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Enfance V (Illuminations, 1873-1875)

interprétations commentaire

 

V

         Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief très loin sous terre.
     Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
     À une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
     Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
     Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?

 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à notre bibliographie.

ce tombeau :
     Suzanne Bernard se demandait si ce tombeau n'avait pas été "inspiré à Rimbaud par le souvenir du Caïn de Hugo dans La Légende des siècles, descendant seul dans un tombeau pour ne plus rien voir (et pour n'être pas vu) ? Faut-il se rappeler, ajoutait-elle, le désir qu'il avait manifesté à Delahaye de s'isoler pour vivre en ermite dans une grotte voisine de Charleville ?" (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier).
     Il s'agit bien sûr d'une allégorie : "ce tombeau à la présence massive et aux couleurs crues ("blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief") n'est après tout que la projection matérielle, théâtralisée, d'un emprisonnement (et même d'une mort) tout intérieurs" écrit Sergio Sacchi (op. cit. p.89). André Guyaux souligne l'élaboration réaliste du symbole : "Le lieu, qui n'a rien d'irréel, meublé d'une table et d'une lampe, investit l'irréalité du tombeau : c'est cela, réel et irréel, qui deviendra le salon souterrain" (Illuminations, op. cit. p.86).
     Cette image du "tombeau" rappelle aux commentateurs d'autres textes rimbaldiens. Pierre Brunel (op. cit. p.101) évoque le "cercueil prématuré" du "fils de famille" dont il est question dans "Mauvais sang" : "Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes". Dans la même section d'Une saison en enfer le narrateur assimile à une mort précoce et à un ensevelissement volontaire la perspective de l'âge adulte et d'une petite vie tranquille à la française : " La vie dure, l'abrutissement simple, soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n'est pas française." On pense aussi à la fin de "Vies" (Les Illuminations) : "Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions".
     Le "tombeau" d'"Enfance V" est généralement interprété comme un symbole de la mort à l'enfance. Sergio Sacchi y voit "un éveil définitif à l'aridité de l'existence nue (brumes, boue, égouts, journaux ou livres sans intérêt) et la pleine conscience d'être pris dans une prison mentale aux limites apparemment infranchissables" (op. cit. p.90). ""Enfance", écrit de son côté Albert Py, doit être compris comme le poème d'un passage angoissant, entre une enfance dont Rimbaud se sent forclos et la vie adulte dont il capte déjà, de loin, les menaces de mort" (Illuminations, édition Albert Py, Droz-Minard 1969, p.91).
     C.A. Hackett, dans son essai Rimbaud l'enfant, José Corti, 1947, voit dans le tombeau d'"Enfance V" une des innombrables représentations du ventre maternel qui prolifèrent dans l'œuvre de Rimbaud : "Il est frappant de remarquer que toutes les visions hallucinatoires du poète suggèrent la même idée de repos dans un asile protecteur. L'auberge de la Grande Ourse et l'auberge verte ; le four des "Effarés" ; le pavillon en viande saignante et l'aquarium ardent ; le carrosse nocturne et les calèches sur les routes du ciel ; la mosquée et le tombeau blanchi à la chaux ; le salon au fond du lac et le salon souterrain ; le bois noir et la maison musicale ; toutes ces images semblent répondre à un besoin profond de découvrir un refuge ; toutes peuvent faire penser au premier monde que Rimbaud a connu, le sein maternel" (op. cit. p.143-144). La clé psychanalytique exploitée par ce critique le pousse à analyser la grand'route déserte d'"Enfance IV" comme celle qui éloigne le sujet lyrique des sentiers de l'enfance et le conduit vers le monde des hommes, âpre chemin où l'enfant se sent abandonné. Le coucher de soleil contemplé nostalgiquement dans '"Enfance III" représenterait l'éloignement du foyer familial. Le tombeau blanchi à la chaux d'"Enfance V" correspondrait à un désir de régression fœtale, que l'enfant-poète parviendrait à assouvir imaginairement grâce à la magie de son Verbe. 

