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Enfance II (Illuminations, 1873-1875)

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II

     C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers. La jeune maman trépassée descend le perron. La calèche du cousin crie sur le sable. Le petit frère (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d'œillets. Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées.
     L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. Le curé aura emporté la clef de l'église. Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans.
     Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.
     Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes.

 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à notre bibliographie.

C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers :
     Certains commentateurs ont recherché une clé biographique derrière les cinq évocations du premier paragraphe d'"Enfance II". Antoine Adam écrit par exemple : "On serait tenté de penser, pour cette "petite morte", à Vitalie, morte de 18 décembre 1875". (La Pléiade, 1972, p.980). Vitalie était l'une des soeurs cadettes du poète. Cette hypothèse ne cadre guère, toutefois, avec ce que nous savons aujourd'hui concernant la date de rédaction des manuscrits des Illuminations, en toute hypothèse, au 13 février 1875 (date de la "rencontre de Stuttgart"). Antoine Fongaro, croit lui que "la petite morte" et la "jeune maman trépassée" seraient la même personne, et désigneraient une cousine de Verlaine. Voir la note suivante (op. cit. p.39).

La jeune maman trépassée descend le perron :
     Ce "personnage" aurait pu être inspiré à Rimbaud par des confidences de Verlaine, ou par les textes que celui-ci a consacrés à une cousine sienne, morte le 13 février 1867, âgée d'un peu plus de trente ans : Elisa Moncomble. Antoine Fongaro, qui est l'initiateur de cette hypothèse, cite plusieurs textes où transparaît l'affection particulière de Verlaine pour cette jeune femme : une lettre à Blémont du 29 juillet 1871, le poème "Après trois ans" dans les Poèmes saturniens, les proses "Mal'aria" et "À la campagne" (anciennement "Nevermore") dans Les Mémoires d'un veuf. Il y décèle plusieurs détails rappelant le deuxième alinéa d' "Enfance II" : un parc, des roses, une jeune accouchée convalescente en robe blanche... (op. cit. p.40).

Le petit frère (il est aux Indes !) :
     Certains commentateurs pensent que cette phrase pourrait désigner Rimbaud lui-même. La chronologie des manuscrits des Illuminations empêche d'adhérer à l'hypothèse selon laquelle ce texte serait postérieur à l'engagement de Rimbaud parmi les mercenaires des Pays-bas et à son départ pour les Indes néerlandaises. Mais chacun sait, disent les partisans de cette glose, que Rimbaud rêve depuis longtemps à des départs pour des pays lointains (le 17 novembre 1874, par exemple, une petite annonce insérée par Rimbaud dans un journal anglais nous apprend que le jeune homme cherche un job de secrétaire ou d'accompagnateur "auprès d'un gentleman désirant voyager"). Par ailleurs, selon Antoine Fongaro, Verlaine et Rimbaud auraient pu se donner entre eux du "grand frère" et du "petit frère" (op. cit. p.40-41).

Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées :
     Cette notation insolite a inspiré aux commentateurs du poème des commentaires aussi ingénieux qu'aléatoires et impossibles à vérifier. On note d'abord que le rapprochement entre "rempart" et "giroflées" n'a rien de surprenant, la fleur appelée "giroflée" poussant volontiers dans les vieux murs (il y en aurait même une variété appelée par les botanistes "giroflée des murailles"). Par ailleurs, rappelle Suzanne Bernard, "des giroflées, suivant Delahaye, poussaient effectivement sur un vieux rempart croulant, et il s'est souvent amusé à en cueillir en compagnie de Rimbaud" (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier). Mais comment expliquer "les vieux qu'on a enterrés tous droits" ? Antoine Fongaro, ayant observé à plusieurs reprises l'association prisonnier+rempart+giroflée dans des romans du XIXe siècle (notamment dans certains romans d'aventures lus par les enfants) s'est demandé si les "vieux" ne pouvaient pas désigner Verlaine et ses compagnons de prison. Les prisonniers ne sont-ils pas par excellence des morts-vivants, des enterrés-debout ? (op. cit. p.117-120). Albert Henry ne retient pas cette interprétation métaphorique. Il recherche, lui, une explication réaliste ; il y aurait là un détail descriptif, un effet visuel, une sorte d'illusion d'optique : "les vieux, vus dans le fossé devant la muraille du rempart, sont comme enterrés droits dans le rempart aux giroflées" (op. cit. p.52).

