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Enfance II (Illuminations,
1873-1875)
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à notre bibliographie.
C'est elle, la petite morte, derrière les
rosiers
:
Certains commentateurs ont recherché une
clé biographique derrière les cinq évocations du premier
paragraphe d'"Enfance II". Antoine Adam écrit par
exemple : "On serait tenté de penser, pour cette "petite
morte", à Vitalie, morte de 18 décembre 1875". (La
Pléiade, 1972, p.980). Vitalie était l'une des soeurs cadettes du
poète. Cette hypothèse ne cadre guère, toutefois, avec ce que
nous savons aujourd'hui concernant la date de rédaction des
manuscrits des Illuminations, en toute hypothèse, au 13
février 1875 (date de la "rencontre de Stuttgart"). Antoine
Fongaro, croit lui que "la petite morte" et la
"jeune maman trépassée" seraient la même personne, et
désigneraient une cousine de Verlaine. Voir la note suivante (op.
cit. p.39). 
La jeune maman trépassée
descend le perron :
Ce "personnage" aurait pu être
inspiré à Rimbaud par des confidences de Verlaine, ou par les
textes que celui-ci a consacrés à une cousine sienne, morte le 13
février 1867, âgée d'un peu plus de trente ans : Elisa Moncomble.
Antoine Fongaro, qui est l'initiateur de cette hypothèse,
cite plusieurs textes où transparaît l'affection particulière de
Verlaine pour cette jeune femme : une lettre à Blémont du 29
juillet 1871, le poème "Après trois ans" dans les Poèmes
saturniens, les proses "Mal'aria" et "À la
campagne" (anciennement "Nevermore") dans Les
Mémoires d'un veuf. Il y décèle plusieurs détails rappelant
le deuxième alinéa d' "Enfance II" : un parc, des roses,
une jeune accouchée convalescente en robe blanche... (op. cit.
p.40). 
Le
petit frère — (il est aux Indes !)
:
Certains commentateurs pensent que cette
phrase pourrait désigner Rimbaud lui-même. La chronologie des
manuscrits des Illuminations empêche d'adhérer à
l'hypothèse selon laquelle ce texte serait postérieur à
l'engagement de Rimbaud parmi les mercenaires des Pays-bas et à son
départ pour les Indes néerlandaises. Mais chacun sait, disent les
partisans de cette glose, que Rimbaud rêve depuis longtemps à des
départs pour des pays lointains (le 17 novembre 1874, par exemple,
une petite annonce insérée par Rimbaud dans un journal
anglais nous apprend que le jeune homme cherche un job de secrétaire
ou d'accompagnateur "auprès d'un gentleman désirant
voyager"). Par ailleurs, selon Antoine Fongaro, Verlaine
et Rimbaud auraient pu se donner entre eux du "grand
frère" et du "petit frère" (op. cit. p.40-41). 
Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le
rempart aux giroflées
:
Cette notation insolite a inspiré aux
commentateurs du poème des commentaires aussi ingénieux
qu'aléatoires et impossibles à vérifier. On note d'abord que le
rapprochement entre "rempart" et "giroflées"
n'a rien de surprenant, la fleur appelée "giroflée"
poussant volontiers dans les vieux murs (il y en aurait même une
variété appelée par les botanistes "giroflée des
murailles"). Par ailleurs, rappelle Suzanne Bernard,
"des giroflées, suivant Delahaye, poussaient effectivement sur
un vieux rempart croulant, et il s'est souvent amusé à en cueillir
en compagnie de Rimbaud" (Rimbaud, Oeuvres, Classiques
Garnier). Mais comment expliquer "les vieux qu'on a enterrés
tous droits" ? Antoine Fongaro, ayant observé à
plusieurs reprises l'association prisonnier+rempart+giroflée dans
des romans du XIXe siècle (notamment dans certains
romans d'aventures lus par les enfants) s'est demandé si les
"vieux" ne pouvaient pas désigner Verlaine et ses
compagnons de prison. Les prisonniers ne sont-ils pas par excellence
des morts-vivants, des enterrés-debout ? (op. cit. p.117-120). Albert
Henry ne retient pas cette interprétation métaphorique. Il
recherche, lui, une explication réaliste ; il y aurait là un
détail descriptif, un effet visuel, une sorte d'illusion d'optique : "les
vieux, vus dans le fossé devant la muraille du rempart, sont comme
enterrés droits dans le rempart aux giroflées" (op. cit.
p.52).
la maison du
général :
Selon Ernest Delahaye, dans ses Souvenirs
familiers, Rimbaud évoquerait ici "la villa dite du
général Noiset, située sur la route de Flandre, près de
Charleville".
l'auberge
vide
:
Il n'échappe pas aux divers commentateurs
que l'auberge représente chez Rimbaud, depuis le poème "Au
Cabaret-Vert" et en passant par "Le Pauvre Songe"
(quatrième partie de "Comédie de la soif"), le type
même du locus amoenus, l'asile charmant, le lieu du bonheur.