 

blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief :
     Antoine Adam
écrit : "Dans son article de la Revue de littérature comparée, 1960, M. Underwood a donné de pressantes raisons de penser que Londres a fourni à Rimbaud les images qu'il évoque ici. « Ce tombeau », ce serait les basements ou sous-sols très nombreux dans le quartier de Great College Street. Les sous-sols, à l'époque victorienne, étaient ordinairement blanchis à la chaux. M. Underwood suggère même, pour expliquer « une apparence de soupirail » de penser aux plaques rondes qui s'ouvraient dans le trottoir pour permettre la descente du charbon. Si l'on admet cette interprétation d'Enfance V, il va de soi que la « ville monstrueuse » , la ville où la boue est rouge et noire, la ville qui est une « nuit sans fin », c'est Londres." (Pléiade, 1972, p.981). 
    André Guyaux, révisant l'édition Rimbaud des Classiques Garnier, ajoute à la note de Suzanne Bernard : "[Rimbaud] Se souvient-il, en évoquant un tombeau, blanchi à la chaux, des "sépulchres blanchis" de l'Évangile (Matthieu, 23-27) ?"

 

très loin sous terre :
     D'après Antoine Fongaro (op.cit. p.123-132), Rimbaud reprend dans « Enfance V », en en renversant le sens, un cliché littéraire comparant les bas-fonds de la société, le monde des voleurs et des bagnes, au troisième dessous d’un théâtre. La métaphore se trouve déjà chez Balzac (op. cit. p.132, note 17) et Hugo la reprend, en lui apportant un imposant développement allégorique, dans Les Misérables. Selon Hugo, la société cache sous elle un sous-sol où s’activent diverses sortes de mineurs. Les uns sont orientés vers le bien, le progrès, ils travaillent dans l’ombre à un avenir radieux, non loin de la surface du globe. Les autres ne creusent sous la société, très profondément, que pour la détruire : 

     «L'ordre social a ses mineurs noirs.
     
Il y a un point où l'approfondissement est de l'ensevelissement, et où la lumière s'éteint.
     Au-dessous de toutes ces mines [...], plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière sape. Lieu formidable. C'est ce que nous avons nommé le troisième dessous. C'est la fosse des ténèbres. C'est la cave des aveugles.
Inferi.
    
[...] Cette cave est au-dessous de toutes et est l'ennemie de toutes. C'est la haine sans exception. Cette cave ne connaît pas de philosophes ; son poignard n'a jamais taillé de plume. Sa noirceur n'a aucun rapport avec la noirceur sublime de l'écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce plafond asphyxiant n'ont feuilleté un livre ni déplié un journal [...]. Cette cave a pour but l'effondrement de tout.

    
De tout. Y compris les sapes supérieures, qu'elle exècre. Elle ne
mine pas seulement, dans son fourmillement hideux, l'ordre social actuel ; elle mine la philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine, elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine le progrès. Elle s'appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre, assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûte est faite d'ignorance.» (Victor Hugo, Les Misérables, Troisième partie, Livre VII, extraits des chapitres I et II).

     Rimbaud, explique Fongaro, ne reproduit pas cette complexe allégorie sociale mais il reprend l’idée d’un monde souterrain, en y situant son propre univers personnel «très loin sous terre», c’est à dire exactement là où Hugo situait les réprouvés, les maudits, les nihilistes : 

