L'Homme juste (juillet 1871)

interprétations commentaire bibliographie
 

L'Homme juste

      ..................................................................

      Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
      Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
      Me prirent : « Tu veux voir rutiler les bolides ?
      Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
25   D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?
 
      « Par des farces de nuit ton front est épié,
      Ô Juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
      La bouche dans ton drap doucement expié ;
      Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
30   Dis : Frère, va plus loin, je suis estropié ! »
 
      Et le Juste restait debout, dans l'épouvante
      Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
      « Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
      Ô vieillard ? Pèlerin sacré ! Barde d'Armor !
35   Pleureur des Oliviers ! Main que la pitié gante !
 
      « Barbe de la famille et poing de la cité,
      Croyant très doux : ô cœur tombé dans les calices,
      Majestés et vertus, amour et cécité,
      Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
40   Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !
 
      « Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
      Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
      Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide,
      Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
45   Juste ! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.
 
      « C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
      C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
      Reniflent dans la nuit comme des cétacés !
      Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
50   Sur d'effroyables becs de can(n)e fracassés !
 
      « Et c'est toi l'œil de Dieu ! le lâche ! quand les plantes
      Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
      Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
      Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
55   Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes ! »
 
      J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
      Calme et blanche occupait les Cieux pendant ma fièvre.
      Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
      Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
60   Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui !
 
      Cependant que, silencieux sous les pilastres
      D'azur, allongeant les comètes et les nœuds
      D'univers, remuement énorme sans désastres,
      L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
65   Et de sa drague en feu laisse filer les astres !
 
      Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
      De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
      Comme du sucre sur la denture gâtée.
      Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
70   Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.
 
      Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
      Ô j'exècre tous ces yeux de Chinois [...] daines,
      [...] qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
      De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
75   Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !

 

 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

Le Juste :
    Ce terme, qui désigne le "fantôme" (v.38) pris à partie par le narrateur, ne renvoie pas à Jésus-Christ comme le voulait une lecture ancienne du poème. Une interprétation plus récente, suggérée par Marc Ascione dès 1984 (op.cit) et solidement argumentée par Yves Reboul dans son article de 1985 (op. cit.) y a décelé la figure de Victor Hugo. 
     Seul parmi les rimbaldiens de quelque autorité, Pierre Brunel continue de préférer l'explication traditionnelle (le Juste = le Christ). Cette lecture s'appuie sur le fait que le Christ est souvent appelé le Juste dans les Évangiles. C'est aussi, précise Pierre Brunel, le nom donné aux hommes qui seront déclarés dignes du salut au jugement dernier (Rimbaud, Oeuvres complètes, La Pochothèque, p.271, note 1). 
     Mais Yves Reboul et, à sa suite, Antoine Fongaro, Steve Murphy, ont  produit de nombreux exemples démontrant que Victor Hugo utilise avec insistance ce qualificatif, notamment dans "Pas de représailles", un poème publié le 21 avril 1871 dans Le Rappel et que Rimbaud pouvait très bien avoir lu. Ce texte manifeste hautement la désapprobation de Hugo à l'égard de la "loi des otages" par laquelle la Commune menaçait Versailles d'exécuter trois otages pour chaque fédéré assassiné. L'auteur de L'Année terrible y prodigue ses conseils de modération au parisien aveuglé par l'esprit de vengeance : "Sois juste, c'est ainsi qu'on sert la république ; / Le devoir envers elle est l'équité pour tous ; / Pas de colère ; et nul n'est juste s'il n'est doux."  
     "Le premier livre des Misérables, note encore Antoine Fongaro (De la lettre à l'esprit, p.128, note 11) s'intitule Un juste ; l'évêque Myriel, autoportrait de Hugo, prêche la justice : "soyez des justes", et la met en pratique : "ainsi vivait cet homme juste"".
     Enfin, il est frappant de trouver chez Baudelaire (article sur Pierre Dupont, 1851) ce jugement : "Le public était tellement las de Victor Hugo, de ses infatigables facultés, de ses indestructibles beautés, tellement irrité de l'entendre toujours appelé le juste... " (cité par André Guyaux, "Sur L'homme juste de Rimbaud", Studi Francesi, 93, 1987).

restait droit :
     Ce détail descriptif est repris trois vers plus loin par "debout". C'est la pose hugolienne par excellence : "Si c'est debout, écrit Yves Reboul (op. cit. 1985, p.48 et note 11, p.54), que le dérisoire héros de Rimbaud voudrait se livrer à sa contemplation cosmique, sans doute est-ce en un rappel sarcastique de la figure si hugolienne du contemplateur d'infini, qui presque toujours nous est montré debout sur un faîte" : 

Le pâtre songe, solitaire [...]
Mais il sonde l'éther profond.
Toute solitude est un gouffre,
Toute solitude est un mont.
Dès qu'il est debout sur ce faîte,
Le ciel reprend cet étranger.

Victor Hugo
"Magnitudo parvi", III.

     

Un rayon lui dorait l'épaule :
     "La figure du mage, comme celle du Juste chez Rimbaud, est souvent éclairée de rayons dans la mythologie hugolienne ; cf. par exemple Les mages, XI : "Ô géants, vous avez encore / De ses rayons dans les cheveux" (Yves Reboul, op. cit. 1985, p.54).

 

Tu veux voir rutiler les bolides ?
     "Impossible, on en conviendra, commente Yves Reboul (op.cit. 1985, p.48), de ne pas penser à Hugo en lisant ces vers : bolides ou astres monstrueux soudainement apparus, c'est bien la vision de l'univers que développe la poésie du temps de l'exil. Qu'on se reporte, entre vingt autres textes, à "Magnitudo parvi" :

Quel est ce projectile inouï de l'abîme ?
Ô boulets monstrueux qui sont des univers !

On comprend dès lors que si le Juste souhaite voir "rutiler" les bolides, c'est sans doute par allusion au "flamboiement" stellaire, "de l'infini formidable incendie" ("Magnitudo parvi" II, v.56)."
     Steve Murphy va plus loin et, au delà de l'aspect simplement parodique, il considère l'évocation du spectacle des astres dans ce poème comme une métaphore filée faisant référence au bombardement de Paris par les Versaillais : "L'isotopie stellaire fournit aussi et surtout à L'homme juste un stock de comparants pour un comparé qu'il faut mettre au jour. Les bolides sont des boulets de canon ou obus qui tombent [...]" (op. cit., p.204). Voir aussi la note suivante.