L'image de l'auberge vide revêt donc pour Rimbaud une signification
particulièrement mélancolique.
Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées.
Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que
les cimes bruissantes
:
Pierre Brunel (op. cit. p. 76) rapproche ce passage
de "La Rivière de Cassis" où il est généralement admis
que Rimbaud évoque ses promenades ardennaises, dans la vallée de
la Semoy. La rivière y "roule avec des mystères révoltants /
De campagnes d'anciens temps ; / De donjons visités, de parcs
importants". La Semoy se jette dans la Meuse au nord de
Charleville, dessine ses méandres dans une vallée encaissée,
entre des forêts de sapins, et longe les ruines du château de
Bouillon (Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, fut le chef de la
première croisade; il est le célèbre héros du poème épique du
Tasse : Jérusalem délivrée). Et il semble que le poète se souvienne avoir
glissé son regard à travers les palissades (les
"claires-voies") entourant ces
"parcs importants" qui conservent le souvenir des
chevaliers du moyen-âge : "C'est en ces bords qu'on entend /
Les passions mortes des chevaliers errants : / Mais que salubre est
le vent. / Que le piéton regarde à ces claires-voies : Il ira plus
courageux."
Des fleurs magiques
bourdonnaient
:
"Par un remarquable raccourci
d'expression, note Pierre Brunel, Rimbaud évoque en même
temps ces fleurs capiteuses et les insectes qui bourdonnent
autour" (op. cit. p.81).
Les talus le
berçaient :
On a rapproché cette métaphore maternelle
d'autres textes rimbaldiens célébrant le "talus" comme
lieu privilégié de contemplation ou de rêverie :
"Mystique" ("Sur la pente du talus les anges tournent
leurs robes de laine dans les herbages d'acier et d'émeraude..."),
"Ornières" ("À droite l'aube d'été éveille les
feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les
talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides
ornières de la route humide. Défilé de féeries."). Par
ailleurs, "Soleil et chair" célèbre le moment édénique
"Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante, / La terre
berçant l'homme, et tout l'Océan bleu / Et tous les animaux
aimaient, aimaient en Dieu !". Cf. notamment Albert Henry,
op. cit. p.52-53, Pierre Brunel, op. cit. p.81.
Les nuées
s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité
de chaudes larmes
:
Albert Henry (op. cit. p.53), se
référant à des analyses antérieures d'Yves Denis et
Antoine Fongaro, fait état d'intertextes possibles chez
Michelet "où la puissance qui ruinera l'Église est
"l'humble flot des tièdes larmes qu'un mode a versées, une
mer de pleurs" (dans La Sorcière) et chez Hugo (dans Les
Contemplations) :
Les siècles
devant eux poussent, désespérés,
Les révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain"
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Commentaire |
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Structure du
texte
"Enfance
II" est composé de quatre alinéas, chacun d'entre eux
juxtaposant plusieurs notations distinctes (séparées par
différents signes de ponctuation : points, tirets).
Ces notations, voisines par les
sentiments qu'elles expriment, selon la tonalité propre à chaque
paragraphe, se rapprochent aussi souvent par des parallélismes
syntaxiques. Par exemple, les divers segments du premier alinéa
commencent tous par annoncer un personnage mort (ou absent), puis
vient un verbe d'état ou d'action, enfin un complément évoquant
le lieu de son apparition. La plupart des segments du second alinéa
annoncent un lieu puis, par un verbe, un adjectif ou une seconde
proposition, indiquent que ce lieu a été abandonné par ses
habitants.
Il y a deux façons de justifier le
découpage du texte en plusieurs paragraphes, selon qu'on utilise
le critère du registre utilisé ou celui du sujet traité. "Enfance II"
est une variation sur le thème de la perte
et du souvenir. Or, face à la perte, la nostalgie du passé peut
s'exprimer de différentes façons :
- par la dénégation : ce qu'il croyait
perdu est toujours là, vivant, sous les yeux du narrateur (registre
du fantastique ou, du moins, de l'étrange, § 1) ;
- par la déploration : la perte laisse
au narrateur le sentiment d'un vide irrémédiable (registre pathétique, §
2-3) ;
- par la sublimation : le passé,
embelli, apparaît comme un paradis perdu dont
le souvenir illumine encore la vie du narrateur (registre merveilleux, § 4).