     «Rimbaud reprend la disposition des couches souterraines, telle que l'avait décrite Hugo; et il se place au fin fond des profondeurs, dans la «dernière sape» (comme disait Hugo) : «Très loin sous terre», «À une distance énorme au dessus [sic] de mon salon souterrain, les maisons s'implantent [...]». C'est le seul lieu de résidence, dans l'optique hugolienne, de celui que Rimbaud appelle «le grand malade, le grand criminel, le grand maudit», mais, ajoute de façon abrupte la lettre à Demeny du 15 mai 1871, qui est aussi «le suprême Savant». Du coup s'opère le renversement capital : la lumière est au fond, les ténèbres sont à la surface. Le tombeau est «blanchi à la chaux», «la lampe éclaire très vivement», et aux côtés «peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu». Au contraire, à la surface «les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !». Les monstres, la boue, la nuit, le mal sont donc dans la zone supérieure que Hugo prétendait lumineuse ; la lumière est dans le lieu le plus bas, que Hugo décrivait comme «les profondeurs hideuses» où «la lumière s'éteint». 
    
[...] Le livre et le journal, instruments du progrès et de la lumière pour Hugo, Rimbaud, dans son troisième dessous, les lit (puisqu'il prend à contre-pied le texte hugolien), mais dans une lumière supérieure à l'intelligence de Hugo et telle qu'il se rend compte de la stupidité essentielle des journaux, de l'inutilité foncière des livres. On a là un double renversement, en quelque sorte.
     [...] «Les gouffres d’azur, des puits de feu», que les poèmes de Hugo ([...] et spécialement Les Contemplations) placent métaphoriquement dans l’espace «supérieur» céleste, sont mis par Rimbaud à l’endroit où ils doivent être selon le sens littéral des mots «gouffres» et «puits», c'est-à-dire dans les profondeurs souterraines. Voilà qui permet de comprendre la phrase :
     « C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.»
      
Cette fois Rimbaud prend le contre-pied de la poésie cosmique de Hugo, et de la poésie métaphorique de celui-ci, et de sa poésie spiritualiste. Selon Rimbaud c'est «peut-être» (je relève ce doute, au passage) sur les «plans» du troisième dessous («ces» : les plans où il se trouve dans son tombeau-salon), dans ce bas-fond extrême de la révolte et de la haine, on l'a vu, que s'effectue la vraie cosmogonie («lunes et comètes») et la rencontre de la nature («mers») avec le mythe («fables»).

 

La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin ! :
     Cette évocation de la ville revient à plusieurs reprises dans la prose rimbaldienne. Nous l'analysons en détail dans notre glossaire stylistique, à la rubrique "analogie" (point 5).

 

Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables. :

     C'est certainement à ce passage que Jean-Luc Steinmetz pense plus particulièrement lorsqu'il commente ainsi "Enfance V" : "Comme certains poètes, Rimbaud construit par les mots son propre tombeau qui n'est plus alors un lieu d'ensevelissement inconscient, mais un endroit de rêverie pure où les images se donnent libre cours. La pente d'abîme qui entraîne le narrateur lui fait perdre de vue le monde dont il se préserve d'ailleurs hermétiquement. Par enfoncement, il atteint un nouveau monde, un « espace du dedans » qui n'est pas sans évoquer le ciel et la mer internes imaginés par Jules Verne dans Voyage au centre de la terre (1864)." (Illuminations, GF 1989, p.57).


Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ? 
     Quelle idée précise se manifeste dans cette métaphore conclusive ? Les commentaires n'ont pas manqué, sur le sens allégorique possible du "soupirail" comme sur la valeur de cette syntaxe interro-hypothétique. On a cherché d'éventuelles sources.
     Certains commentateurs veulent voir seulement dans cette lumière blafarde venue du dehors, que le texte n'évoque que pour en nier l'existence, la manifestation du monde que le poète rejette. D'autres lui prêtent une portée plus philosophique, plus allégorique.
     Selon Jacques Gengoux, Rimbaud aurait pu trouver cette image dans l' "Introduction" de La Sorcière, où Michelet compare l'École du Moyen-Âge à un "in pace", c'est à dire au cachot souterrain d'un monastère, dans lequel certains coupables étaient enfermés jusqu'à leur mort : "L'Église avait bâti à chaux et à ciment un petit in pace, à voûte basse, éclairé d'un jour borgne, d'une certaine fente. Cela s'appelait l'École. On y lâchait quelques tondus, et on leur disait : "Soyez libres." Tous y devenaient culs-de-jatte." Le "jour borgne" et la "fente", équivalents du blême soupirail rimbaldien, représentaient donc pour Michelet les limitations à la Connaissance que l'Église imposait aux hommes. Plus loin, Michelet écrit que les avancées de la Renaissance ont été obtenues "par la satanique entreprise des gens qui ont percé la voûte, par l'effort des damnés qui voulaient voir le ciel." (La symbolique de Rimbaud, La Colombe, 1947, p.180).
     Mais chez Rimbaud, dans une imagerie héritée de Hugo, la lumière venue d'en haut n'est certainement pas celle des connaissances au sens humain (dix-huitième) du terme mais une lumière spirituelle. "Dans son interrogation ironique finale, écrit Antoine Fongaro, Rimbaud exclut qu'une "apparence de soupirail", c'est à dire une ouverture vers le haut, vers la lumière telle que la conçoit Hugo, lumière spiritualiste que Rimbaud dévalorise par le verbe blêmir ("blêmirait-elle"), marque de mépris chez lui, puisse exister "au coin de la voûte"" (op. cit. p.128). Plusieurs commentateurs rappellent à ce propos tel passage d'"Après le Déluge" ("où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres") ou des "Pauvres à l'église" ("Et tous, bavant la foi mendiante et stupide, / Récitent la complainte infinie à Jésus / Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide"), passages dans lesquels Rimbaud traduit par une lumière blafarde ("blême", "livide") tombant d'une ouverture dans un lieu clos l'incertaine présence du surnaturel.
     À Jacques Rivière qui décèle dans cette fin de texte l'indice d'une inquiétude métaphysique dans la pensée rimbaldienne, "Étiemble répond que si Rimbaud dit : "Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle ...", c'est que, précisément, elle ne blêmit pas le souterrain" (rapporté par Suzanne Bernard, dans son édition des Classiques Garnier). La question est à l'évidence une interrogation oratoire appelant comme réponse quelque chose comme : en effet, il n'y a aucune raison d'imaginer qu'une lumière venue d'en haut puisse pénétrer jusqu'ici. Ou mieux encore : quel besoin aurais-je d'un hypothétique salut, d'une issue spirituelle à mon désarroi (puisque je me suis rendu "maître du silence") ? "Il serait absurde, ce soupirail blême, écrit Antoine Fongaro : puisque le tombeau-salon est illuminé par la lumière du cerveau rimbaldien, et cela même aux "heures d'amertume" (car Rimbaud connaît des moments de retombée), puisque, à ces moments-là, il s'imagine "des boules de saphir, de métal"." (op. cit. p.128-129).
     Reste que, pour de nombreux commentateurs (Suzanne Bernard, Albert Henry, Sergio Sacchi), la seule présence d'une interrogation induit l'idée d'un dialogue, l'idée d'un destinataire avec lequel Rimbaud débat ou avec lequel il polémique. Ce destinataire peut être l'énonciateur lui-même : dans ce cas, certains décèleront dans cette clausule l'expression d'un doute métaphysique. Il peut aussi renvoyer à autrui, à la société dont l'idéologie religieuse dominante exerce sa pression sur le sujet : dans ce dernier cas, la question oratoire équivaudra plutôt à un refus (refus de toute idée de transcendance) et à une négation (négation de toute possibilité d'issue spirituelle à cet enfermement dans la solitude et l'obscur travail poétique, que matérialise le "tombeau").


 

 

Commentaire

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     Une phrase à valeur optative, voire injonctive (que + subjonctif) introduit le texte, in medias res :

     Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief très loin sous terre.

