur). On en a un parfait exemple, argumente-t-il, dans "Enfance V" qui commence par "Qu'on me loue enfin ce tombeau" laquelle expression reçoit par la suite un contenu plus précis avec "mon salon souterrain" (et avec l'ensemble de la description qui suggère que ce "salon" se situe au centre du monde). Il en est exactement ainsi au début d'"Enfance I" : "Comme à son habitude, Rimbaud commence par un syntagme nominal catégoriel ; suivent les références, toujours métonymiques : la fille à lèvre d'orange, dames, enfantes, géantes, jeunes mères, grandes sœurs, sultanes, princesses, petites étrangères, personnes, toutes de sexe féminin, qui indiquent le référent : cette idole, "la" femme." (op. cit. p.93).
     Pour aussi convaincante qu'elle puisse paraître, l'interprétation d'Olivier Bivort ("cette idole, "la" femme") ne saurait faire oublier les caractérisations précises que le syntagme "cette idole" reçoit immédiatement dans le texte ("yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande"), caractérisations qui en font un être ou un objet déterminé et pas (ou pas seulement, en tout cas) une abstraction synthétique et englobante comme "la Femme". Mais ils ne sont pas nombreux les  commentateurs qui prennent le risque de dire quel sens ils donnent, personnellement, à cette idole au crin jaune et aux yeux noirs ... Pierre Brunel propose une paraphrase suggestive du mouvement du texte lorsqu'il écrit : "De l'idole initiale, qui est sous une forme encore grossière une figure féminine, aux groupes qui occupent tout le troisième alinéa, une évolution se produit. Le texte entraîne vers une sorte de lista de femmes [...] Ce passage s'accompagne aussi d'un passage du figé au vivant. Car l'idole première est aux antipodes de la vraie vie. Elle n'apparaît que comme une sorte d'idole grossière, comme la poupée de Cosette, mais qui peut paraître merveilleuse à l'enfant, fabulesque à l'adulte, mythologique au regard d'une enfance prolongée [...] Encore au singulier, mais combien plus vivante déjà, voici "la fille à la lèvre d'orange", magnifique création rimbaldienne, qui se satisfait d'une touche de couleur. La poupée prend vie, sa lèvre est le signe d'une sensualité nouvelle qui donne un sens nouveau au monde [...]" (op. cit. p.68-69).

court :
     On attendrait "s'étend" (son domaine s'étend sur ...). On trouve fréquemment le verbe "courir" dans un sens imagé proche de celui représenté par le texte (s'étendre dans une certaine direction : "La cordillère court parallèlement à la côte selon un axe nord sud"). L'utilisation de ce verbe dans le contexte du poème est malgré tout suffisamment inattendue pour qu'on puisse prêter à Rimbaud une intention expressive : par une sorte d'hypallage, on voit courir non seulement le domaine de l'idole mais l'idole elle-même. L'idole se voit attribuer une sorte d'énergie conquérante. 

par (des vagues sans vaisseaux) :
    "Le premier sens de "par", écrit Antoine Fongaro, celui par lequel commencent tous les dictionnaires, est celui de "à travers", de "dans, avec l'idée de mouvement dans l'espace indiqué" [...] Cet emploi locatif de "par" devient un tic de l'écriture rimbaldienne [...] Il ne saurait y avoir d'hésitation pour le début d'Enfance I : "son domaine [de l'idole] [...] court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms [...]". La seule difficulté étant que le complément de lieu ("par des vagues") vient, d'une façon étrange, séparer le participe "nommées" de son complément : "de noms férocement grecs, slaves, celtiques" (op. cit. p.306-308).

la fille à lèvre d'orange :
     Selon Pierre Brunel (op. cit. p.69), il faut voir dans cette expression l'appropriation et la modification, particulièrement heureuses, d'une métaphore que Rimbaud aurait pu trouver chez Leconte de Lisle : 

Sur la luzerne en fleur assise,
Qui chante dès le frais matin ?
C'est la fille aux cheveux de lin,
La belle aux lèvres de cerise.

L'amour, au clair soleil d'été,
Avec l'alouette a chanté.