la maison du général :
     Selon Ernest Delahaye, dans ses Souvenirs familiers, Rimbaud évoquerait ici "la villa dite du général Noiset, située sur la route de Flandre, près de Charleville".

l'auberge vide :
     Il n'échappe pas aux divers commentateurs que l'auberge représente chez Rimbaud, depuis le poème "Au Cabaret-Vert" et en passant par "Le Pauvre Songe" (quatrième partie de "Comédie de la soif"), le type même du locus amoenus, l'asile charmant, le lieu du bonheur. L'image de l'auberge vide revêt donc pour Rimbaud une signification particulièrement mélancolique.

Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes :
     Pierre Brunel (op. cit. p. 76) rapproche ce passage de "La Rivière de Cassis" où il est généralement admis que Rimbaud évoque ses promenades ardennaises, dans la vallée de la Semoy. La rivière y "roule avec des mystères révoltants / De campagnes d'anciens temps ; / De donjons visités, de parcs importants". La Semoy se jette dans la Meuse au nord de Charleville, dessine ses méandres dans une vallée encaissée, entre des forêts de sapins, et longe les ruines du château de Bouillon (Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, fut le chef de la première croisade; il est le célèbre héros du poème épique du Tasse : Jérusalem délivrée). Et il semble que le poète se souvienne avoir glissé son regard à travers les palissades (les "claires-voies") entourant ces "parcs importants" qui conservent le souvenir des chevaliers du moyen-âge : "C'est en ces bords qu'on entend / Les passions mortes des chevaliers errants : / Mais que salubre est le vent. / Que le piéton regarde à ces claires-voies : Il ira plus courageux."

Des fleurs magiques bourdonnaient :
     "Par un remarquable raccourci d'expression, note Pierre Brunel, Rimbaud évoque en même temps ces fleurs capiteuses et les insectes qui bourdonnent autour" (op. cit. p.81).

Les talus le berçaient :
     On a rapproché cette métaphore maternelle d'autres textes rimbaldiens célébrant le "talus" comme lieu privilégié de contemplation ou de rêverie : "Mystique" ("Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d'acier et d'émeraude..."), "Ornières" ("À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries."). Par ailleurs, "Soleil et chair" célèbre le moment édénique "Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante, / La terre berçant l'homme, et tout l'Océan bleu / Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !". Cf. notamment Albert Henry, op. cit. p.52-53, Pierre Brunel, op. cit. p.81.

Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes :
     Albert Henry (op. cit. p.53), se référant à des analyses antérieures d'Yves Denis et Antoine Fongaro, fait état d'intertextes possibles chez Michelet "où la puissance qui ruinera l'Église est "l'humble flot des tièdes larmes qu'un mode a versées, une mer de pleurs" (dans La Sorcière) et chez Hugo (dans Les Contemplations) :

Les siècles devant eux poussent, désespérés,
Les révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain"


 

Commentaire

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Structure du texte

     "Enfance II" est composé de quatre alinéas, chacun d'entre eux juxtaposant plusieurs notations distinctes (séparées par différents signes de ponctuation : points, tirets). 
     Ces notations, voisines par les sentiments qu'elles expriment, selon la tonalité propre à chaque paragraphe, se rapprochent aussi souvent par des parallélismes syntaxiques. Par exemple, les divers segments du premier alinéa commencent tous par annoncer un personnage mort (ou absent), puis vient un verbe d'état ou d'action, enfin un complément évoquant le lieu de son apparition. La plupart des segments du second alinéa annoncent un lieu puis, par un verbe, un adjectif ou une seconde proposition, indiquent que ce lieu a été abandonné par ses habitants.
     Il y a deux façons de justifier le découpage du texte en plusieurs paragraphes, selon qu'on utilise le critère du registre utilisé ou celui du sujet traité. "Enfance II" est une variation sur le thème de la perte et du souvenir. Or, face à la perte, la nostalgie du passé peut s'exprimer de différentes façons :
     - par la dénégation : ce qu'il croyait perdu est toujours là, vivant, sous les yeux du narrateur (registre du fantastique ou, du moins, de l'étrange, § 1) ; 
     - par la déploration : la perte laisse au narrateur le sentiment d'un vide irrémédiable (registre pathétique, § 2-3) ; 
     - par la sublimation : le passé, embelli, apparaît comme un paradis perdu dont le souvenir illumine encore la vie du narrateur (registre merveilleux, § 4). 
     Probablement Rimbaud a-t-il séparé les paragraphes 2 et 3 parce qu'ils appliquent le sentiment du vide l'un à des lieux bâtis (maison, auberge, château, église), l'autre à la campagne. Ce qui permet d'établir le plan suivant : §1-les chers disparus ; §2-les maisons abandonnées ; §3-les paysages déserts ; §4-le narrateur lui-même, l'enfant qu'il a été, son paradis perdu.