      Le narrateur souhaite, demande, ordonne qu'on lui "loue enfin ce tombeau". L'adverbe "enfin" ajoute à l'expression de l'ordre une nuance d'exaspération. Le narrateur attend ce "tombeau" comme la solution finale et trop attendue à ses problèmes, à ses maux. D'où, pour le lecteur, l'impression d'un enchaînement possible avec le poème précédent, enchaînement qui a le mérite de fournir une explication acceptable à la métaphore du "tombeau" : le poète a épuisé les virtualités de son jeune âge ; toujours en quête des "oiseaux" et des "sources", c'est à dire de l'inaccessible, il parvient au seuil de l'âge adulte tout désillusionné, solitaire et démuni. Le saut hors de l'enfance est, pour lui, comme la fin d'un monde, comme une mort ... d'où l'idée du tombeau.

     Rimbaud développe de façon très précise l'aspect réaliste de cette métaphore. Le verbe "louer", on en conviendra, ne peut guère s'employer pour un tombeau. On loue une maison ou plutôt, quand on a l'âge de l'auteur des Illuminations, une chambre. Le syntagme descriptif "blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief" est d'une précision quasi balzacienne. Que sont ces "lignes de ciment" ? Sans doute celles que dessinent les joints entre les rangées de briques, joints visibles et saillants parce que les murs n'ont pas été crépis ni plâtrés, mais seulement badigeonnés à la chaux. Étant donnée la précision extrême de ce détail descriptif, on se dit que l'adjectif démonstratif "ce" (dans "ce tombeau") a bien, pour Rimbaud, une valeur de déictique, c'est à dire qu'il a cette chambre sous les yeux, au moins en imagination ou dans son souvenir, au moment où il écrit. Il s'agit d'une chambre réelle, celle, peut-être, où le poète vit, ou a vécu. 

     Il n'est pas impossible, comme on l'a dit, que Rimbaud ait pensé aux "sépulchres blanchis" de l'Évangile selon Matthieu (23-27). Si tel est le cas, le participe "blanchi" fonctionne un peu comme thème de la comparaison, c'est à dire comme qualité commune permettant de justifier le rapprochement entre le comparé (la chambre aux murs blancs du poète) et le comparant (un tombeau "blanchi", c'est à dire extérieurement ravalé). Il y aurait donc au fondement de cette figure deux thèmes distincts : un thème matériel (la blancheur, la forme cubique), un thème moral (enfermement, solitude, tristesse).

     On trouve donc, pour partie, dans cette description, un traitement réaliste de la métaphore du "tombeau". Mais la fin du premier alinéa introduit, détaché (et distingué) par un tiret, un élément absolument non réaliste : le syntagme "très loin sous terre". Si Rimbaud pense à une chambre réelle, celle-ci pourrait à la rigueur se trouver sous terre (un critique anglais a bien vu ici une allusion aux "basements ou sous-sols très nombreux dans le quartier de Great College Street", rue où Rimbaud a effectivement habité), mais elle ne saurait être située "très loin sous terre". Cet enfouissement au plus profond de la planète constitue un développement hyperbolique de l'idée de tombeau (ou d'enterrement). Il initie un traitement fantastique du symbole qui, jusqu'à la fin du texte, se combinera avec le veine réaliste que nous avons mise en évidence.

     Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.

     Apparemment, le vœu du poète est désormais exaucé : le "tombeau" est loué et on s'y est installé. Rien que de très réaliste et de tout à fait conforme à l'idée de chambre dans cette seconde phrase : une table, une lampe, des journaux et des livres. Rimbaud se peint ici en jeune homme triste, reclus dans sa solitude, en proie à une lassitude mortelle à l'égard de tout ce qui vient du passé (les livres) et du monde extérieur (les journaux). Il nous décrit un choix de vie qui a bien pu être le sien à certains moments de son existence, notamment lorsqu'il s'est senti exclu de la petite société de la Bohème parisienne, en 1873-1874, au moment où il rédige les Illuminations : le choix de la table rase et de la solitude laborieuse, entre tombeau et tour d'ivoire. On peut très bien avoir là un autoportrait des plus autobiographiques, Rimbaud évoquant sa décision de rompre avec les modèles du passé et d'inventer une forme poétique nouvelle, celle qui nous est connue sous le titre d'Illuminations, et de se cloîtrer pour se livrer tout entier à "l'étude au bruit de l'œuvre dévorante" ("Jeunesse I").
     Sous ce rapport, il est tentant d'établir une relation entre "Enfance V" et un texte comme "Jeunesse" (les titres, déjà ...!). On y trouve le même motif du poète s'asseyant à sa table ("ton siège"), se mettant au "travail" avec un projet neuf ("tes expériences"), s'isolant du "monde" et s'enfermant ("quand tu sortiras") pour le mener à bien :