 

écouter bourdonner les flueurs / D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes :
     flueurs : "Le mot flueurs peut évidemment être pris comme déverbal libre à partir du verbe fluer "couler", explique Steve Murphy (op. cit., p.205). Il y aurait là dans ce cas, semble-t-il penser, un métaphorisme assez conventionnel, l'idée de la "voie lactée" suggérant une image liquide. Cependant, faut-il négliger le sens médical précis du mot désignant d'après le Petit Robert "des sérosités qui s'épanchent de quelque partie du corps" ? "L'acception la plus courante, poursuit Steve Murphy, était "menstrues" et Antoine Adam a donc choisi cette acception en citant Littré ("Littré dit : inusité, synonyme de menstrues"), suivi en cela par Jean-Luc Steinmetz" (ibid. 206). Rimbaud peut avoir aussi songé au sens de "flueurs blanches", "pertes blanches", désignant le symptôme féminin de la blennorragie, retrouvant là pour évoquer la répression de la Commune la métaphore de "la putain Paris" utilisée dans "L'orgie parisienne", "où les versaillais sont qualifiés de syphilitiques" (ibid. 206).
     bourdonner, essaims : Toujours d'après le même critique, le métaphorisme entomologique du passage décrit le bombardement de Paris par les Versaillais : les astéroïdes sont des obus, dont les essaims, comme de juste, bourdonnent. Cf. sa glose sur "bolides".
     "Les essaims d'astéroïdes, conclut Steve Murphy, sont donc des essaims dans le sens entomologique, une pluie pour ainsi dire de météorites militaires, car ces coulures sont à la fois vénériennes et martiales" (ibid. 207).

 

Par des farces de nuit ton front est épié :
     Les avis divergent sur l'interprétation de ce vers, entre Yves Reboul et Steve Murphy : pour le premier, les "farces de nuit" sont les contemplations cosmiques du Juste ; pour le second ces "farces de nuit" sont une allusion à la lapidation nocturne de la maison de Hugo à Bruxelles, le 27 mai 1871 (que "certains commentateurs qui tenaient autant à minimiser l'événement que Hugo à le dramatiser" avaient présenté comme une "blague" de jeunes gens éméchés). Voir : Reboul, op. cit. 2005, p.59, note 23 ; Murphy, op. cit. 2005, p.198.

 

La bouche dans ton drap doucement expié :
     "Selon les imprécations du Maudit, la bouche de Hugo n'exprimerait plus librement sa pensée ; il l'a cachée dans son drap puisque, pour être digne de l'hospitalité belge, il faut se taire." Steve Murphy, op. cit. p.219.     

 

Et si quelque égaré choque ton ostiaire :
     "Le mot ostiaire a ici le sens de porte" (Reboul, op. cit. 1991, p.1091).
     Steve Murphy écrit : "Pour le mot ostiaire, on a pu proposer deux acceptions :
     1° ""porte", sens déduit de gueux de l'hostiaire (hostiaire chez Rabelais), gueux qui va de porte en porte" (A. Guyaux, suivi par Y. Reboul).
     2° "Le Dictionnaire de l'Académie dit : autrefois, portier" (A. Adam, suivi notamment par J.-L. Steinmetz et par L. Forestier)." (op. cit., p.202).
     La plupart des commentateurs remarquent que le terme "égaré" est celui que les bourgeois, et Victor Hugo lui-même, utilisaient fréquemment pour désigner les Communeux (ces fous, ces brebis égarées).
     "C'est sans aucun doute par allusion à l'offre d'asile faite à Bruxelles que Rimbaud imagine l'un d'eux frappant à la porte de Hugo." (Reboul, op. cit. 1985, p.52).

 

après le soleil mort :
     Suzanne Bernard commente : "Le soleil mort est une allusion à l'Évangile où il est dit que le soleil s'obscurcit à la mort du Christ." (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier, 1961). 
     Steve Murphy n'estime pas nécessaire d'abandonner cette référence dès lors qu'on identifie le Juste à Victor Hugo (et non au Christ) : "Le soleil en question, c'est la République Sociale sous la forme contemporaine de la Commune, la Passion de la Révolution s'exprimant dans une image qui porte l'empreinte de celle du Christ selon une réciprocité métaphorique traditionnelle, notamment dans la caricature contemporaine." (op. cit. p.211).

 

Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente :
     Yves Reboul commente : "Chacun sait que Hugo priait fréquemment et qu'il n'a pas cessé dans ses vers d'exalter la prière. Pensons à "La prière pour tous" dans le recueil déjà ancien des Feuilles d'automne ("À genoux, à genoux, à genoux sur la terre") ou, dans les Contemplations, à "Croire, mais pas en nous" qui dans l'architecture du recueil précède immédiatement "Pleurs dans la nuit" : "Pensons et vivons à genoux ; / Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière ; / Ne faisons pas un pas qui n'aille à la prière." Inutile d'insister : l'agenouillement du Juste renvoie lui aussi à Hugo et donne une clé supplémentaire de cette imprégnation chrétienne qui a tant contribué à égarer la critique en lui faisant identifier le héros du poème au Christ : si Rimbaud sarcastiquement assimile Hugo à un Jésus détesté, c'est d'abord parce que se vouant à la prière et espérant une rédemption spirituelle de l'humanité, le poète des Contemplations participait dès lors de l'aliénation chrétienne, devenait du coup cet "estropié" que dénonce le poème." (op. cit. 1985, p.50).

 

Barde d'Armor :
    Répondant à l'argument de Pierre Brunel selon lequel "Barde d'Armor" ne saurait désigner le Hugo de Jersey ou de Guernesey dans la mesure où ces îles ne sont pas armoricaines, Yves Reboul (op. cit. 2005, p.56) avance trois arguments. Premièrement, ce pourrait être une licence poétique ("la géographie de Hugo de la Légende des siècles offrirait à cet égard d'impérissables citations"). Deuxièmement, Les Travailleurs de la mer montrent bien le lien naturel unissant la Bretagne et spécifiquement Saint-Malo à l'archipel de la Manche. Troisièmement, le mot Armorique, dans l'usage classique, ne désignait pas la seule Bretagne mais l'ensemble des pays de la façade océanique (et Reboul de citer sur ce point la Guerre des Gaules de César). 