Paragraphe 1

     Le poète évoque cinq personnages (ou groupes de personnages) dont trois sont définis comme des morts ("la petite morte", "la jeune maman trépassée", "les vieux qu'on a enterrés"), un quatrième étant déclaré absent ("Le petit frère — (il est aux Indes !) ...").
     Utilisant des formulations paradoxales, qui sont autant de contradictions dans les termes, le texte affirme la présence de ces absents. L'usage du présent de l'indicatif, de pronoms déictiques (comme "c'" dans "c'est elle", "là" dans "là, devant le couchant"), d'articles définis ("derrière les rosiers", "le perron", "le pré d'oeillets", "le rempart aux giroflées"), toute l'écriture du texte concourt à présenter lieux et personnages sous la forme d'un tableau s'offrant réellement à la vue d'un témoin. 
     Est-il acceptable de parler de tableau devant une évocation aussi fragmentée (rappelons que le paragraphe, selon un mode d'écriture cher à Rimbaud, se compose de phrases fondées sur des parallélismes syntaxiques, nettement séparées les unes des autres par des signes de ponctuations forts et/ou des tirets) ? Oui car, malgré ce morcellement, la complémentarité des lieux évoqués (les "rosiers", le "perron", le "sable (d'une allée)", le "pré d'oeillets", le "rempart aux giroflées") semble faite pour suggérer au lecteur un paysage unique : un jardin, devant quelque château ou quelque maison de maître. De même, le texte précise certains liens de parenté ("maman", "cousin", "frère") si bien que les personnages semblent constituer ensemble une famille. 
     Il y a donc une certaine ambiguïté dans l'écriture du texte. Une ambiguïté volontaire qui touche à la duplicité. Le lecteur est encouragé à restituer derrière le discours éclaté du poème l'unité d'une narration : un visiteur revient sur des lieux qu'il a connus, qu'il reconnaît (le lieu de son enfance ?) et y place par l'imagination des proches aujourd'hui disparus. Peut-être ce visiteur est-il l'auteur lui-même et ce "roman" a-t-il quelque chose d'autobiographique. Mais peut-être cherche-t-on seulement à le lui faire croire. Car le caractère fragmentaire et elliptique du discours, l'absence de toute explication au-delà du pur geste "monstratif" ("c'est elle...", "là ..."), l'absence de tout contexte, portent à penser qu'il s'agit ici en réalité d'un pur
travail poétique portant sur l’expression du passé révolu, un exercice de style sur le thème du souvenir (et aussi sur le thème de l'enfance, indirectement, sans doute : l’enfance n'est-elle pas ce qui est à tout jamais perdu ?). 
      Si, donc, "Enfance II", selon notre hypothèse, vise à l'exploration de différentes expressions possibles de la nostalgie, l'attitude décrite dans le premier paragraphe est celle qui consiste à nier la perte : par la magie de l’imagination le poète remplit le décor aujourd’hui vide des scènes du passé. La tournure paradoxale donnée par Rimbaud à ses phrases lapidaires (le côté morts-vivants, fantômes et hallucination, qui a inspiré tant de commentaires emphatiques à la critique) tend à conférer un caractère magique à la faculté de se souvenir. Notons pourtant l'extrême discrétion de cette incursion rimbaldienne dans le registre de l'étrange si on compare "Enfance II", par exemple, à cette pièce du livre IV des Contemplations où Victor Hugo, père inconsolable, s'attend à voir paraître devant lui Léopoldine vivante. Là où Hugo exploitait les ressorts dramatiques de la littérature fantastique, Rimbaud se contente d'un style objectif, allusif, minimaliste.
     Les évocations d'Enfance II ont-elles vraiment pour Rimbaud une valeur autobiographique, directe (comme le pense, par exemple, Antoine Adam) ? C'est difficile de l'affirmer et il est plus vraisemblable que Rimbaud confectionne ses petits tableaux nostalgiques à partir de clichés (l'enfant mort, la jeune femme morte en couches, le jeune homme parti "outremer", etc...) qu'il retravaille selon son style personnel. Tout au plus peut-on estimer que l'attitude mentale décrite par le passage (la négation de l'absence et de la mort) correspond assez bien à des sentiments qui ont sans doute été éprouvés par Rimbaud enfant, d'après ce que nous savons de sa vie : la crainte ou le regret de la séparation d'avec ses proches, l'impression d'être abandonné. 