Leconte de Lisle
Poèmes antiques
Poésie/Gallimard p.282

dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer
      Antoine Fongaro a souligné, dans son article "Femmes - fleurs - marbre - mer" (op. cit. p.109-111) la parenté entre cette phrase d'"Enfance I" et tels passages de "Fleurs" ou "Promontoire" dans Les Illuminations. "La première phrase [du troisième paragraphe d'Enfance], écrit-il, constitue l'énoncé de quatre éléments qui s'appellent l'un l'autre dans l'imagination de Rimbaud". Le poème « Fleurs » (qui veut dire « Femmes ») se termine par le verset suivant : «Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » Le poème « Promontoire » évoque un Grand Hôtel, lui aussi voisin de la mer. On retrouve les mêmes terrasses et les mêmes danses dans l'évocation de ce palace : « dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire ». Rimbaud décrit encore, dans le même poème, des "dunes [toujours les bords de mer] illustrées [c'est à dire décorées] de chaudes fleurs [de femmes] et de bacchanales [et de danses]". Il s'agit, semble-t-il, d'une image récurrente chez Rimbaud pour évoquer l'univers du luxe, et celle qui en est la reine : la belle femme du monde, la femme riche.

enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés :
     "On ne peut qu'être frappé, écrit Antoine Fongaro, par l'accumulation de termes baudelairiens dans le deuxième segment de ce troisième paragraphe d'"Enfance I". On ose à peine gloser : "enfantes", voir toutes les fois que Baudelaire appelle l'aimée "mon enfant" ; "géantes", voir "La Géante", "L'Idéal", etc. ; "superbes noires", cela va de soi. Pour les "bijoux" qui sont "debout", Baudelaire permet de retrouver, à partir du poème "Les Bijoux", à travers "le charme inattendu d'un bijou rose et noir" de "Lola de Valence", les "bijoux" de Diderot, qui se retrouvent aussi dans "Bottom" : "au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs d'œuvre physiques". Les expressions "le sol gras" et "dégelés" n'offrent aucune difficulté, il suffit de ne pas oublier qu' "Eucharis me dit que c'était le printemps" (op. cit. p.113-114). Antoine Fongaro montre que les "bosquets" sont fréquemment chez Baudelaire des lieux propices à l'amour ("Femmes damnées", "Moesta et errabunda") ainsi que chez Rimbaud : "... et personne / N'osera plus dresser son orgueil génital / Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne" (sonnet para-zutique : "Les anciens animaux..."). De même pour la "mousse" ("Bonne pensée du matin", "Bannières de mai") et les "jardinets", auxquels il n'est pas difficile de prêter quelque signification obscène" (op. cit. p.114-115).

l'heure du "cher corps" et "cher cœur" :
     La plupart des commentateurs d'"Enfance" notent les guillemets qui encadrent ces deux expressions jumelles et les attribuent à la volonté de Rimbaud de souligner leur caractère de citations. Citations de clichés sentimentaux, sûrement. Citations de Baudelaire, peut-être. On mentionne généralement à ce propos tel vers du "Balcon" (Les Fleurs du Mal, XXXVI) : "Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux" ; et, dans les "Femmes damnées" (Les Fleurs du Mal, Pièces condamnées) : "Hippolyte, cher coeur ...". (cf., entre autres, Jean-Luc Steinmetz, Illuminations, GF, p. 148). Mais Rimbaud exprime peut-être aussi sa lassitude du "couple menteur" qu'il a formé lui-même avec Verlaine. N'est-ce pas la "Vierge folle" (c'est à dire Verlaine) qui, dans Une saison en enfer, parlant de "l'Époux infernal", emploie l'expression : "À côté de son cher corps endormi ..." ? (cf. Antoine Fongaro, op. cit. p.41, note 23).


 

 