Probablement Rimbaud a-t-il séparé les paragraphes 2 et 3 parce
qu'ils appliquent le sentiment du vide l'un à des lieux bâtis
(maison, auberge, château, église), l'autre à la campagne. Ce
qui permet d'établir le plan suivant : §1-les chers disparus ;
§2-les maisons abandonnées ; §3-les paysages déserts ; §4-le
narrateur lui-même, l'enfant qu'il a été, son paradis perdu.
Paragraphe 1
Le poète évoque cinq personnages (ou groupes de personnages)
dont trois sont définis comme des morts ("la petite
morte", "la jeune maman trépassée", "les
vieux qu'on a enterrés"), un quatrième étant déclaré absent ("Le petit frère
— (il est aux
Indes !) ...").
Utilisant des formulations paradoxales,
qui sont autant de contradictions dans les termes, le texte affirme la présence
de ces absents. L'usage du
présent de l'indicatif, de pronoms déictiques (comme
"c'" dans "c'est elle", "là" dans
"là, devant le couchant"), d'articles définis
("derrière les rosiers", "le
perron", "le pré d'oeillets", "le
rempart aux giroflées"), toute l'écriture du texte concourt
à présenter lieux et personnages sous la forme d'un tableau
s'offrant réellement à la vue d'un témoin.
Est-il acceptable de parler de tableau
devant une évocation aussi fragmentée (rappelons que le
paragraphe, selon un mode d'écriture cher à Rimbaud, se compose
de phrases fondées sur des parallélismes syntaxiques, nettement
séparées les unes des autres par des signes de ponctuations
forts et/ou des tirets) ? Oui car, malgré ce morcellement, la
complémentarité des lieux évoqués (les "rosiers", le
"perron", le "sable (d'une allée)", le
"pré d'oeillets", le "rempart aux
giroflées") semble faite pour suggérer au lecteur un paysage
unique : un jardin, devant quelque château ou quelque maison de
maître. De même, le texte précise certains liens de parenté
("maman", "cousin", "frère") si
bien que les personnages semblent constituer ensemble
une famille.
Il y a donc une certaine ambiguïté dans
l'écriture du texte. Une ambiguïté volontaire qui touche à la
duplicité. Le lecteur est
encouragé à restituer derrière le discours éclaté du poème l'unité
d'une narration : un visiteur revient sur des lieux
qu'il a connus, qu'il reconnaît (le lieu de son enfance ?) et y
place par l'imagination des proches aujourd'hui disparus.
Peut-être ce visiteur est-il l'auteur lui-même et ce "roman"
a-t-il quelque chose d'autobiographique. Mais peut-être
cherche-t-on seulement à le lui faire croire. Car le
caractère fragmentaire et elliptique du discours, l'absence de
toute explication au-delà du pur geste "monstratif"
("c'est elle...", "là ..."), l'absence de
tout contexte, portent à penser qu'il s'agit ici en réalité d'un
pur travail
poétique
portant sur l’expression du passé
révolu, un exercice de style sur le thème du
souvenir
(et aussi sur le thème de l'enfance, indirectement, sans doute :
l’enfance n'est-elle pas ce qui est à tout jamais perdu ?).
Si, donc, "Enfance II",
selon notre hypothèse, vise à l'exploration de différentes
expressions possibles de la nostalgie, l'attitude décrite dans le premier paragraphe
est celle qui consiste à nier la perte : par la magie de
l’imagination le poète remplit le décor aujourd’hui vide des
scènes du passé. La tournure paradoxale donnée par Rimbaud à ses
phrases lapidaires (le côté morts-vivants, fantômes et
hallucination, qui a inspiré tant de
commentaires emphatiques à la critique) tend à conférer un caractère magique
à la faculté de se souvenir. Notons pourtant
l'extrême discrétion de cette incursion rimbaldienne dans le
registre de l'étrange si on compare "Enfance II", par
exemple, à cette pièce du livre IV des Contemplations où
Victor Hugo, père inconsolable, s'attend à voir paraître devant lui Léopoldine vivante.
Là où Hugo exploitait les ressorts dramatiques de la
littérature fantastique, Rimbaud se contente d'un style objectif,
allusif, minimaliste.
Les évocations d'Enfance II ont-elles
vraiment pour Rimbaud
une valeur autobiographique, directe (comme le pense, par exemple,
Antoine Adam) ? C'est difficile de l'affirmer
et il est plus vraisemblable que Rimbaud confectionne ses petits
tableaux nostalgiques à partir de clichés (l'enfant mort, la
jeune femme morte en couches, le jeune homme parti
"outremer", etc...) qu'il retravaille selon son style
personnel.
