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Guerre (Les Illuminations 1873-1875)

 

 


 

Guerre


   Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s'émurent. — À présent, l'inflexion éternelle des moments et l'infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l'enfance étrange et des affections énormes. — Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue.
  C'est aussi simple qu'une phrase musicale.

 

 

Autographe BnF

 

 

Sur les manuscrits des cinq poèmes absents des éditions de 1886 qui ne furent publiés qu'en 1895 chez Vanier

     Le propos de Guerre est exposé dans un langage très abstrait, où les termes employés sont parfois à prendre à double sens, ou à comprendre dans un sens un peu différent de celui qui est le leur habituellement. Deux paragraphes : une brève conclusion précédée d’un bloc de trois phrases séparées par deux tirets, respectivement dédiées au passé (« Enfant...»), au moment présent (« À présent…»), et à l’avenir (« Je songe à une Guerre...»). Mathématiquement parlant, une « phrase musicale » est le résultat des choix opérés, à chaque moment du processus de composition, parmi toutes les combinaisons de sons qui étaient possibles. De la même façon, le jeune homme de vingt ans qu’est Rimbaud en 1874, lorsqu’il s’interroge anxieusement sur son avenir (voir Angoisse), fait face à un nombre infini de possibles (« l’infini des mathématiques »), une perspective infinie de choix à opérer dont la somme fera finalement de sa vie quelque chose d’« aussi simple qu’une phrase musicale ».
   Enfant, il s’est constitué de l'existence une image idéale. Les « ciels » que nous contemplons dans notre enfance décident pour toujours de notre « optique ». Autrement dit : ce sont les idéaux, les valeurs, sur lesquels nous nous fixons au début de notre vie qui configurent notre vision du monde. Là, déjà, il semble que Rimbaud définisse mathématiquement les choses : c’est une combinaison spécifique de « tous les caractères » qui a, une fois pour toutes, nuancé sa « physionomie » (Fourier comptait 810 caractères de base dans l'espèce humaine, un phalanstère devant réunir 1620 membres — 810 x 2 — pour que chacun puisse y œuvrer selon ses affinités : voir l'article Fourier sur Wikipedia).
   Mais les « Phénomènes  s’émurent », quelques-uns même assez phénoménaux : une « enfance étrange », des « affections énormes » (littéralement : « hors normes »). Il voit avec angoisse la musique de son existence se décider au hasard de la vie sociale (dans « succès civils », succès peut signifier seulement « événements », Mme de Sévigné parlait de la mort comme d’un « funeste succès », à moins que Rimbaud ne veuille dire qu’il se sent exclu de la réussite sociale). Il a l’impression de « subir » son destin plutôt que de le conduire. Il se sent comme une bête traquée par une Providence aveugle (la mathématique sociale). D’où le verbe « chasser ».
   Et il songe à une « Guerre », qui sera parfois davantage une guerre « de force » qu’une guerre « de droit » parce qu’elle supposera de transgresser les mœurs dominantes et d’affronter l’ordre établi. C’est la guerre qu’il revient à chacun de mener pour donner à sa vie la configuration harmonique convenant à sa « physionomie », sans pouvoir présumer de son « succès », raison pour laquelle Rimbaud parle d’une « logique bien imprévue ». Et c’est la guerre que doivent mener collectivement les « nouveaux hommes » (À une raison) pour tirer l’humanité de l'impasse où elle s'est fourvoyée.
   Charles Fourier, que Rimbaud a sans doute lu et qui, en tout cas, a fréquenté de près des hommes qui s’en réclamaient, au sein de la gauche anti-autoritaire communarde, avait sur ces questions  des idées bien arrêtées. La nature avait un grand horloger, qui faisait régner de par l’Univers le Nombre et l’Harmonie. La société, véritable chaos de violence et d'injustice, en nécessitait un : ce serait lui. Lui et les hommes de bonne volonté qui rejoindraient ses phalanstères.
   Le programme édicté par Fourier pour ses phalanstères comprend une pratique généralisée de la danse et du chant. On se rend au travail le matin en groupe et en chantant. Le théoricien de l'Harmonie universelle décrit à plusieurs reprises dans ses livres les travailleurs harmoniens « circulant avec drapeaux et instruments, chantant dans leurs marches des hymnes en chœur » La danse et le chant occupent une place essentielle dans l'éducation de « l'enfant harmonien ». Fourier préconise notamment l'activité théâtrale et la fréquentation assidue de l'opéra.
   Les moralistes, explique Fourier, « sont tous d'accord à dire "Qui bien chante et bien danse, peu avance" » Rien de plus stupide :

 D'où vient le goût universel des peuples pour tout ce qui tient à la mesure matérielle, pour la poésie, la musique, la danse, qui sont des harmonies mesurées en langage, en son, en démarche ? [...] Où serait l'unité de l'univers, si nos passions étaient exclues de participer à cette harmonie mesurée, que nous considérons en matériel comme inspiration divine, et qui est à nos yeux le sceau de la justice divine en matériel, notamment dans le plus vaste ouvrage de Dieu, dans les tourbillons de mondes planétaires si mesurés dans leur marche, qu'ils parcourent à minute nommée des milliards de lieues ? [...] Comment des accords mesurés ne seraient-ils pas applicables aux passions, qui sont la portion de l'univers la plus identifiée avec Dieu ?


   On peut considérer Guerre comme une variation sur un thème qui traverse plusieurs autres textes des Illuminations. Notamment Sonnet (Jeunesse II)
où il est dit que, par son « labeur », le poète instaure, « en l’humanité fraternelle et discrète [« discrète » au sens mathématique du terme, premier sens de Littré] par l’univers sans images », « une raison », en vertu de laquelle, désormais, « la force et le droit réfléchissent [se contentent de refléter] la danse et la voix à présent seulement appréciées ». Or, cette « raison » (poétique et politique), le lecteur des Illuminations la connaît déjà par le poème À une raison. C’est son « tambour » qui scande l’avancée de « la nouvelle harmonie », des « nouveaux hommes » et du « nouvel amour ».
   Cette guerre — destinée à soumettre la force et le droit, attributs de l'État, au « Nombre » et à l'« Harmonie », attributs du Poète et « goût universel des peuples » selon la formule de Fourier — n'est pas seulement une guerre contre la société, comme on le lit parfois, c'est aussi une guerre contre la condition de l'homme soumise au temps. Le thème est d'ailleurs également présent dans À une raison :

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t'en prie.

Rimbaud est toujours un peu métaphysicien. D'où la référence à « l’infini des mathématiques ». Infini à quoi s’oppose, sans doute, pour lui, la façon dont un musicien mesure le temps et lui impose sa loi, quand il lui donne la forme, parfaite, simple et singulière, d'« une phrase musicale ».  

 

 

 


Les citations de Charles Fourier sont respectivement tirées du Traité de l'association domestique et agricole,1822, repris dans les O.C. de 1841 sous le titre Traité de l'unité universelle, p.296 et 495 et de Théorie de l’Unité universelle II.