Commentaire

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Structure du texte 

     "Enfance I" est découpé en quatre paragraphes. La syntaxe est généralement nominale, la plupart des verbes se trouvant relégués dans des propositions subordonnées relatives (§ 2 et 3), une incidente entre tirets (§ 2). La seule phrase verbale indépendante du poème coïncide avec le deuxième segment du §1.
     La propension de Rimbaud à la syntaxe nominale est bien connue. Elle s'accompagne logiquement d'un recours massif à l'énumération (par juxtaposition ou coordination) au détriment de la construction logique et de la subordination. Ce type d'écriture a pour effet de sur-représenter les éléments porteurs de notations concrètes : notations de lumière et de couleurs par exemple (on en compte sept dans le poème) mais aussi de sons et de mouvements ; indications de décors naturels (plages, vagues, lisières de la forêt, prés, arc-en-ciel, flore, mer, terrasse, mousse, sol gras, bosquets, jardinets) ; à quoi il faut ajouter la multiplication des "personnages". D'où la densité descriptive de la prose rimbaldienne, l'impression de présence qui se dégage de l'image.     
      Les substantifs apparaissant comme les thèmes principaux de chacun des paragraphes, "cette idole" (§1), "la fille à la lèvre d'orange" (§2) et les onze noms ou groupes nominaux énumérés dans le §3, ne constituent jamais des sujets grammaticaux commandant des verbes conjugués. La dernière phrase est exclamative (mais le manuscrit ne comporte pas de point d'exclamation final). Chacun des noyaux nominaux (à une exception près) désigne une entité féminine ("cette idole", "la fille", "dames", "enfantes et géantes", "noires", "sœurs", "mères", "sultanes", princesses", "petites étrangères", "personnes doucement malheureuses").
     L'aspect général est donc celui d'une énumération dont les deux premiers termes (§1 et2) seraient particulièrement développés, par le jeu de diverses expansions du nom (compléments de détermination, appositions, épithètes).
C'est dans le troisième alinéa que le recours à la syntaxe énumérative est le plus systématique. L'évocation devient un défilé rapide d'images, images d'ailleurs moins personnelles que celles des paragraphes précédents et qui paraissent avoir un statut quasi "citationnel" : nous verrons en effet qu'on peut y reconnaître des références implicites à d'autres textes, à d'autres auteurs, à des clichés littéraires. L'évolution des caractéristiques syntaxiques du texte semble coïncider avec un basculement progressif de son lyrisme vers une nuance plus ironique. Basculement qui se parachève dans l'effet de chute du quatrième alinéa.