[...] tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles ("Jeunesse IV").


     À une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !

      Après avoir développé dans le deuxième alinéa l'élément réaliste et autobiographique de son symbole, Rimbaud consacre le troisième à l'ingrédient fantastique. 
     Le syntagme circonstanciel ouvrant la première phrase du paragraphe combine les deux aspects : "À une distance énorme au-dessus de..." reprend presque littéralement "très loin sous terre", c'est la dimension fantastique ; "mon salon souterrain" confirme le sens réaliste que nous avons donné au "tombeau" : il s'agit ni plus ni moins de la pièce à vivre du poète, où il ne se sent pas si mal puisqu'il l'appelle ironiquement son "salon". 
     Le groupe sujet-verbe (noyau de la première phrase) étaye le côté fantastique de la description.  "Brumes" et "maisons" sont situées loin au-dessus de l'atelier du poète ; celui-ci les imagine, puisque selon toute apparence il ne peut les voir, comme prises dans un processus temporel inaccompli : les brumes sont en train de s'amasser, les maisons sont en train de s'implanter, la ville, semble-t-il, de continuer de se construire et de s'étendre démesurément pendant sa retraite (voir le texte jumeau de "Jeunesse IV" où l'idée est encore plus nette). C'est le choix de deux verbes pronominaux impliquant une action en train de se faire (s'assembler, s'implanter), conjugués au présent, qui permet à Rimbaud de produire cet effet de sens.
     Les deuxième et troisième phrases accentuent encore l'aspect fantasmatique de l'évocation. Le "rouge" et le "noir" sont souvent chez Rimbaud associés à l'idée de la ville "monstrueuse". Le rouge, c'est le sang, le crime donc, et aussi sans doute l'orgie, la lumière rouge des bordels et des quinquets de taverne, la ville flambe la nuit comme un incendie. Le noir, c'est la crasse des métropoles industrielles, c'est aussi symboliquement la dépravation, double valeur physique et morale que l'on retrouve dans le symbole de la "boue" comme dans celui de la "nuit" (voir "Mauvais sang", "Adieu" dans Une saison en enfer : nous analysons en détail cette métaphore obsédante de l'œuvre de Rimbaud dans notre glossaire stylistique, à la rubrique "analogie", point 5 ).


     Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.