 

Pleureur des Oliviers :
     La formule désigne blasphématoirement le Christ, sur le Mont des Oliviers. C'est l'épisode célèbre de la Passion où le Fils de Dieu éprouve un moment terrible de détresse et de doute : "Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Mais on remarquera avec quelle pertinence Rimbaud rabat ici la figure du Christ sur celle de Hugo, dont la poésie cosmique exprime souvent ce même vertige du doute : l'angoisse devant le vide des cieux, la quête inquiète du Dieu caché.


     

Barbe de la famille et poing de la cité :
     "À qui (ce vers) pourrait-il mieux s'appliquer, écrit Yves Reboul (op. cit. 1985), qu'à celui qui, au même moment, se baptisait lui-même "représentant du Peuple et bonne d'enfants" ?" (Victor Hugo, bien sûr, dans ses Carnets, à la date du 21 février 1871, cf. L'Année terrible, Poésie/Gallimard, p.279).

 

Croyant très doux :
     Cette expression appartient au groupe des "impossibilités textuelles" qui, pour Yves Reboul, invalident l'identification du Juste avec la figure du Christ. Quelle logique y aurait-il en effet, dans ce cas, à ce que "l'Homme juste soit appelé croyant et non pas Maître ou Sauveur — ou encore qu'il soit désigné comme vieillard et comme Barde" ? (op. cit. 2005, p.54). Par contre, appliquée à Hugo, la formule sonne comme une critique (commune en son temps) de la religiosité de Hugo, de sa "douceur" sans cesse proclamée (thème repris dans l'avant-dernière strophe du poème : doux / Comme du sucre sur la denture gâtée.).  

 

lices
     La lice est la femelle du chien de chasse. "Comme dans Les Assis, Accroupissements ou Les Pauvres à l'église, sa caricature recourt à l'animalisation. Hugo est associé aux lices et aux chiennes par le biais des comparaisons, aux lentes par contiguïté (en fait, la pensée de Hugo serait elle-même pouilleuse...), mais aussi aux cétacés ..." (Steve Murphy, op. cit. p.217).  

 

l'espoir fameux de ton pardon ! :
     Le Maudit repousse sarcastiquement le "pardon" du Juste. Il y a là sans aucun doute possible une allusion d'actualité. Victor Hugo, tout au long de la Commune, n'a cessé de préconiser le pardon mutuel des belligérants, en se donnant lui-même comme exemple de cette mansuétude (autre attitude éminemment christique par parenthèse). Yves Reboul (op. cit. 1985, p.50) rappelle qu' "il y avait déjà eu eu un pardon hugolien fameux et c'était celui que le poète des Châtiments accordait en un sens aux responsables du 2 décembre, et même à Napoléon III, en s'abstenant de demander leur mort (qu'on se reporte par exemple à la pièce IX du livre VII : "Du vieux charnier humain nous avons clos la porte. / Tous ces hommes vivront. — Peuple, pas même lui !"). En avril 1871, s'insurgeant implicitement, dans "Pas de représailles", contre la "loi des otages" votée par la Commune, Hugo plaide le refus de la loi du talion et le pardon pour l'offense reçue : "Ceux que j'ai terrassés, je ne les brise pas [...] Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ; / À demander pardon j'userais mes genoux / Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous". En juin, la Commune brisée, Hugo prend avec les mêmes arguments la défense des Communeux et leur offre publiquement l'asile dans sa maison de Bruxelles. C'est cette main tendue que le Maudit refuse. Rimbaud, dont la sympathie pour la Commune est bien connue, a du être ulcéré par l'attitude de Hugo, jugée trop conciliatrice et "lâche" (comme dit le texte).

 

Reniflent dans la nuit comme des cétacés :
    "L'expression reniflent dans la nuit comme des cétacés, commente Steve Murphy, sembl(e) se référer à la colonne d'eau violemment projetée en l'air par les baleines, image hyperbolique des pleurnicheries de Hugo et variante du cillement aqueduc qui visait dans "Chant de guerre parisien" le plus célèbre pleureur de l'époque, Jules Favre. Cette critique n'est pas nouvelle, Barbey d'Aurevilly traitant Hugo de pleutre pleurard d'humanitaire et Paul Lafargue vilipendant sa fraternité pleurarde de crocodile" (op. cit. p.217).
    Yves Reboul évoque à propos de ce vers le poème "Pleurs dans la nuit" (Les Contemplations).

 

Que tu te fais proscrire :
     On pense spontanément, bien sûr, à la proscription de 1851, dont Hugo s'était fait complaisamment un drapeau. Il le reconnaît d'ailleurs plaisamment lui-même lorsqu'il écrit dans "Pas de représailles" : "Et je donne un asile à mon proscripteur même ; / Ce qu'il fait qu'il est bon d'avoir été proscrit." Mais Rimbaud pense plutôt ici, semble-t-il (comme le montre la suite de la phrase, voir note suivante), à une autre proscription : celle dont Victor Hugo vient d'être la victime le 30 mai 1871 lorsque le gouvernement belge, irrité par l'offre d'asile faite par Hugo aux Communeux en fuite, expulse le poète vers le Luxembourg. Voir le poème "Expulsé de Belgique", L'Année terrible, édition Yves Gohin, chez Poésie/Gallimard, p. 160-164.

