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Enfance III (Illuminations,
1873-1875)
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à notre bibliographie.
Au bois
:
Pierre Brunel (op. cit. p.85)
demande que l'on voit dans "ce circonstanciel détaché auquel
tout est rattaché" le véritable "point d'ancrage"
du poème. Il en veut pour preuve le retour de ce même mot à la
fin du sixième alinéa du poème. Reprise au sujet de laquelle André
Guyaux écrit : "Le lieu qu'est le bois reparaît comme
l'espace référentiel de tout ou presque tout le texte, où le seul
substantif qu'on trouve deux fois est précisément le mot
"bois", qui revient à la fin de l'avant-dernier
paragraphe, comme pour clore un premier espace" (op. cit.
p.83). 
Il y a
:
L'anaphore des "il y a" dans
"Enfance III" a suscité d'innombrables commentaires. Ce
succès ne s'explique pas seulement par l'intérêt porté au poème
lui-même. Il est dû, pour une part, à la reprise du procédé
chez plusieurs poètes ultérieurs (Apollinaire, Eluard, Schéhadé,
Trakl, entre autres), pour une autre, à l'exemple qu'on y a vu d'un
trait stylistique hautement caractéristique de la poésie moderne,
le style énumératif, le "poème-inventaire" (cf. les
surréalistes, Cendrars, Prévert, Vian, etc.)Les commentaires ont
développé tantôt l'aspect formel de la question, tantôt l'aspect
thématique, voire philosophique. Michel Murat a expliqué le
succès moderne de l'anaphore par la nécessité de compenser
l'abandon des facteurs classiques de répétition dans la poésie
versifiée (le mètre et la rime) : "L’anaphore est un facteur fondamental de poétisation
dans le poème en prose." (L’art de Rimbaud, Corti, 2002, p.327). Les
critiques thématiques et les "philosophes" ont été
sensibles au caractère chaotique, hétérogène, aléatoire, de
cette énumération. Ils y ont décelé une expression littéraire
de la naïveté et de la simplicité de l'enfant qui se laisse
envahir par le monde, en enregistrant les sensations et les
impressions sans les organiser par la pensée. Antoine Raybaud
souligne à ce propos la dette de Rimbaud au modèle des fatrasies
médiévales des "chansons enfantines en Il y a ("Y
a qu'un cheveu sur la tête à Matthieu" ou "Sur un
arbrisseau y a cinq beaux oiseaux")" (op. cit. p. 197 et
199). "Il y a, écrit Michel Butor, devient la
clé du monde de l'enfance, de ses jeux et de ses angoisses, avec le
détachement qu'il permet aux images pour jouer librement les unes
par rapport aux autres. Nous retrouvons quelque chose qui
fonctionnait déjà dans le "j'ai vu" du "Bateau
ivre"." (Improvisations sur Rimbaud, La
Différence, 1989, p.146). Car cette communion pré-rationnelle avec
la réalité sensible, qui est peut-être le propre de l'enfance,
devient aussi et surtout, avec les poètes symbolistes et leurs
successeurs, le mode privilégié de la perception poétique du
monde. En se contentant d'énumérer ce qu'"il y a" comme
s'il suffisait de nommer les choses pour dire le caractère
merveilleux de l'existence, le poème énumératif "tend à une
joyeuse confirmation de la vie" (Zbigniew
Naliwajek, op. cit. p.131. Dans cet article, l'auteur
résume de façon détaillée les différentes contributions du
grand critique littéraire allemand Léo Spitzer à l'analyse
du style énumératif chez les symbolistes et, plus
particulièrement, de "l'anaphore dans "Enfance III"").

Il y a une horloge qui ne
sonne pas :
Le verset n'exprime pas nécessairement
un sentiment négatif (le sentiment de la fuite du temps, ou autres)
comme plusieurs commentateurs le pensent. Au contraire : ce peut être l’idée
que la nature n’a pas besoin de carillon pour marquer les heures.
Cette horloge pourrait être le soleil, a-t-on dit, ou un cadran solaire, suggère
Pierre Brunel, ou bien — serais-je tenté d'ajouter —
le « cadran des eaux » cher à René Char (« j'avais
dix ans, la Sorgue m'enchâssait, le soleil rythmait les heures sur
le sage cadran des eaux […] »).
Ou encore, disent certains critiques, l’idée d’un temps arrêté,
figé dans l’extase.