Tout au plus peut-on estimer que l'attitude mentale décrite par
le passage (la négation de l'absence et de la mort) correspond
assez bien à des sentiments qui ont sans doute été éprouvés
par Rimbaud enfant, d'après ce que nous savons de sa vie : la
crainte ou le regret de la séparation d'avec ses proches,
l'impression d'être abandonné.
Paragraphe
2
Le second
et le troisième paragraphes renversent l’optique
: ils peignent un décor vidé de toute présence humaine, ils
exhibent la perte au lieu de la nier. Le poète multiplie les représentations possibles de
l’absence, il se grise du sentiment de l’irrémédiable.
Ce sont d'abord (§2) cinq demeures que leurs
habitants ont quittées. Il ne s'agit pas de maisons quelconques
mais de lieux "importants" pour reprendre l'adjectif que
Rimbaud utilise dans "Les Premières Communions"
("maisons importantes") et dans "La Rivière de
Cassis" ("parcs importants"). Ce sont les centres
d'attraction du village (l'église, l'auberge) ou les demeures des
riches (la maison du général, le château, le parc). Comme dans
le paragraphe 1, donc, une certaine unité se dégage malgré
l'éclatement de la description (phrases sèches, réduites aux
éléments grammaticaux indispensables, juxtaposées, sans le
moindre coordonnant ou adverbe de liaison). La description
laisse imaginer un village que ses habitants, les plus riches de
ses habitants en tout cas, ont quitté : le "général"
a abandonné sa maison aux feuilles mortes ("l'essaim des
feuilles d'or") pour aller passer l'hiver "dans le
midi" ; l'auberge a fermé (peut-être faute de clients) ;
l'église aussi est fermée, et le narrateur suggère ironiquement
que le curé a fui (peut-être faute de paroissiens), emportant
avec lui la clef du saint lieu ; quant au château, il offre
un spectacle encore plus désolé : abandonné sans doute depuis
longtemps, "ses persiennes sont détachées" (sans doute
faut-il comprendre que les volets, ayant perdu leurs attaches,
pendent ou s'agitent, ballottés par le vent), le
propriétaire est parti pour toujours puisque le château
"est à vendre" ; le parc n'est plus gardé et a été
entouré de palissades. Les dernières notations du paragraphe
précisent certaines intentions de l'auteur : les cimes agitées
par le vent, s'ajoutant aux feuilles mortes de la première
phrase, tendent à confirmer le caractère automnal de la
description ; la remarque "d'ailleurs, il n'y a rien à voir
là-dedans" contribue de son côté à construire une image
cohérente du narrateur : l'enfant curieux, qui constate,
dépité, que tout ce qui pouvait constituer un sujet d'attraction
dans son environnement est désormais vide et mort.
Paragraphe
3
Le §3 évoque un paysage de
campagne, avec la même idée directrice : peindre
l'âme en proie au sentiment du vide et de l'abandon. La campagne
est déserte, ce que Rimbaud exprime hyperboliquement en utilisant
le substantif "(le) désert" en lieu et place de
l'adjectif : "Ô les calvaires et les moulins du
désert". Ce "désert" est constitué de
"hameaux sans coqs, sans enclumes", c'est-à-dire vidés
de leurs paysans (puisqu'il n'y a plus de basses-cours) et de
leurs forgerons (métiers qui caractérisaient le village rural
d'autrefois). De même, "l'écluse est levée", ce qui
suggère que le canal n'est plus utilisé (les écluses servent à
retenir l'eau de manière à rendre un canal navigable et,
notamment, à permettre la navigation amont). La dernière phrase
suggère un paysage plat permettant d'embrasser d'un seul regard
panoramique ces excroissances jumelles que sont les calvaires et
les moulins, les îles (sur la rivière ?) et les meules. Les
premiers ont en commun d'élever leurs formes de croix au-dessus
de l'horizon, les secondes présentent, vues de loin, la même
forme bossue. Ces ressemblances visuelles créent une impression
de répétition et de monotonie que renforcent les allitérations
en "l" et en "m", l'effet rythmique lié à la
double structure syntaxique binaire ( "Ô les
calvaires et les moulins du désert,
les îles et les meules").