Premier paragraphe

     Le mot-thème de ce premier paragraphe, "cette idole", se donne volontairement un air énigmatique. En effet, un syntagme démonstratif de ce genre reçoit en principe son sens d'un nom précédemment cité dans l'énoncé, auquel il se réfère ; or le seul mot pouvant jouer ici ce rôle serait le mot du titre, mais ce sens paraît irrecevable tant il est évident que "l'idole" est ici plutôt la Femme que l'Enfance. C'est donc en réalité ce qui suit (la série des entités féminines énumérées par le texte) et non ce qui précède qui permet au lecteur de donner du sens au syntagme démonstratif initial. 
     Pour autant, il est impossible de se contenter, pour l'interprétation de cet incipit en forme de devinette, d'une glose aussi abstraite et générale (l'idole = la femme). En effet, le contexte immédiat apporte sur "cette idole" des caractérisations précises : "yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande, etc." Ces caractérisations en font un être (ou un objet) particulier. 
     Le mot "crin" et l'adjectif "jaune" sont un peu inattendus pour désigner une chevelure féminine, ils suggèrent un animal ou un objet (une poupée, par exemple) plutôt qu'une figure de femme, ce qui engage à interroger davantage le mot "idole". 
     Ce terme (issu du grec eidolon = image) possède deux sens en français. Il peut désigner, premièrement, la représentation d'une divinité (que l'on adore et qui est l'objet d'un culte au même titre que la divinité elle-même) ; deuxièmement, au figuré, une personne ou chose intensément admirée et faisant l'objet d'une sorte de vénération. Il semble que Rimbaud ait souhaité construire ici une image poétique de la Femme en jouant sur toute la gamme de sens du mot "idole".
     En effet, le paragraphe élargit progressivement son sens. Il décrit au départ une simple poupée, que son "crin jaune" ferait ressembler à une "flamande" et ses "yeux noirs" à une "mexicaine". Les traits latins de certaines flamandes, héritage de l'occupation espagnole des Pays-Bas sous Charles Quint, sont une idée reçue. Rimbaud exploite ce lieu commun oxymorique, selon son habitude, pour suggérer l'universel à travers le particulier (toutes les femmes à travers une modeste poupée, comme il évoquera plus loin tous les noms de pays et de plages à travers les trois domaines linguistiques traditionnels des livres de grammaire que sont le domaine grec (ou gréco-latin), le domaine des langues slaves et celui des langues celtiques). 
     L'idole est donc d'abord une chose modeste : une princesse, peut-être, mais "sans parents ni cour". Cependant, aux yeux de l'enfant amoureux, elle est "plus noble que la fable", c'est à dire :
 plus noble que les héroïnes que l'on rencontre dans les légendes. Et voilà qu'en effet la rêverie du poète s'élargit désormais aux dimensions de la mythologie : le groupe nominal "son domaine" renvoie grammaticalement à "cette idole", mais dans un sens plus étendu que celui qui était utilisé depuis le début du texte. Il ne s'agit plus de ce fétiche enfantin qu'on appelle une poupée mais de la Déesse qui, dans l'Antiquité païenne, représentait, incarnait la féminité.
     L'expression "son domaine court sur des plages" est un peu étrange. On attendrait "s'étend" (son domaine s'étend sur ...). On trouve fréquemment le verbe "courir" dans un sens imagé proche de celui représenté par le texte (se répandre dans l'espace, s'étendre dans une certaine direction : "La cordillère court parallèlement à la côte selon un axe nord sud"). L'utilisation de ce verbe dans le contexte du poème est malgré tout suffisamment inattendue pour qu'on puisse prêter à Rimbaud une intention expressive : par une sorte d'hypallage, on voit courir non seulement le domaine de l'idole mais l'idole elle-même. Le fétiche se voit attribuer une sorte d'énergie conquérante, qui contribue à le personnifier et à faire percer, à travers lui, la Déesse. 
     Le mot "idole" a donc ici une double fonction. D'une part, il désigne ce jouet d'enfant qu'est une poupée, jouet qu'il contribue à présenter comme une sorte de fétiche, c'est à dire comme la représentation naïve d'une divinité. Dans ce sens, ce n'est que la première d'une série d'images idéalisées de la femme qui vont défiler dans le texte comme autant de clichés poétiques séduisants et trompeurs. Mais, d'autre part, au delà de sa fonction grammaticale réelle, il brandit au seuil du poème le mot-clef, le concept global, qui pourrait en résumer le sens : la Femme, cette idole, ce faux-dieu, si décevant. 
    La seconde partie du paragraphe évoque les divinités païennes dans des termes et selon des codes visuels traditionnels. Incarnations de la nature, de la fécondité, de l'amour, elles sont logiquement campées sur un fond d'"azur et de verdures insolents". "Insolents" doit être compris au sens que cet adjectif présente dans des expressions comme "une santé insolente", "une chance insolente" : ce qui surprend ou provoque par son caractère extraordinaire ou supérieur. L'iconographie nous montre donc souvent ces déesses dans le cadre d'une nature insolemment belle et resplendissante. Ou encore, comme l'Aphrodite grecque, foulant le sable d'une "plage", émergeant de "vagues sans vaisseaux". On notera l'allure d'épithète homérique de ce complément "sans vaisseaux", qui cherche certainement à désigner une mer originelle, primitive, que l'homme ne sillonne pas encore. Désireux d'évoquer le culte universel de la Femme, Rimbaud a voulu interdire l'identification totale de son "idole" avec la figure de Vénus Anadyomène (à laquelle pourtant il semble penser essentiellement). À cette fin, il utilise les trois adjectifs juxtaposés qui achèvent le paragraphe : "sur des plages nommées [...] de noms férocement grecs, slaves, celtiques". L'adverbe "férocement" est sans doute là pour insinuer l'idée d'une haute époque aux mœurs barbares, les trois adjectifs, quant à eux, renvoient aux principales traditions mythiques de l'Europe. Comme nous l'avons signalé précédemment, Rimbaud est coutumier de ce procédé de style visant à suggérer l'universel abstrait par l'énumération (plus ou moins humoristique) de réalités disparates. On retrouvera ce procédé à la fin du § 2, c'est à dire au même endroit que dans le §1, avec la juxtaposition ternaire : "les arcs-en-ciel, la flore, la mer" (= trois réalités cosmiques = la Nature). 