À moins que ce ne soit, plus simplement, une périphrase
facétieuse. Madeleine Perrier (Rimbaud. Chemin de la création,
p.164, Collection Les Essais, NRF, 1973) a suggéré que ce
verset pourrait mentionner la présence d'un
"coucou". Rimbaud,
argumente-t-elle, aurait pu trouver dans le Littré la définition
suivante : "Pendule à coucou, ou simplement, coucou, nom
d'horloges venues d'Allemagne, qui, au lieu de sonner l'heure, font
entendre le cri du coucou." 
Il y a une cathédrale
qui descend et un lac qui monte :
Antoine Fongaro rappelle quelques
exemples romantiques de comparaison de la forêt avec une
cathédrale et propose "une lecture littérale toute
simple" du quatrième alinéa d'"Enfance III" :
"La cathédrale étant la forêt, il suffit de se pencher
lentement sur la surface de l'eau du lac bordé de forêts pour voir
la surface du lac monter et la cathédrale-forêt descendre dans les
profondeurs de l'eau. Rien de plus normal, de plus banal. Et les
élucubrations des commentateurs à propos de cette phrase sont
purement gratuites" (op. cit. p.120). 
Il y a une troupe de
petits comédiens en costumes, aperçus sur la
route à travers la lisière du bois. :
"Comment surtout ne
pas saisir le lien qui se tisse, à l'intérieur
des Illuminations, entre certaines de ces
images d'"Enfance III" et celles
d'"Ornières", avec les "enfants
attifés pour une pastorale suburbaine" ?
Même la petite voiture abandonnée a quelque
chose de décoratif, d'artificiel. Si
"Enfance III" n'est pas une enfance en
fête, c'est une enfance attifée encore dont la
nudité désolante finira par apparaître dans le
dernier alinéa, une enfance réduite au squelette
de la misère." (Pierre Brunel, op.
cit. p.87). 
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Commentaire |
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Au
bois, […]
Le poème commence par un complément de lieu : « au bois », que
l’on retrouve sous une autre forme à la fin de l’alinéa 6 : «
à travers la lisière du bois ». Il y a toute raison de penser que
l’ensemble des scènes évoquées par les alinéas 1-6 se déroulent
dans ce lieu.
Le « bois », la « forêt », ont chez Rimbaud une signification
affective à peu près constante :
Quand le monde sera réduit en un
seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage
pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre
claire sympathie, — je vous trouverai.
(Phrases)
Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et
noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre
voisine, comme un trésor dans la forêt !
(Mauvais sang)
Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules.
(Nuit de l’enfer)
notre ombre des bois, notre nuit d'été !
(Ville)
Enfin, dans « Enfance I », n’oublions pas que c’est « à la
lisière de la forêt - les fleurs tintent, éclatent, éclairent -
» qu’apparaissait « la fille à lèvre d’orange » !
Comme on le voit dans ces exemples, le « bois », la « forêt »,
sont chez Rimbaud très souvent le type même du locus
amoenus, l’asile charmant. Lieu mystérieux aussi,
susceptible de cacher quelque trésor. Ce cliché sort tout droit de
l’imaginaire collectif tel qu’on peut l’observer dans les
contes et les chansons enfantines.
[…] il y a un oiseau, son chant
vous arrête et vous fait rougir.
Que signifient l’arrêt brusque et le rouge qui monte aux joues de
"l’enfant",
lorsqu’il entend le chant de l’oiseau ?
On pourrait y voir les
manifestations de
l'étonnement, surtout si l'on retient la glose du
"coucou" proposée par Madeleine Perrier pour l'horloge du
deuxième alinéa (cf. note). Pour
"l'enfant", le chant de l'oiseau est comme une voix
cachée qui le hèle. Il s'émeut de cette présence quasi humaine
dans le bois solitaire.
Seraient-ils plutôt les signes extérieurs
du ravissement ? L’enfant est intimidé par la beauté du chant
comme il pourrait l’être devant la beauté d’une fille. Sa
rougeur signifie émotion et pudeur, son immobilité saisissement.
On rougit, et l’on ne sait pas pourquoi. Peut-être est-ce de se
sentir si au-dessous de ce qu'on voit, si indigne de le posséder
jamais.
