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Enfance II (Illuminations, 1873-1875)


II


     C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers. La jeune maman trépassée descend le perron. La calèche du cousin crie sur le sable. Le petit frère (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d'œillets. Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le remparts aux giroflées.
     L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. Le curé aura emporté la clef de l'église. Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans.
     Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.
     Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes.

[...]

   

     "Enfance II" est une variation poétique sur le thème du passé perdu et du souvenir. Or, face à la perte, la nostalgie peut s'exprimer de différentes façons :
     - par la dénégation : ce qu'on croyait perdu est toujours là, vivant, sous nos yeux (registre du fantastique ou, du moins, de l'étrange, § 1) ; 
     - par la déploration : la perte laisse au narrateur le sentiment d'un vide irrémédiable (registre pathétique, § 2-3) ; 
     - par la sublimation : le passé, embelli, apparaît comme un paradis perdu dont le souvenir illumine encore la vie du poète (registre merveilleux, § 4). 
     Probablement Rimbaud a-t-il séparé les paragraphes 2 et 3 parce qu'ils appliquent le sentiment du vide l'un à des lieux bâtis (maison, auberge, château, église), l'autre à la campagne. Ce qui permet d'établir le plan suivant : §1-les chers disparus ; §2-les maisons abandonnées ; §3-les paysages déserts ; §4-le narrateur lui-même, l'enfant qu'il a été, son paradis perdu.
    
Les évocations d'"Enfance II" avaient-elles vraiment pour Rimbaud une valeur autobiographique comme la critique rimbaldienne l'a parfois supposé ? C'est difficile de l'affirmer. Tout au plus peut-on estimer que les attitudes mentales illustrées par le poème correspondent assez bien à des sentiments que Rimbaud, enfant, a sans doute éprouvés, d'après ce que nous savons de sa vie : la solitude, l'impression d'être abandonné, et cette approche anxieuse de l'âge adulte comme s'il s'agissait d'une catastrophe annoncée, cette certitude d'un avenir funeste, fait de souffrances et de révoltes, qui s'expriment dans la dernière phrase du poème.

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