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Enfance V (Illuminations, 1873-1875)


V


     Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief très loin sous terre.
     Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
     À une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
     Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
     Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?

 

     

     Le texte semble s'enchaîner logiquement avec le précédent ("Enfance IV") : le poète a épuisé les virtualités de son enfance ; toujours en quête des "oiseaux" et des "sources", c'est à dire de l'inaccessible, il parvient au seuil de l'âge adulte tout désillusionné, solitaire et démuni. Le saut hors de l'enfance est, pour lui, comme la fin d'un monde, comme une mort ... d'où le thème du tombeau.
     Une métaphore complexe relie ce symbole, pour une part, à un référent réaliste : la chambre aux murs "blanchis à la chaux", réelle ou imaginaire, où le poète a sa "table", ses "journaux", ses "livres", et où (peut-on supposer) il écrit à la lueur de la "lampe". Mais, simultanément, on voit se développer, sur un registre tantôt ironique, tantôt fantastique, l'évocation du "salon souterrain", situé très loin au-dessous de la "ville monstrueuse", expression hyperbolique de la vie recluse et retranchée de la société que le narrateur a choisie.     
    Cependant, au fond de l'abîme où il s'isole, grâce à l'imagination, le jeune homme peut forger les "boules de saphir, de métal" dont il a besoin pour ses jongleries poétiques. De cette orfèvrerie de pacotille, non sans quelque ironie, il fait l'antidote de son "amertume".
Contrairement aux "chutes" qui concluent les quatre premiers poèmes d'"Enfance", l'excipit épigrammatique d'"Enfance V" constitue malgré tout un avis de victoire. Le narrateur est parvenu à renverser la situation de désespoir qui était la sienne. Il habite poétiquement un univers parallèle. Il n'a plus ni dieu, ni maître.

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