Les chants d’oiseaux
sont une des expressions les
plus saisissantes de la prodigalité de la nature, dans l’ordre du
Beau. Mais ils apportent aussi la révélation du caractère
insaisissable, inatteignable et fuyant de la Beauté. Ainsi, la
déception ironique qui marque la fin du poème serait-elle peut-être
déjà en germe, implicitement, dans ce premier terme de
l'énumération.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a ... un coucou, peut-être : je renvoie le lecteur à la note ci-dessus.
Il y a une fondrière avec un nid
de bêtes blanches
La fascination des enfants pour les animaux est connue : nichée
dans un enfoncement du sol, pataugeant dans la boue, voilà une
tribu de bêtes blanches qui attire l’attention du protagoniste.
Quel spectacle ! On resterait des heures à suivre leur manège, à
apprendre leurs manières, sans bien comprendre.
Il y a une cathédrale qui descend
et un lac qui monte
Antoine Fongaro a proposé pour ce verset une glose que je crois
juste : il s’agirait d’un jeu visant à provoquer un
effet d’optique. L’enfant se penche sur le lac, qui par conséquent
monte vers son visage. Sur le miroir de l’eau, l’image renversée
des grands arbres donne l’impression d’une cathédrale s’enfonçant
dans le bassin. L’enfant s’enchante de ce pouvoir qu’il découvre
en lui de jouer avec les apparences. Nouvelle source de ravissement.
Nouvelle source possible, aussi, de déception, car ce qu'"il y
a" de beau et de surprenant, ici, n'existe que dans
l'imagination du poète, n'est qu'une image provoquée, illusoire et
fuyante. Comme les "hallucinations simples" dont il se
moque dans "Alchimie du verbe" :
"je voyais [...] des calèches
sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac" ...
Il y a une petite voiture abandonnée
dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Plutôt une trouvaille qu’un « abandon », à mon sens, cette
voiture "abandonnée" dans un taillis. Un jeu d’enfants probablement. En tout cas,
le seul mot « enrubannée » suffit à prouver qu’il ne s’agit
pas d’un événement triste. Et cette voiture courant toute seule,
sans conducteurs visibles, confère à la scène une allure quelque
peu féerique. Une fête enfantine peut-être. Une fête, toutefois,
à laquelle le protagoniste ne participe pas.
Il y a une troupe de petits comédiens
en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois
Toujours à l’affût des mystères et des richesses de la forêt,
l’enfant repère maintenant une troupe de « petits comédiens »
: fascination du déguisement, désir d’être adopté par la bande
(dans « Ornières », parmi les « défilés de féeries », il est
question d’« enfants attifés pour une pastorale suburbaine »).
Encore une de ces rencontres de hasard riches de promesses… qui ne
seront peut-être pas tenues. Car, dès lors que s'exprime
le mouvement qui porte l'enfant vers d'autres êtres humains,
s'accroissent aussi la vraisemblance de la déception et la crainte d'être
rejeté.
Il y a enfin, quand l’on a faim
et soif, quelqu’un qui vous chasse.
« Enfance III » se compose de 7 alinéas. Les 6 alinéas initiaux
sont rédigés selon un protocole d’écriture simple et répétitif
: il y a + substantif + divers types de compléments. Comme dans les
précédents poèmes de la suite, il faut mettre à part le dernier
d’entre eux qui constitue une sorte de chute exprimant une déception,
une dépossession. La présence de l'adverbe "enfin", la légère
modification de la syntaxe, soulignent le statut particulier de
cette clôture.
Dans le cas présent, on voit assez bien ce qui oppose, sur le plan
du sens, le dernier alinéa aux précédents : l’idée principale
réside dans le verbe « chasser » qui signifie exclure, obliger
une personne à quitter un lieu donné, où elle se trouve bien :
ici, selon toute apparence, le bois.
Faut-il prendre les mots « faim » et « soif » à la lettre ?
Dans ce cas, le lecteur peut penser à l’image de
l’enfant-vagabond derrière laquelle Rimbaud aime bien à se
travestir. Le bois symboliserait dès lors la société, l’univers
des riches.
Mais on doit sans doute prêter à la fable un sens plus général.
D’ailleurs, le « vous », qui associe le destinataire
au locuteur, indique suffisamment qu’il s’agit ici d’une expérience
universelle. Et dans ce cas, le bois et ses mystères, le bois dont
toujours « quelqu’un » « nous » chasse, représentent
l’aliment spirituel et la source auxquels aspire tout être
humain. Et la morale de l'histoire pourrait être que
"nous" sommes condamnés à recommencer éternellement
l'expérience d'Adam et Ève chassés du paradis terrestre.