Deuxième paragraphe

     Le retour à la ligne se justifie apparemment par un changement de décor et l'introduction d'un nouveau personnage. 
    Le paysage marin du premier alinéa fait place à un décor champêtre : la "lisière de la forêt", le "clair déluge qui sourd des prés", les "fleurs". La "lisière de la forêt", frontière entre l'ombre et la lumière, entre le caché et l'ouvert, paraît être pour Rimbaud le lieu des apparitions (les "petits comédiens" dans E-III, la "fille à lèvre d'orange" dans E-I). Le " clair déluge qui sourd des prés" représente sans doute un ruisseau : le verbe "sourdre" fait oxymore avec le nom "déluge", l'un suggérant une eau suintante, une petite quantité d'eau, l'autre une masse liquide envahissante. Mais comme il nous est dit que la "fille à la lèvre d'orange" se tient "les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des près", le mot "déluge" semble au lecteur n'être qu'un comparant hyperbolique, le comparé pouvant être un ruisseau roulant ses eaux au soleil ("clair"), à travers "prés", au cours rapide (d'où "déluge") mais peu profond (puisqu'il permet au personnage féminin de s'y tenir debout).
     Cependant, comme dans le paragraphe précédent, Rimbaud s'attache à interdire l'identification complète de son décor à un paysage réaliste, et il fait surgir l'universel à travers le particulier. Les "fleurs" sont décrites dans un registre fantastique : ce sont des "fleurs de rêve", elles "éclairent" comme si elles étaient elles-mêmes la source des taches lumineuses qu'elles génèrent dans le paysage, et leur brillance est traduite par des correspondances auditives (à la manière des synesthésies baudelairiennes du poème "Correspondances"), correspondances que traduisent et redoublent les allitérations en /t/ et en /kl/ : "tintent, éclatent, éclairent". La veine fantastique est encore sensible dans le goût rimbaldien pour ce que la rhétorique appelle l'adunaton, c'est à dire la création d'objets ou d'images paradoxales, incompatibles avec la réalité : ainsi, les "arcs-en-ciel, la flore, la mer" "traversent" le corps nu de "la fille à lèvre d'orange" comme s'il s'agissait de deux images superposées dans un effet de surimpression ; ils "habillent" sa "nudité", ce qui est malgré tout une métaphore moins insolite (ils l'"habillent" au sens où ils la décorent, l'embellissent, en atténuent l'impudeur) ; ils l'"ombrent" alors qu'il serait plus logique qu'ils (les arcs-en-ciel) l'éclairent (faut-il comprendre qu'en éclairant ce corps, ils ombrent ses contours ?). Il faut remarquer surtout le caractère aléatoire de cette triade finale  : "les arcs-en-ciel, la flore, la mer". Le rapprochement de ces trois éléments n'évoque aucun paysage, aucune réalité naturelle précise. On y voit resurgir de façon inattendue l'élément marin (ce qui permet, par ricochet, à Rimbaud de relancer l'image du déluge et de semer un peu plus d'ambiguïté dans le sémantisme du texte, selon sa bonne habitude de faire proliférer les connotations et les intertextes possibles de ses métaphores). Le pluriel du mot "arcs-en-ciel" et l'abstraction du mot "flore" évoquent plutôt des idées générales qu'un décor particulier. Comme dans le premier alinéa, Rimbaud semble suivre un protocole d'écriture fondé sur l'éclatement et la dispersion de l'image initiale, dispersion culminant rythmiquement et sémantiquement dans l'apparition de groupes ternaires rapprochant des réalités hétérogènes, de manière à faire surgir l'universel du particulier. Dans le premier alinéa, il s'agissait des trois adjectifs clôturant le paragraphe : "grecs, slaves, celtiques". Dans le second, la structure ternaire se reproduit trois fois ("tintent, éclatent, éclairent" ; "ombrent, traversent et habillent" ;
" les arcs-en-ciel, la flore, la mer") produisant l'effet d'un mécanisme artificiel, ouvertement destiné à dynamiter l'unité et le réalisme de la vision.
     On pourrait aussi considérer qu'il y a là, pour Rimbaud, une façon personnelle, originale, brillantissime, de s'approprier un cliché littéraire et artistique usé jusqu'à la corde : l'ondine romantique, la fille sauvage dont on trouve tant d'évocations chez des poètes comme Hugo ou Leconte de Lisle, icône dont la nudité pudique et sensuelle rappelle ces standards de la Féminité que sont la Vénus de l'Antiquité gréco-latine et l'Ève de la Bible. Rimbaud lui-même évoque très souvent cette image traditionnelle, soit pour la célébrer : "Soleil et Chair", soit pour la railler de diverses façons : "Vénus Anadyomène", "Madrigal", "Comédie de la Soif", "Métropolitain"... Les "genoux croisés" font très certainement référence à ce déhanchement caractéristique de la représentation d'Aphrodite dans la statuaire grecque, généralement analysé comme un symbole de pudeur, motif imité et reproduit à l'infini par la tradition picturale moderne (voir par exemple les Vénus sortant des eaux de Botticelli et de Titien). Par une belle métaphore, "la fille à lèvre d'orange", Rimbaud suggère à la fois une notation de couleur et la forme sensuelle des lèvres, ainsi que l'identification symbolique de la Femme à la Nature à travers l'image du fruit. Il n'est pas impossible que l'idée ait été suggérée à Rimbaud par la lecture des Poèmes antiques de Leconte de Lisle, où l'on trouve les vers : "C'est la fille aux cheveux de lin, / La belle aux lèvres de cerise" (Poésie/Gallimard p.282).