Peut-être ressent-on aussi du fait de ce rythme répétitif une
certaine lassitude, celle du promeneur qui arpente une plaine
s'étendant à perte de vue. "Les prés remontent aux
hameaux" dit aussi Rimbaud, ce qui semble dessiner en creux
la place d'un narrateur qui gravit une côte après être
descendu, d'où peut-être ce verbe un peu insolite :
"remonter". Enfin, le mot "calvaire", dans le
contexte de désolation qui est celui du passage, n'est pas sans
connoter un peu la souffrance et la mort.
Un tel paysage est-il réaliste ? Il
n'est pas impossible que Rimbaud exploite ici des souvenirs
personnels de vagabondages dans une campagne désolée, dont la
vue provoque chez le promeneur une impression de solitude
poignante. Mais la multiplication systématique des images
d'abandon finit par produire une impression d'irréalité qui
confine au fantastique. Il faut donc surtout reconnaître dans ce
passage un exercice poétique consistant à dire, en peu de mots,
en exploitant toutes les ressources du style (effets visuels et
connotations symboliques, rythmes et allitérations)
la mélancolie de la déréliction. L'utilisation de
l'interjection "Ô" en tête de la dernière phrase,
avec une valeur manifeste d'affliction, confirme la dominante
pathétique du registre littéraire, dans cet alinéa.
Paragraphe
4
Le quatrième et dernier paragraphe illustre l’embellissement du passé dans le souvenir : le travail du mythe. Le passage du présent (temps des paragraphes
précédents) à l’imparfait indique que pour la première fois
dans le texte, le passé est évoqué en tant que passé, avec la
conscience de l’éloignement. Ce n’est ni le passé ressuscité
du premier paragraphe, ni le présent vide (l'espace déserté et
vide de toute trace de la vie passée) du second et du troisième, c’est le
mode du souvenir, la trace ineffaçable du passé dans le présent,
la nostalgie. Outre l’emploi d’un vocabulaire hyperbolique
(magiques, fabuleuse) le poète se livre à une métamorphose des éléments
végétaux et animaux : les talus sont une mère qui « le » berce — dans « Soleil et Chair » Rimbaud évoquait déjà «
la terre berçant l’homme » — ; les fleurs bourdonnent
(d’abeilles sans doute, à moins qu’elles ne « tintent » comme
souvent chez Rimbaud, l’ambiguïté est évidemment volontaire),
les bêtes sont « élégantes ». Le narrateur se désigne
lui-même à la troisième personne ("Les talus le
berçaient") comme pour indiquer à
quel point il se sent étranger à l'enfant qu'il a été (Rimbaud souligne malicieusement
ce « le » dans le manuscrit : indice de distanciation
ironique par rapport à cette mythique marque de soi dans le
discours ?). L'enfance est représentée comme
un moment de plénitude édénique et de communion avec la Nature,
qu'on regrette. On est dans l’univers du conte, c’est une des
postures possibles du poète face à la perte, la plus factice assurément.
C’est pourquoi elle débouche rapidement sur l’expression de la
désillusion.
En effet le quatrième paragraphe d’« Enfance
II » ne semble faire incursion dans le registre merveilleux que
pour mieux préparer
la brutale désillusion ou démythification de l’enfance édénique
qui s’opère dans la dernière phrase : « Les nuées
s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes
larmes ». Cette chute reproduit un cliché romantique qui fait de
la mer un flot de larmes, de la tempête qui menace le symbole de
la révolte qui couve (cf. chez le Hugo des Contemplations
: "Les siècles devant eux poussent, désespérés, / Les
révolutions, monstrueuses marées, / Océans faits de pleurs de
tout le genre humain"). L'idée de départ est sans doute
assez simple, et autobiographique : l'enfance, nous dit Rimbaud,
n'est pas ce moment idyllique de la vie, ce "vert
paradis" que célèbrent les poètes ; c'est le moment où
s'amassent les angoisses, les abandons, les souffrances, qui
entraîneront demain crises et révoltes. Comme dans les autres
sections, Rimbaud achève "Enfance-II" sur la remise en
cause de ce qu'il pouvait y avoir de naïvement idéalisé dans le
reste du poème. C'est à dire ce mythe d'une enfance dorée dont
le souvenir se préserverait dans la mémoire de l'adulte,
croyance à laquelle Rimbaud lui-même vient de sacrifier dans les
lignes qui précèdent et qu'il a aussi illustrée dans d'autres
de ses textes (cf. "Matin" dans la Saison). Mais,
en outre, Rimbaud élargit l'idée par la métaphore de l'Océan
fait des pleurs du genre humain, il suggère le thème de la
révolte et, peut-être, comme il le fait aussi dans "Après
le Déluge", généralise son propos en reliant implicitement
sa révolte individuelle à l'idée de révolution. 
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