Un bilan de lecture
Mon impression est que la critique rimbaldienne est décontenancée
par ce texte, qu’elle trouve trop simple (on a dit que Rimbaud n'avait jamais été aussi près de
Francis Jammes. Cf. C.A. Hackett, op. cit. p.217). Alors, elle oscille entre deux tendances :
le mépris et la sur-interprétation.
Le mépris est assez perceptible, par
exemple, dans l’article de Sergio Sacchi sur
"Enfance" :
« Visiblement, Rimbaud a voulu mimer ici la naïveté, la stupeur
encore entière d’un enfant qui ne comprend ni n’explique, se
limitant à découvrir les objets de la terre […] tout est
contemplé, semble-t-il, du point de vue de l’enfance, on dirait même
avec un rien d’infantilisme […] l’infantilisation n’apparaît
que trop réussie — la mimésis, excessive — la perception, jouée
; bref, on dirait que dans « Enfance III », Rimbaud fait l’enfant
[…] » Sergio Sacchi, Études …, p.84-85.
La sur-interprétation prend des formes
diverses :
- Evelyne Hervy (dans Parade sauvage n°16)
voit dans le poème une parodie
satirique de la célébration hugolienne de l'innocence enfantine dans
les Chansons des rues et des bois. Ainsi parvient-elle à
laver Rimbaud de l'accusation d'infantilisme formulée par certains
critiques en
décelant dans le poème une intention parodique qui ne crève pas
les yeux.
- Alain Sager (dans
Rimbaud Vivant n°42) y perçoit une thématique
heidegerienne ("Rimbaud, berger de l’Être").
- Pierre Brunel (Éclats de la violence,
p. 83-91) allégorise le texte de manière à y retrouver
toute la thématique de Rimbaud : son angoisse existentielle, le thème du déluge,
et même son
rejet du religieux. À propos de la "cathédrale qui
descend", P. Brunel commente : "l'église est un gouffre
qui ne protège pas contre la montée des eaux" !!! (op. cit.
p.90). Il voit dans la "petite voiture abandonnée dans le
taillis" une allégorie de l'enfance abandonnée, dans la
fascination de l'enfant pour le "nid de bêtes blanches"
un symptôme de sa nostalgie pour "le nid qui lui a
manqué" et, dans son rougissement face à l'oiseau,
l'équivalent de la "honte" évoquée dans le poème de ce
nom.
Plus généralement, je suis frappé par une tendance
très nette de la critique à exagérer le pathétique du texte. Il n’y a,
me semble-t-il, aucune
raison de voir dans les six premiers alinéas d’ « Enfance III »
des images récurrentes de tristesse ou d’abandon.
Certes, il ne s’agit pas d’émerveillements hyperboliques
à la Hugo mais d’événements minuscules, trouvailles,
rencontres, petites épiphanies de l’enfance rêveuse et solitaire. Ce sont
des joies fragiles et menacées, des envies possiblement
insatisfaites, des désirs qui s’éveillent sans qu’on soit sûr
de pouvoir les assouvir, danger qui se vérifie dans le septième et
dernier alinéa. Mais tout le sens du poème réside
dans le contraste entre la chute épigrammatique et ce qui précède,
opposition qui disparaît si l’on diagnostique à toutes les étapes
du texte des images de perte, de déception ou de déréliction.
Pour que l'effet de surprise final joue à plein, il faut au minimum
qu'il y ait une certaine ambiguïté sur le sens, heureux ou
malheureux, des rencontres faites par l'enfant en se promenant
dans le bois.
Certes, la philosophie implicite du poème
est une philosophie mélancolique : "le monde est une friandise
aperçue de loin par un voyeur exclu", selon la jolie formule
de Marie-Paule Berranger (op. cit. p.267). Mais nous sommes tous ce
"voyeur exclu". Telle est la conclusion qu'il faut tirer
de l'absence du "je" dans le texte et de son remplacement
par l'impersonnel "on" et par le collectif
"vous". Sur-interpréter la signification du poème à partir de
données biographiques (la névrose d'abandon de l'auteur, la honte
de soi qui transparaît dans certains de ses textes ...) me paraît
aboutir, dans ce cas précis, à un
appauvrissement de sa portée, à un aplatissement de son sens.
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