Paragraphe 2

     Le second et le troisième paragraphes renversent l’optique : ils peignent un décor vidé de toute présence humaine, ils exhibent la perte au lieu de la nier. Le poète multiplie les représentations possibles de l’absence, il se grise du sentiment de l’irrémédiable.
    Ce sont d'abord (§2) cinq demeures que leurs habitants ont quittées. Il ne s'agit pas de maisons quelconques mais de lieux "importants" pour reprendre l'adjectif que Rimbaud utilise dans "Les Premières Communions" ("maisons importantes") et dans "La Rivière de Cassis" ("parcs importants"). Ce sont les centres d'attraction du village (l'église, l'auberge) ou les demeures des riches (la maison du général, le château, le parc). Comme dans le paragraphe 1, donc, une certaine unité se dégage malgré l'éclatement de la description (phrases sèches, réduites aux éléments grammaticaux indispensables, juxtaposées, sans le moindre coordonnant ou adverbe de liaison). La description laisse imaginer un village que ses habitants, les plus riches de ses habitants en tout cas, ont quitté : le "général" a abandonné sa maison aux feuilles mortes ("l'essaim des feuilles d'or") pour aller passer l'hiver "dans le midi" ; l'auberge a fermé (peut-être faute de clients) ; l'église aussi est fermée, et le narrateur suggère ironiquement que le curé a fui (peut-être faute de paroissiens), emportant avec lui la clef du saint lieu ; quant au château, il offre un spectacle encore plus désolé : abandonné sans doute depuis longtemps, "ses persiennes sont détachées" (sans doute faut-il comprendre que les volets, ayant perdu leurs attaches, pendent ou s'agitent, ballottés par le vent), le propriétaire est parti pour toujours puisque le château "est à vendre" ; le parc n'est plus gardé et a été entouré de palissades. Les dernières notations du paragraphe précisent certaines intentions de l'auteur : les cimes agitées par le vent, s'ajoutant aux feuilles mortes de la première phrase, tendent à confirmer le caractère automnal de la description ; la remarque "d'ailleurs, il n'y a rien à voir là-dedans" contribue de son côté à construire une image cohérente du narrateur : l'enfant curieux, qui constate, dépité, que tout ce qui pouvait constituer un sujet d'attraction dans son environnement est désormais vide et mort.

Paragraphe 3

     Le §3 évoque un paysage de campagne, avec la même idée directrice : peindre l'âme en proie au sentiment du vide et de l'abandon. La campagne est déserte, ce que Rimbaud exprime hyperboliquement en utilisant le substantif "(le) désert" en lieu et place de l'adjectif : "Ô les calvaires et les moulins du désert". Ce "désert" est constitué de "hameaux sans coqs, sans enclumes", c'est-à-dire vidés de leurs paysans (puisqu'il n'y a plus de basses-cours) et de leurs forgerons (métiers qui caractérisaient le village rural d'autrefois). De même, "l'écluse est levée", ce qui suggère que le canal n'est plus utilisé (les écluses servent à retenir l'eau de manière à rendre un canal navigable et, notamment, à permettre la navigation amont). La dernière phrase suggère un paysage plat permettant d'embrasser d'un seul regard panoramique ces excroissances jumelles que sont les calvaires et les moulins, les îles (sur la rivière ?) et les meules. Les premiers ont en commun d'élever leurs formes de croix au-dessus de l'horizon, les secondes présentent, vues de loin, la même forme bossue. Ces ressemblances visuelles créent une impression de répétition et de monotonie que renforcent les allitérations en "l" et en "m", l'effet rythmique lié à la double structure syntaxique binaire ( "Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules"). Peut-être ressent-on aussi du fait de ce rythme répétitif une certaine lassitude, celle du promeneur qui arpente une plaine s'étendant à perte de vue. "Les prés remontent aux hameaux" dit aussi Rimbaud, ce qui semble dessiner en creux la place d'un narrateur qui gravit une côte après être descendu, d'où peut-être ce verbe un peu insolite : "remonter". Enfin, le mot "calvaire", dans le contexte de désolation qui est celui du passage, n'est pas sans connoter un peu la souffrance et la mort. 
     Un tel paysage est-il réaliste ? Il n'est pas impossible que Rimbaud exploite ici des souvenirs personnels de vagabondages dans une campagne désolée, dont la vue provoque chez le promeneur une impression de solitude poignante. Mais la multiplication systématique des images d'abandon finit par produire une impression d'irréalité qui confine au fantastique. Il faut donc surtout reconnaître dans ce passage un exercice poétique consistant à dire, en peu de mots, en exploitant toutes les ressources du style (effets visuels et connotations symboliques, rythmes et allitérations) la mélancolie de la déréliction. L'utilisation de l'interjection "Ô" en tête de la dernière phrase, avec une valeur manifeste d'affliction, confirme la dominante pathétique du registre littéraire, dans cet alinéa.