     Le quatrième alinéa continue à développer logiquement la fiction du "salon souterrain". Entre lui et la surface, le narrateur a la vision des égouts s'enfonçant sous la ville. Ce détail n'a évidemment pas qu'une fonction topographique, il est là pour relayer l'image de saleté physique et de corruption morale que le poète entend donner de la Ville.
     Mais la suite du paragraphe ouvre une nouvelle piste métaphorique, que Rimbaud présente comme une hypothèse ("peut-être", deux fois). S'il sait bien que, passés les "égouts", il ne peut y avoir, de part et d'autre de son tombeau ("aux côtés"), "rien que l'épaisseur du globe", le poète se demande s'il n'y a pas dans ce monde du dessous, comme dans l'autre, mais inversés, un ciel ("les gouffres d'azur"), des astres, des soleils ("les puits de feu", à moins qu'il faille comprendre ici : des volcans ?). La phrase conclusive du paragraphe reprend l'idée en glissant dans le double groupe binaire final un intrus (le mot "fables") qui souligne pour le lecteur la valeur symbolique de l'évocation. C'est le ciel des poètes, avec ses mers, ses lunes et ses comètes fabuleuses, symboles de l'Inconnu et de l'Idéal, que Rimbaud espère trouver peut-être "sur ces plans", c'est à dire dans cette contrée souterraine où il a élu domicile.
     Antoine Fongaro a formulé à ce propos une glose très suggestive : Rimbaud aurait selon lui retourné une métaphore romantique fréquente, notamment chez Hugo, dans les Misérables, consistant à comparer avec le sous-sol d'une ville (ses caves, ses souterrains, ses égouts) les bas-fonds de la société (le monde du vol et du crime, les barbares, la canaille, les "classes dangereuses") ; Rimbaud, significativement, situerait son Paradis, le lieu d'où il parle et profère sa révolte, là où Hugo et autres situaient l'Enfer, la lie de la société, les ferments de négation et de destruction qu'une société injuste génère ; "Enfance V" décrirait ainsi, sur un mode allégorique, le même projet poétique et existentiel, fondé sur une inversion totale des valeurs, que celui qui se trouve exposé dans les lettres dites "du voyant" : devenir entre tous "le grand malade, le grand criminel, le grand maudit,
et le suprême Savant ! ..." (voir ci-dessus, dans le "panorama critique, notre note pour : très loin sous terre).  


     Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?

     L'alinéa final confirme la validité de la ligne d'interprétation que nous suivons depuis le début du texte : ce "tombeau" d'"Enfance V" n'est rien d'autre que l'atelier du poète. "Enfance V" nous apprend que c'est au fond de l'abîme où il s'isole, grâce à l'imagination, que le poète peut forger les "boules de saphir, de métal" dont il a besoin pour ses jongleries, verroterie sacrée, orfèvrerie de pacotille dont il fait l'antidote de son "amertume". Il semble bien que l'on retouve là, à travers le mélange d'idéalisme et d'ironie décelable dans cette allégorie de la création artistique, le projet littéraire des lettres de 1871, ce que certains appelleraient la conception baudelairienne de la poésie : "l'amour du mensonge" (titre d'un poème des Fleurs du mal), l'art comme mensonge nécessaire. 
     Tel est le lot du poète : il se construit un monde imaginaire dont il est "le maître". Il sait, bien sûr, que ce monde n'existe que pour lui, dans la solitude de l'acte créatif, et, dans ce sens, il est bien "maître du silence". La formule est oxymorique, le mot "silence" étant connoté en partie négativement, apportant avec lui l'idée de solitude et d'impuissance à se faire entendre. Mais, dans ce monde recréé, il gouverne, il est Dieu. 
     Et donc ... quel besoin aurait-il encore de croire en une transcendance ? en un autre salut que celui qu'il trouve dans son art ? Tel est probablement le sens de l'énigmatique allégorie du "soupirail" qui clôt le poème. Le soupirail s'éclairant "au coin de la voûte" doit être interprété comme un signe du divin. L'utilisation récurrente du verbe "blêmir"
, dans l'œuvre de Rimbaud, chaque fois que le poète veut évoquer l'incertaine présence du surnaturel nous paraît être une preuve suffisante. On peut rappeler à ce propos tel passage d'"Après le Déluge" ("où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres") ou des "Pauvres à l'église" ("Et tous, bavant la foi mendiante et stupide, / Récitent la complainte infinie à Jésus / Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide"), passages dans lesquels Rimbaud traduit par une lumière blafarde ("blême", "livide") tombant d'une ouverture dans un lieu clos l'incertaine présence du divin. Contrairement aux "chutes" qui concluent les quatre premiers poèmes d'"Enfance", l'excipit épigrammatique d'"Enfance V" constitue un avis de victoire. Le poète a réussi à renverser la situation. Il n'a plus ni Dieu, ni maître.