Guerre
Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères
nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s'émurent. — À présent,
l'inflexion éternelle des moments et l'infini des mathématiques me
chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de
l'enfance étrange et des affections énormes. — Je songe à une Guerre de
droit ou de force, de logique bien imprévue.
C'est aussi simple qu'une phrase musicale.
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Autographe BnF

Sur les manuscrits
des
cinq poèmes absents des éditions de 1886
qui ne furent publiés qu'en 1895 chez Vanier
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Le
propos de Guerre est exposé dans un langage très abstrait, où les
termes employés sont parfois à prendre à double sens, ou à comprendre
dans un sens un peu différent de celui qui est le leur habituellement.
Deux paragraphes : une brève conclusion précédée d’un bloc de trois
phrases séparées par deux tirets, respectivement dédiées au passé
(« Enfant...»), au moment présent (« À présent…»), et à l’avenir (« Je
songe à une Guerre...»).
Mathématiquement parlant, une « phrase musicale » est le résultat des
choix opérés, à chaque moment du processus de composition, parmi toutes
les combinaisons de sons qui étaient possibles. De la même façon, le
jeune homme de vingt ans qu’est Rimbaud en 1874, lorsqu’il s’interroge
anxieusement sur son avenir (voir Angoisse), fait face à un
nombre infini de possibles (« l’infini des mathématiques »), une
perspective infinie de choix à opérer dont la somme fera finalement de
sa vie quelque chose d’« aussi simple qu’une phrase musicale ».
Enfant, il s’est constitué de l'existence une image idéale. Les
« ciels » que nous contemplons dans notre enfance décident pour toujours
de notre « optique ». Autrement dit : ce sont les idéaux, les valeurs,
sur lesquels nous nous fixons au début de notre vie qui configurent
notre vision du monde. Là, déjà, il semble que Rimbaud définisse
mathématiquement les choses : c’est une combinaison spécifique de « tous
les caractères » qui a, une fois pour toutes, nuancé sa
« physionomie » (Fourier comptait 810 caractères de base dans l'espèce
humaine, un phalanstère devant réunir 1620 membres — 810 x 2 — pour que
chacun puisse y
œuvrer selon ses affinités
: voir l'article
Fourier sur Wikipedia).
Mais les « Phénomènes s’émurent », quelques-uns même assez
phénoménaux : une « enfance étrange », des « affections énormes »
(littéralement : « hors normes »). Il voit avec angoisse la musique de
son existence se décider au hasard de la vie sociale (dans « succès
civils », succès peut signifier seulement « événements », Mme de Sévigné
parlait de la mort comme d’un « funeste succès », à moins que Rimbaud ne
veuille dire qu’il se sent exclu de la réussite sociale). Il a
l’impression de « subir » son destin plutôt que de le conduire. Il se
sent comme une bête traquée par une Providence aveugle (la mathématique
sociale). D’où le verbe « chasser ».
Et il songe à une « Guerre », qui sera parfois davantage une guerre
« de force » qu’une guerre « de droit » parce qu’elle supposera de
transgresser les mœurs dominantes et d’affronter l’ordre établi. C’est
la guerre qu’il revient à chacun de mener pour donner à sa vie la
configuration harmonique convenant à sa « physionomie », sans pouvoir
présumer de son « succès », raison pour laquelle Rimbaud parle d’une
« logique bien imprévue ». Et c’est la guerre que doivent
mener collectivement les « nouveaux hommes » (À une raison) pour
tirer l’humanité de l'impasse où elle s'est fourvoyée.
Charles Fourier, que Rimbaud a sans doute lu et qui, en tout cas, a
fréquenté de près des hommes qui s’en réclamaient, au sein de la
gauche anti-autoritaire communarde, avait sur ces questions des
idées bien arrêtées. La nature avait un grand horloger, qui faisait
régner de par l’Univers le Nombre et l’Harmonie. La société, véritable
chaos de violence et d'injustice, en nécessitait un : ce serait lui. Lui
et les hommes de bonne volonté qui rejoindraient ses phalanstères.
Le programme édicté par Fourier pour ses phalanstères comprend une
pratique généralisée de la danse et du chant. On se rend au travail le
matin en groupe et en chantant. Le théoricien de l'Harmonie universelle
décrit à plusieurs reprises dans ses livres les travailleurs harmoniens
« circulant avec drapeaux et instruments, chantant dans leurs marches
des hymnes en chœur » La danse et
le chant occupent une place essentielle dans l'éducation de « l'enfant
harmonien ». Fourier préconise notamment l'activité théâtrale et la
fréquentation assidue de l'opéra.
Les moralistes, explique Fourier, « sont tous d'accord à dire "Qui
bien chante et bien danse, peu avance" » Rien de plus stupide :
D'où
vient le goût universel des peuples pour tout ce qui tient à la mesure
matérielle, pour la poésie, la musique, la danse, qui sont des harmonies
mesurées en langage, en son, en démarche ? [...] Où serait l'unité de
l'univers, si nos passions étaient exclues de participer à cette
harmonie mesurée, que nous considérons en matériel comme inspiration
divine, et qui est à nos yeux le sceau de la justice divine en matériel,
notamment dans le plus vaste ouvrage de Dieu, dans les tourbillons de
mondes planétaires si mesurés dans leur marche, qu'ils parcourent à
minute nommée des milliards de lieues ? [...] Comment des accords
mesurés ne seraient-ils pas applicables aux passions, qui sont la
portion de l'univers la plus identifiée avec Dieu ?
On peut considérer Guerre comme une variation sur un thème
qui traverse plusieurs autres textes des Illuminations. Notamment
Sonnet (Jeunesse II) où il est dit
que, par son « labeur », le poète instaure, « en l’humanité fraternelle
et discrète [« discrète » au sens mathématique du terme, premier sens de
Littré] par l’univers sans images », « une raison », en vertu de
laquelle, désormais, « la force et le droit réfléchissent [se
contentent de refléter] la danse et la voix à présent seulement
appréciées ». Or, cette « raison » (poétique et politique), le lecteur
des Illuminations la connaît déjà par le poème À une raison.
C’est son « tambour » qui scande l’avancée de « la nouvelle harmonie »,
des « nouveaux hommes » et du « nouvel amour ».
Cette guerre — destinée à soumettre la force et le droit, attributs
de l'État, au « Nombre » et à l'« Harmonie », attributs du Poète
et « goût universel des peuples » selon la formule de Fourier — n'est
pas seulement une guerre contre la société, comme on le lit
parfois, c'est aussi une guerre contre la condition de l'homme soumise
au temps. Le thème est d'ailleurs également présent dans À une raison :
« Change nos lots, crible les
fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève
n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t'en
prie.
Rimbaud est toujours un peu
métaphysicien. D'où la référence à « l’infini des mathématiques ».
Infini à quoi s’oppose, sans doute, pour lui, la façon dont un musicien
mesure le temps et lui impose sa loi, quand il lui donne la forme,
parfaite, simple et singulière, d'« une phrase musicale ».
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