 

et dégoises des thrènes / Sur d'effroyables becs de can(n)e fracassés :
     Le manuscrit porte "becs de canne", ce qui semble être une faute d'orthographe de Rimbaud. Certains éditeurs corrigent en "becs de cane".
     "Le mot bec de canne (ou bec de cane : les deux orthographes existent au XIXe siècle) désigne ici une serrure ou une poignée. Ce vers fait sarcastiquement allusion à un incident survenu le 28 mai 1871 : cette nuit-là, une bande exaspérée par l'offre d'asile faite par Hugo aux Communeux attaqua sa maison de Bruxelles et aurait tenté d'en briser la porte." (Yves Reboul, op. cit. 1991, p.91).
     On trouvera certains des échos hugoliens de l'événement (les "thrènes", c'est à dire les lamentations funèbres, "dégoisés" par le poète) dans l'édition de L'Année terrible par Yves Gohin, chez Poésie/Gallimard. Voir notamment : "Lettre de Victor Hugo à Monsieur le Rédacteur en chef de L'Indépendance belge", p.258-260 et le poème "Une nuit à Bruxelles", p.158-159.
     Pour Steve Murphy, la réaction rimbaldienne à l'exploitation mélodramatique par Hugo de l'incident de Bruxelles est au coeur de l'inspiration du poème : "On comprend maintenant le rapport entre les becs de canne fracassés et ces phénomènes cosmiques. Le Maudit (figuration plus ou moins distanciée de Rimbaud) tient à montrer comment Paris se trouve bombardé de projectiles. Grâce à l'analogie burlesque, le Juste doit saisir le ridicule achevé de ses lamentations sur les dommages résultant de la lapidation de sa maison, au regard des souffrances de la capitale soumise, elle, à une pluie de feu. Le narcissisme du mage le rendrait aveugle à l'événement historique, "cécité" qui en fait une image a contrario de la poétique du Voyant" (op. cit. p.211).  
     

l'oeil de Dieu :
     Allusion probable, disent la plupart des commentateurs, à "La Conscience", dans La Légende des siècles ("L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn"). Hugo est "l'oeil de Dieu" parce qu'il poursuit les Communeux de ses discours moralisateurs, de ses appels à la conscience, à la modération, à la réconciliation avec Versailles. Ce qui fait de lui en réalité pour Rimbaud "le lâche".

 

Ô ton front qui fourmille de lentes :
     Les "lentes" sont les oeufs déposés par les poux dans les cheveux.
     Le large front est, chez Hugo, l'attribut habituel du songeur (c'est à dire du poète) ou du penseur (c'est à dire du prophète, du mage). C'est à dire de lui-même. Les caricaturistes (Gavarni et autres) se sont fréquemment moqué du narcissisme hugolien en prêtant au visage du poète un front démesuré. Représenter ce "front" envahi de poux, comme Rimbaud le fait ici, c'est bien entendu suggérer que Victor Hugo est gagné par la corruption et la décomposition de son génie.

 

Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût :
     "Élargissement de l'anathème, commente Suzanne Bernard, qui atteint les Saints et les Justes, Socrates (au pluriel) désignant tous les sages, conformistes et passifs, qui préfèrent, comme Socrate, périr injustement plutôt que de braver les lois. En face d'eux, le Maudit suprême est à la fois Satan, Caïn et Rimbaud lui-même." (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier, 1961).

 

sous les pilastres / D'azur :
     Les "pilastres d'azur" sont une métaphore classique du ciel (les colonnes invisibles qui soutiennent la voûte céleste), comme on le voit bien dans cet exemple emprunté à Hugo : "Le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres" ("À la mère de l'enfant mort"). Cette métaphore revient régulièrement sous la plume de Hugo, notamment dans Les Contemplations. Yves Reboul en cite quatre exemples (p.54, note 13) dont celui-ci, tiré du célèbre poème "Ibo" : "Vous savez bien / Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres", où l'image se charge d'un symbolisme mystique. De même, dans "À la fenêtre, pendant la nuit" : "Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres ? / Et des cintres nouveaux , et de nouveaux pilastres / Luire à notre oeil mortel [...] ?"

 

les nœuds / D'univers :
    "Les "noeuds d'univers" évoquent "Ce que dit la Bouche d'ombre" (poème des Contemplations) : "De la création compte les sombres noeuds, / Viens, vois, sonde" (Yves Reboul, op. cit. 1985, p.48).

 

L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux / Et de sa drague en feu laisse filer les astres :
     Steve Murphy commente : "Dieu apparaît bien dans "L'homme juste", sous la forme du "veilleur" (de nuit) qui figure en fin de poème, défenseur (du Parti) de l'Ordre. Comme si souvent dans la littérature anticléricale, il apparaît comme un vieillard sénile (ressemblant en cela, dans l'idée de Rimbaud, à Hugo), comme une parodie Cybèle qui laisse tomber des astres comme par distraction : "Et de sa drague en feu laisse filer des astres ! " Il s'agit bien entendu d'étoiles filantes et Rimbaud parodie probablement ici, comme l'a vu Antoine Fongaro, l'un des poèmes utopiques les plus célèbres de Hugo, "Plein Ciel", où l'aéroscaphe est le symbole du Progrès. On y trouvait ces vers :

La Nuit tire du fond des gouffres inconnus
Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus,
   Et pendant que les heures sonnent,
Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs,
Et dans ses mailles d'ombre et dans ses réseaux noirs
   Les constellations frissonnent.     

    Rimbaud semble procéder par homonymie (filet > filer) et par synonymie partielle (filet > drague)" (op. cit., p. 208).

 

Qu'il dise charités crasseuses et progrès... :
     Cette allusion au "progrès" constitue un des arguments d'Yves Reboul, dans son article de 1985, pour remettre en cause l'idée que le Juste pourrait être le Christ. On ne sache pas que la prédication du Christ puisse être assimilée à un discours en faveur du Progrès. Et encore moins l'idéologie diffusée par l'Église catholique à l'époque de Rimbaud, comme le montre le critique en citant le Syllabus, qui anathémise ceux qui prétendent que "le pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès" (op. cit. 1985, p.46). Il en est tout autrement, évidemment de Victor Hugo, qui combinait une religiosité touchant parfois au mysticisme avec une posture nettement anticléricale et un culte affirmé du Progrès.
     

 

ces yeux de Chinois [...] daines :
     Polémiquant contre "Va-et-vient : Rimbaud, Hugo, Claudel" de Pierre Brunel, Yves Reboul écrit : "Il affirme par exemple en une phrase rapide ne pas comprendre pourquoi les "yeux de Chinois" de la fin du poème seraient ceux de Hugo. C'est, effectivement, de peu d'importance et il est possible qu'il ne soit pas frappé par les yeux bridés de l'auteur de L'Homme qui rit sur certains de ses portraits de vieillesse ; mais un Christ "aux yeux de Chinois" lui semble-t-il plus convaincant" (op. cit. 2005, p.57).

