V
Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la
chaux avec les lignes du ciment en relief — très loin sous
terre.
Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très
vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
À une distance énorme au-dessus de mon salon
souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est
rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien
que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de
feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes,
mers et fables.
Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de
saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de
soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?
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Le texte
semble s'enchaîner logiquement avec le précédent ("Enfance
IV") : le poète a épuisé les virtualités de son enfance ; toujours en
quête des "oiseaux" et des "sources", c'est à
dire de l'inaccessible, il parvient au seuil de l'âge adulte tout
désillusionné, solitaire et démuni. Le saut hors de l'enfance
est, pour lui, comme la fin d'un monde, comme une mort ... d'où le
thème du tombeau.
Une métaphore complexe relie ce symbole, pour une part, à un référent réaliste : la chambre aux murs
"blanchis à la chaux", réelle ou imaginaire, où le poète a sa
"table", ses "journaux", ses "livres", et où (peut-on supposer) il écrit à la lueur de la
"lampe".
Mais, simultanément, on voit se développer, sur un registre tantôt
ironique, tantôt fantastique, l'évocation du "salon
souterrain", situé très loin au-dessous de la "ville
monstrueuse", expression hyperbolique de la vie recluse et
retranchée de la société que le narrateur a
choisie.
Cependant, au fond
de l'abîme où il s'isole, grâce à l'imagination, le jeune homme
peut forger les "boules de saphir, de métal" dont il a
besoin pour ses jongleries poétiques. De cette orfèvrerie de pacotille,
non sans quelque ironie, il fait
l'antidote de son "amertume".
Contrairement
aux "chutes" qui concluent les quatre premiers poèmes
d'"Enfance", l'excipit épigrammatique d'"Enfance
V" constitue malgré tout un avis de victoire. Le narrateur est parvenu à
renverser la situation de désespoir qui était la sienne. Il habite
poétiquement un univers parallèle. Il n'a plus ni dieu, ni maître.
Panorama
critique et commentaire
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