Troisième paragraphe

     Le troisième paragraphe d'"Enfance", nous l'avons déjà signalé, se caractérise par une précipitation du rythme de l'énumération. Rimbaud y poursuit son investigation des représentations traditionnelles, artistiques et littéraires, de la Femme, mais le poème adopte désormais une allure d'inventaire, aléatoire et décousu, où l'on peut souvent reconnaître des allusions à d'autres auteurs, ou à d'autres textes de Rimbaud lui-même, si bien qu'on est porté à conférer au texte une intention de plus en plus ouvertement parodique et satirique.
     
Les « dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer » sont une image récurrente chez Rimbaud pour évoquer la mondaine, la femme riche et fascinante : cf. dans Les Illuminations, le poème « Fleurs » (qui veut dire « Femmes ») : «Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » Voir aussi le Grand Hôtel voisin de la mer, dans « Promontoire » : « dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire ». Rimbaud décrit encore, dans le même poème, des "dunes [toujours les bords de mer] illustrées [c'est à dire décorées] de chaudes fleurs [de femmes en liesse] et de bacchanales [et de danses bachiques]".
     Dans la suite paragraphe, les expressions « enfantes et géantes », « superbes noires », « bijoux debout (…) », semblent sortir des Fleurs du mal (« La géante », "L'Idéal", « Les Bijoux » …) ; « jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinage » paraissent se moquer de la littérature édifiante, peut-être du Verlaine des Poèmes saturniens et de La bonne chanson, qui emprunte volontiers ce registre ; « sultanes, princesses etc. » rappellent l’univers des contes ; « petites étrangères et personnes doucement malheureuses » le mélodrame, le roman larmoyant.
   

Quatrième paragraphe

     Il semble donc que Rimbaud, dans "Enfance I", ait voulu dresser l'inventaire des racines culturelles de l'image sublimée que tout enfant se fait des femmes, ou plutôt de la Femme, de l'éternel féminin. Les évocations sont belles, sensuelles ou gracieuses, jamais ouvertement satiriques. Pourtant une telle accumulation, dont le rythme s'accélère jusqu'à donner le tournis, ne peut que dissimuler une secrète ironie. Et c'est le quatrième alinéa qui a pour fonction de révéler cette ironie.
     "Quel ennui ...". Le lecteur ne peut qu'être saisi par le contraste entre cette lassitude et le lyrisme de l'éloge ou de la célébration qui dominait dans les lignes précédentes. Nous retrouverons un semblable effet de surprise (le dénouement en forme de chute ou de basculement final) dans les autres poèmes d'"Enfance". Par les guillemets qui encadrent les deux tournures jumelles "cher coeur" et "cher corps", Rimbaud manifeste, clairement cette fois, qu'il cite un discours étranger. Ici, le discours du sentimentalisme amoureux (peut-être, a-t-on dit, via Baudelaire, voir ci-dessus notre panorama critique). Qu'est-ce que "l'heure du "cher corps" et du "cher coeur"" ? Probablement, celle de la vie en couple, moment où la Femme rêvée devient une femme réelle. Rimbaud exprime ici, une fois de plus, le désenchantement qui fut le sien au moment de découvrir la réalité de l'amour, thématique qui court avec insistance depuis ses premiers poèmes ("Les réparties de Nina", par exemple) jusqu'à Une saison en enfer : "Il dit : "Je n'aime pas les femmes... " ("Délires I"). Notons aussi la ressemblance entre cette prose des Illuminations et un texte versifié comme "Madrigal" ("L'étoile a pleuré rose...") où l'on voit pareillement une célébration de la Femme (encore une Venus marina) se retourner en réquisitoire au dernier vers du poème.
     Resitué dans l'ensemble des cinq textes qui constituent "Enfance", ce premier poème semble donc destiné à définir ce moment où l'"enfant" se détache du monde des femmes, première rupture avec l'enfance, première étape dans la perte de l'innocence.
    


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