La fin du vers, sur le manuscrit, est difficilement lisible. Certaines éditions (Antoine Adam, Pierre Brunel) restituent "Chinois à bedaines" (Alphonse Daudet, parlant de Bouddhas en céramique, évoque des "Chinois à bedaines violettes" dans Le Petit Chose, 1868). Mais d'autres éditeurs estiment que cette solution n'est absolument pas lisible sur le manuscrit. Louis Forestier préfère rester prudent ( "[...] daines") et André Guyaux, se réclamant de David Ducoffre, propose : "de daines" dans l'édition 2009 de la Pléiade. On lira avec intérêt, sur le blog rimbaldien de Jacques Bienvenu (op.cit.), l'article que David Ducoffre a consacré à l'analyse philologique minutieuse de ce vers. Il y propose la lecture :

 "– Ô j’exècre tous ces yeux de Chinois ou daines,"

"Les daines, femelles du daim, explique notamment l'auteur, sont à leur place dans un poème qui abonde en métaphores animales et expressions de la douceur idiote."  

[...] qui chante : nana, comme un tas d'enfants près / De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
    
Selon Steve Murphy, cette évocation étrange pourrait désigner des chants d'église.

Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès :
    
"À la fin, ce sont aussi sans doute les yeux du Juste qui sont objets de dérision, mais le Maudit l'avait déjà accusé de "cécité". Le poème se termine en proférant une menace : "Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès", ce qui pourrait suggérer que le Juste et ses semblables ressemblent à des magots chinois, qu'on peut ouvrir et utiliser en guise de pots de chambre." (Steve Murphy, op. cit. p.222).

 


 

 

Commentaire

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Sois juste, c'est ainsi qu'on sert la république ; 
Le devoir envers elle est l'équité pour tous ; 
Pas de colère ; et nul n'est juste s'il n'est doux.

                                     Victor Hugo
                              "Pas de représailles"
                              (Avril 1871, L'Année terrible)

 

     À la difficulté habituelle des poèmes de Rimbaud, "L'Homme juste" ajoute celle d'être un texte tronqué, dont il nous manque le début. Cette mutilation n'a pas peu contribué, sans doute, à fourvoyer longtemps la critique dans une interprétation aberrante, qui a été (et est encore) l'enjeu d'un débat entre érudits rimbaldiens. Enfin, la bonne compréhension du texte mobilise un savoir historique que le lecteur d'aujourd'hui, même cultivé, est loin de posséder toujours. Car s'est imposée peu à peu l'idée que Rimbaud a rédigé "L'Homme juste" en réponse à une actualité intensément vécue, celle de la Commune, et pour exprimer sa profonde déception du rôle que Victor Hugo y avait joué. Cet ensemble de facteurs nous a paru rendre indispensable, avant de nous lancer dans une périlleuse lecture linéaire du texte, de fournir au lecteur un dossier, le plus succinct possible, sur ce qu'il faut savoir pour ne pas s'y perdre.

1) Ce qu'il faut savoir

a) L'état du texte :
     Nous ne connaissons "L'Homme juste" que par ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler le "Dossier Verlaine". Entre septembre 1871 et février 1872 environ, Verlaine constitua un dossier paginé des poèmes de Rimbaud. Dans ce dossier (aujourd'hui conservé à la BNF), "L'Homme juste" occupait probablement les pages 4 à 6. On est obligé de dire "probablement" car la page 4 a été perdue (ainsi que la page 3 qui en constituait le recto et qui contenait sans doute "Les Chercheuses de poux"). Les pages 5 et 6, qui nous sont restées, contiennent 55 vers. Or, il se trouve que nous connaissons le nombre de vers du poème : "75 vers". Cette information nous est donnée en haut de la page 7 du "Dossier Verlaine", en même temps qu'un rappel du titre : "L'Homme juste" et sa date de composition : "juillet 1871". Nous en déduisons (sans peine) qu'il nous manque exactement les vingt premiers vers du poème. Pour rendre la chose tout à fait manifeste dans la présentation du texte ci-dessus, j'ai opté pour numéroter les vers de 21 à 75. 
     Lorsqu'on observe le manuscrit, qui est un manuscrit autographe, on remarque une différence notable d'écriture et de présentation entre les deux derniers quintils (vers 66-75) et tout ce qui précède : la graphie est plus serrée, négligée, illisible à plusieurs endroits. Et c'est au point que Steve Murphy, qui est aujourd'hui le critique faisant autorité sur le plan de l'étude graphologique et codicologique, exprime ouvertement l'hypothèse d'une rédaction dans un état d'ébriété avancé (cf. op. cit. p.184). En tout cas, il est certain que ces deux derniers quintils ont été ajoutés après coup car ils ne figuraient pas sur la copie de ce poème par Verlaine, dont nous possédons le dernier feuillet (il s'agit de la fameuse page 7 du "Dossier Verlaine", en haut de laquelle on peut voir, barrée de la main de Verlaine parce qu'elle faisait double emploi avec l'autographe rimbaldien, la dernière strophe d'un précédent état du texte). Pour matérialiser dans la présentation du poème, ci-dessus, cette hétérogénéité de la graphie, nous avons utilisé les italiques dans la transcription des deux strophes finales.