Paragraphe 4

     Le quatrième et dernier paragraphe illustre l’embellissement du passé dans le souvenir : le travail du mythe. Le passage du présent (temps des paragraphes précédents) à l’imparfait indique que pour la première fois dans le texte, le passé est évoqué en tant que passé, avec la conscience de l’éloignement. Ce n’est ni le passé ressuscité du premier paragraphe, ni le présent vide (l'espace déserté et vide de toute trace de la vie passée) du second et du troisième, c’est le mode du souvenir, la trace ineffaçable du passé dans le présent, la nostalgie. Outre l’emploi d’un vocabulaire hyperbolique (magiques, fabuleuse) le poète se livre à une métamorphose des éléments végétaux et animaux : les talus sont une mère qui « le » berce dans « Soleil et Chair » Rimbaud évoquait déjà « la terre berçant l’homme » ; les fleurs bourdonnent (d’abeilles sans doute, à moins qu’elles ne « tintent » comme souvent chez Rimbaud, l’ambiguïté est évidemment volontaire), les bêtes sont « élégantes ». Le narrateur se désigne lui-même à la troisième personne ("Les talus le berçaient") comme pour indiquer à quel point il se sent étranger à l'enfant qu'il a été (Rimbaud souligne malicieusement ce « le » dans le manuscrit : indice de distanciation ironique par rapport à cette mythique marque de soi dans le discours ?). L'enfance est représentée comme un moment de plénitude édénique et de communion avec la Nature, qu'on regrette. On est dans l’univers du conte, c’est une des postures possibles du poète face à la perte, la plus factice assurément. C’est pourquoi elle débouche rapidement sur l’expression de la désillusion. 
     En effet le quatrième paragraphe d’« Enfance II » ne semble faire incursion dans le registre merveilleux que pour mieux préparer la brutale désillusion ou démythification de l’enfance édénique qui s’opère dans la dernière phrase : « Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes ». Cette chute reproduit un cliché romantique qui fait de la mer un flot de larmes, de la tempête qui menace le symbole de la révolte qui couve (cf. chez le Hugo des Contemplations : "Les siècles devant eux poussent, désespérés, / Les révolutions, monstrueuses marées, / Océans faits de pleurs de tout le genre humain"). L'idée de départ est sans doute assez simple, et autobiographique : l'enfance, nous dit Rimbaud, n'est pas ce moment idyllique de la vie, ce "vert paradis" que célèbrent les poètes ; c'est le moment où s'amassent les angoisses, les abandons, les souffrances, qui entraîneront demain crises et révoltes. Comme dans les autres sections, Rimbaud achève "Enfance-II" sur la remise en cause de ce qu'il pouvait y avoir de naïvement idéalisé dans le reste du poème. C'est à dire ce mythe d'une enfance dorée dont le souvenir se préserverait dans la mémoire de l'adulte, croyance à laquelle Rimbaud lui-même vient de sacrifier dans les lignes qui précèdent et qu'il a aussi illustrée dans d'autres de ses textes (cf. "Matin" dans la Saison). Mais, en outre, Rimbaud élargit l'idée par la métaphore de l'Océan fait des pleurs du genre humain, il suggère le thème de la révolte et, peut-être, comme il le fait aussi dans "Après le Déluge", généralise son propos en reliant implicitement sa révolte individuelle à l'idée de révolution.