b) Le débat critique :
     Se fondant sur quelques éléments de satire religieuse et une allusion indiscutable à la figure du Christ ("pleureur des Oliviers"), la critique a longtemps considéré qu'on avait là un exemple de plus de cette inspiration violemment antichrétienne qui caractérise l'oeuvre de Rimbaud (notamment pendant cette année 1871, avec Les Premières Communions et Les Pauvres à l'église). Il était communément admis que le Juste du poème n'était autre que Jésus-Christ. Jusqu'à ce qu'Yves Reboul remarque (en 1985) que "toute une série d'impossibilités textuelles invalidaient cette exégèse reçue (par exemple, que l'Homme juste soit appelé croyant — et non pas Maître ou Sauveur — ou encore qu'il soit désigné comme vieillard et comme Barde)." (Y. R. op. cit. 2005, p.54). Par contre, les termes en question ("vieillard", "croyant", "Barde d'Armor") convenaient parfaitement à Victor Hugo. Nombre des traits satiriques du poème (l'ironie contre une religiosité et un humanisme douceâtres ; les accents parodiques du lyrisme cosmique) pouvaient fort bien viser l'auteur des Contemplations. La date du poème (juillet 1871, autrement dit : les lendemains immédiats de la Commune) pouvait largement expliquer un ressentiment violent du très communard Rimbaud à l'égard du Grand Homme, qui avait continûment refusé de s'engager du côté des insurgés et avait même publié dans Le Rappel plusieurs poèmes renvoyant dos à dos les révolutionnaires et leurs bourreaux. L'affaire fut donc entendue. Reboul d'abord, puis à sa suite la plupart des spécialistes de Rimbaud, déchiffrèrent les allusions, accumulèrent les preuves. Si bien que toute la famille rimbaldienne fut bientôt convaincue ... sauf un : Pierre Brunel, qui a maintenu jusqu'ici (notamment dans son édition des Oeuvres complètes à la Pochothèque, en 1999) l'ancienne lecture du texte. Pour plus d'information sur ce débat critique, nous renvoyons le lecteur à notre panorama des interprétations (ci-dessus) et à notre bibliographie (en fin de page).     

c) Le contexte historique (Hugo et la Commune) :
     À la suite de la capitulation de Napoléon III à Sedan, des manifestations se déroulent à Paris, des comités de vigilance républicains commencent à se créer dans tous les arrondissements, un Gouvernement de la Défense nationale est désigné, la République est proclamée (4 sept. 1870). Victor Hugo arrive à Paris, retour d'exil, le lendemain. Pendant les mois qui suivent, la gauche républicaine et socialiste milite pour la guerre à outrance contre l'envahisseur et accuse le Gouvernement de livrer le pays aux Prussiens. De fait, le Gouvernement joue double jeu : tout en tâchant de réorganiser l'armée en province et en livrant ponctuellement bataille, il semble considérer la situation comme désespérée. Et surtout, effrayé par la mobilisation croissante des parisiens derrière les éléments les plus radicaux de la gauche, il négocie en secret l'armistice avec les Prussiens. Pendant toute cette période, à en juger selon ses carnets, Hugo est fortement sollicité par les deux camps : il refuse de participer au Gouvernement tout comme de marcher en tête des manifestations que les futurs Communeux organisent déjà contre Trochu, Thiers et compagnie... Le 29 janvier 1871, l'armistice est signé. Le 8 février, Hugo est élu député de Paris et gagne Bordeaux où la nouvelle Assemblée s'est repliée, Paris étant jugé peu sûr. Le 18 mars, le Gouvernement, qui s'est déplacé avec l'Assemblée à Versailles (depuis le 10 mars), tente de déménager par la force les canons de la Garde nationale de Paris : insurrection populaire, le Comité central (émanation des comités de vigilance républicains d'arrondissements) s'installe à l'Hôtel de Ville. C'est le début d'une situation de double pouvoir et de guerre civile ouverte. 
     Trois jours après (21 mars), Hugo quitte Paris pour Bruxelles afin de régler la succession de son fils Charles, qui vient de mourir. Mais il n'en reviendra pas de si tôt. 21 avril : le Rappel, journal du clan Hugo, publie "Pas de représailles", poème où Hugo condamne la loi sur les otages votée par la Commune. 7 mai : le même Rappel publie "Les Deux Trophées" qui renvoient les deux camps en conflit dos à dos, les unissant dans une même réprobation (le Gouvernement pour le bombardement de l'Arc de triomphe, la Commune pour le déboulonnement de la Colonne Vendôme). 21-27 mai : "semaine sanglante". 21 mai : les Versaillais entrent dans Paris. 25 mai : le gouvernement belge ayant décidé de refuser l'asile aux Communeux en fuite, Hugo proteste par une lettre adressée à la presse et offre l'asile dans sa maison de Bruxelles. Le 27 mai, jour des exécutions en masse au Père-Lachaise ("mur des fédérés"), une manifestation violente de jeunes bourgeois réactionnaires tente de forcer la porte du domicile bruxellois de Hugo. Le 1er juin, Hugo, expulsé par le gouvernement belge, gagne le Luxembourg. 
     Pendant toute la période de la Commune, les Carnets et la correspondance privée de Hugo attestent son opposition véhémente à un processus insurrectionnel qui remettait en cause un ordre républicain issu d'élections régulières. Si hostile qu'il ait pu être à la politique de démission nationale du Gouvernement, à la négation des droits de Paris à s'ériger en Commune, enfin à la répression sanglante du peuple de Paris, Hugo n'a jamais pu approuver la victoire de la rue contre un gouvernement élu. On ne peut pas savoir exactement ce que Rimbaud a connu de cet itinéraire politique de l'auteur des Châtiments pendant la Commune. Mais Hugo était un homme public, dont la moindre prise de position était mentionnée par la presse, répercutée par la rumeur, notamment dans les milieux littéraires et républicains où Rimbaud avait ses antennes. Rimbaud, c'est sûr, a suivi tout cela avec beaucoup d'attention, comme le montre "L'Homme juste".

2) Lecture linéaire

     Le texte suit un mouvement que l'on peut approximativement découper en cinq séquences. Dans une première étape (v.21-30), le Juste se tient debout devant un ciel nocturne passablement tourmenté, où les bolides et les astéroïdes évoquent peut-être les bombes qui se sont abattues sur Paris pendant la Commune. Il conseille narquoisement au contemplateur de "gagner un toit" (c'est à dire d'aller se mettre à l'abri) et de prier. Mais comme le Juste reste là, le narrateur redouble d'ironie et s'emporte jusqu'à l'insulte (v.31-40). Le vers 40 fait en quelque sorte transition en définissant, pour la première fois dans le texte, l'identité du narrateur : "Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté". La séquence suivante (v.41-55) marque une évolution dans la mesure où elle combine, de la part de ce narrateur, un discours nouveau d'auto-affirmation ("je suis maudit", "le Maudit suprême") et la poursuite des invectives contre le Juste, accusé de lâcheté, et dont le "révolté" repousse avec orgueil les offres de pardon. Enfin, du v.56 au v.65, le fantôme a fui (le Juste est sans doute allé se coucher) et le narrateur se retrouve seul sous un ciel apaisé, où l'ordre cosmique (et politique, bien sûr) est rétabli. Cependant, au vers 66, les imprécations contre le Juste reprennent de plus belle, pour atteindre un paroxysme de violence dans le vers final.
     

1ère séquence (v.21-30)

      Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
      Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
      Me prirent : « Tu veux voir rutiler les bolides ?
      Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
25   D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?
 
      « Par des farces de nuit ton front est épié,
      Ô Juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
      La bouche dans ton drap doucement expié ;
      Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
30   Dis : Frère, va plus loin, je suis estropié ! »

     Le Juste apparaît au narrateur sur fond de nuit étoilée. Le texte revient à trois reprises sur la posture : "droit" (21), "debout" (24), "debout" (31). C'est la pose traditionnelle du contemplateur dans les poèmes de Hugo. L'aura qui entoure la silhouette (le "rayon" (2) qui l'éclaire par derrière) est aussi un effet hugolien. L'évocation cosmique est une parodie de celles qu'on rencontre chez l'auteur des Contemplations. L'extrême agitation du spectacle stellaire semble, à première vue, relever essentiellement de l'embellissement poétique (hyperboles et métaphores) : les planètes traversent l'espace comme des "bolides", la Voie lactée coule comme un fleuve ("flueurs" peut être compris comme un simple dérivé du verbe "fluer"), les étoiles filantes ("astéroïdes") volent en "essaims" et "bourdonnent" comme des abeilles. Ce spectacle grandiose provoque l'ironie du narrateur qui parle de "farces de nuit" et suggère au poète qu'il ferait mieux d'aller se coucher ("Il faut gagner un toit") plutôt que de rester dehors à baguenauder devant les étoiles. Faisant allusion au mysticisme inhérent aux visions célestes de la poésie hugolienne et s'adressant au grand homme comme à un enfant, il lui conseille de faire sa prière avant d'aller essuyer son drap de sa bouche. Jusque là, on pourrait à la rigueur rendre compte du texte (comme nous venons de le faire) en se contentant d'y déceler une volonté rimbaldienne de traiter par la dérision la rhétorique de Victor Hugo et son angoisse métaphysique devant le silence des espaces infinis. 
     Mais les deux vers suivants (29-30) embrayent sur un tout autre terrain : celui de la polémique politique. Le narrateur conseille pour finir au poète de cesser de jouer les amis du peuple, les guides de la nation. Plus précisément, il est vraisemblable que le mot "égaré" désigne ici les Communeux (c'est ainsi que les désignaient souvent leurs adversaires) et que Rimbaud, en imaginant qu'un de ces Communeux vienne frapper à la porte du poète, fait allusion à l'offre d'asile émise par Hugo depuis sa maison de Bruxelles, au lendemain de la Semaine sanglante. Hugo donc, suggère Rimbaud, ferait bien de se dispenser de ce genre de forfanterie et de reconnaître qu'il est "estropié", c'est à dire inutile et impuissant. 
    On peut finalement se demander, avec Steve Murphy (voir notre rubrique "interprétations"), si l'ensemble de ces deux strophes ne fait pas allusion à la Commune. Ce serait d'une certaine manière plus cohérent. L'évocation du grand déménagement d'étoiles dans le ciel n'évoquerait-il pas les bombardements de Paris par les Versaillais ? On comprendrait mieux, dès lors, dans la suite du poème, l'utilisation de qualificatifs extrêmes pour décrire ce paysage comme : "épouvante / Bleuâtre des gazons" (v.31-40), "soleil mort" (v.40), "nuits sanglantes" (v.55). Les "flueurs", dont le sens médical est celui de "menstrues" pourraient suggérer dès lors une pluie de sang s'abattant sur Paris. Les "bolides" seraient des bombes. Et la raillerie vis à vis de Hugo prendrait une autre ampleur : elle stigmatiserait la naïveté politique et la lâcheté (thème qui apparaît, en tout état de cause, dans la suite du poème) de celui qui n'a rien prévu, rien compris ou rien voulu voir et qui se trouve maintenant effaré devant l'évidence du désastre. D'où le conseil : va te mettre aux abris, va faire ta prière puisque c'est tout ce que tu sais faire. Il n'est plus temps de venir en aide aux Communeux à qui tu as systématiquement refusé ton soutien tout le temps qu'a duré la révolution. Dans cette optique, on pourrait peut-être admettre l'interprétation du même Murphy (
Murphy, op. cit. 2005, p.198) pour le vers 26. Les "farces de nuit" seraient une allusion à la lapidation nocturne de la maison de Hugo à Bruxelles, le 27 mai 1871 (que "certains commentateurs qui tenaient autant à minimiser l'événement que Hugo à le dramatiser" avaient présenté comme une "blague" de jeunes gens éméchés). Le narrateur dirait en somme à Hugo : voilà ce qui se passe à Paris et toi, tu te laisses impressionner par ce qui n'est rien d'autre qu'une mauvaise farce !

2ème séquence (v.31-40)

      Et le Juste restait debout, dans l'épouvante
      Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
      « Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
      Ô vieillard ? Pèlerin sacré ! Barde d'Armor !
35   Pleureur des Oliviers ! Main que la pitié gante !
 
      « Barbe de la famille et poing de la cité,
      Croyant très doux : ô cœur tombé dans les calices,
      Majestés et vertus, amour et cécité,
      Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
40   Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

       
     Les vers 31-32 confortent une lecture symbolique (et communarde) de la scène décrite par le poème. Le Juste fait face à un spectacle d'"épouvante". Le mot serait fort s'il ne s'agissait que d'un ciel étoilé. "Après le soleil mort" veut-il seulement dire : "après le coucher du soleil" ? L'expression a-t-elle un sens symbolique et lequel ? La mort du "soleil" figure-t-elle celle de la République sociale, c'est à dire de la Commune ? Rimbaud a-t-il joué consciemment sur les connotations christiques du personnage du "Juste" et a-t-il pensé à l'éclipse qui, d'après le récit de la Passion, aurait suivi la mort de Jésus ? Rien de tout cela n'est impossible et nous pensons même souhaitable d'accepter la superposition de ces divers niveaux de signification. Rimbaud a très bien pu assimiler le massacre des Communeux au calvaire du Christ, et symboliser l'un et l'autre par un coucher de soleil.

      Le Juste ne suit pas les conseils qu'on lui donne. Il reste là. Ce qui déchaîne, à partir du vers 33, une bordée de sarcasmes de la part du narrateur.
     Le Juste refusant apparemment de faire sa prière, comme on le lui a conseillé, le narrateur lui demande d'abord ironiquement s'il veut se débarrasser de ses "genouillères" (v.33). Rimbaud raille le goût de Hugo pour la prière : "Pensons et vivons à genoux ; / Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière ; / Ne faisons pas un pas qui n'aille à la prière." écrivait Hugo dans "Pleurs dans la nuit", poème des Contemplations. Il va de soi que l'allusion aux "genouillères" est une perfidie contre cette piété hugolienne.
     On trouve alors (v.34-38) une longue énumération de formules dont chacune renvoie à un aspect du mythe Hugo : "Ô vieillard", c'est l'image solennelle de patriarche que le poète offre de lui dans ses derniers recueils ; "Pèlerin sacré" rappelle le père effondré de "Demain dès l'aube ..." ; "Barde d'Armor", le poète de l'Océan, le proscrit de Jersey et Guernesey, nouvel Ossian ; "Pleureur des Oliviers" fait penser à celui qui, tel le Christ au Jardin des Oliviers, doute parfois de Dieu et s'abîme dans l'angoisse devant le vide des cieux ; "main que la pitié gante" évoque l'humanisme hugolien en suggérant qu'il n'est qu'un paternalisme de bourgeois ; "Barbe de la famille" fait allusion à l'une des postures favorites du poète, celle du père ou du grand-père, aimant et doux avec les enfants ; "poing de la cité" rappelle l'auteur des Châtiments, le lutteur infatigable, l'homme public aspirant à un rôle politique ; "croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices" évoque non seulement le chrétien, mais plus précisément l'éloge constant chez Hugo de cette vertu chrétienne par excellence qu'est le sens du pardon, le sens du sacrifice (dont le "calice" est le symbole"). On reconnaît l'une des insistances du texte, le thème de la douceur (qui sera repris dans l'avant-dernière strophe du poème : doux / Comme du sucre sur la denture gâtée) : Rimbaud stigmatise là manifestement un principe de passivité, principe qui a incité Hugo, pendant la Commune, à plaider en permanence la conciliation, au nom ce cette même douceur ("nul n'est juste s'il n'est doux" : voir la citation de "Pas de représailles" que nous reproduisons en tête de ce commentaire, en guise d'épigraphe). Le vers 38 : "Majestés et vertus, amour et cécité " entreprend de résumer Hugo par un ensemble de quatre substantifs regroupés deux par deux, également répartis entre les deux hémistiches de l'alexandrin, mais faussement symétriques car les trois premiers mots sont laudatifs (c'est l'image que Hugo veut donner de lui-même) tandis que le quatrième dénonce la "cécité" du prétendu Voyant. Et nous retrouvons ici, par conséquent, cette critique essentielle de Rimbaud à l'égard de l'attitude politique de Hugo pendant la Commune : il n'a rien compris.
     Le vers 39 initie un changement de ton : de l'ironie, on passe à l'insulte. C'est le ton de la caricature épaisse, n'hésitant pas recourir à l'injure grossière ("bête", "dégoûtant") et à l'animalisation (la "lice" est la femelle du chien de chasse : Rimbaud entend-il assimiler Hugo aux "chiens de chasse" Versaillais ?).
     Le vers 40, enfin, confirme l'exacerbation violente du discours en faisant entendre le cri du narrateur : cri de détresse et de provocation à la fois de celui qui "souffre" parce qu'il "s'est révolté" et qu'il se sait vaincu, éternel paria. Pour la première fois dans le texte, du moins dans le fragment que nous en possédons, le narrateur se caractérise lui-même : "Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !". 
     Ce révolté qui souffre est-il Rimbaud lui-même ? Les termes ne seraient-ils pas mieux adaptés à l'ouvrier parisien, au Communeux qui en ce mois de juillet 1871, s'il n'a pas péri pendant la Semaine sanglante, se trouve prisonnier au camp de Satory ou dans les pontons des ports de l'Atlantique, traîné devant les conseils de guerre, ou contraint à se cacher, à s'exiler pour fuir la répression féroce du parti de l'Ordre ? Laissons la question ouverte pour l'instant. Nous y reviendrons, car ces deux derniers vers ne font qu'annoncer les thèmes et le ton qui vont être ceux des trois strophes suivantes.
     

3ème séquence (v.41-55)

      « Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
      Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
      Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide,
      Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
45   Juste ! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.
 
      « C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
      C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
      Reniflent dans la nuit comme des cétacés !
      Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
50   Sur d'effroyables becs de canne fracassés !
 
      « Et c'est toi l'œil de Dieu ! le lâche ! quand les plantes
      Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
      Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
      Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
55   Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes ! »

     La caractéristique de ces strophes est une rhétorique de l'imprécation (c'est à dire de la malédiction lancée contre un adversaire) qui combine quatre éléments : l'ironie, l'insulte, la diatribe politique, la menace.
     Relèvent de l'ironie les nouvelles allusions au mythe hugolien comme : "Et c'est toi l'oeil de Dieu" (51), qui renvoie au célèbre poème "La Conscience" dans La Légende des siècles ; ou comme : "reniflent dans la nuit" (48) qui fait penser au poème des Contemplations "Pleurs dans la nuit". La cible de cette ironie est encore et toujours la propension de Hugo à se présenter comme un "mage", porte-parole de l'humanité souffrante et intermédiaire privilégié entre Dieu et les hommes.
     Au titre de l'insulte, on notera la poursuite de la caricature animalière (avec la rime équivoquée : "cétacés/c'est assez" et les "lentes" qui infectent le "front" auguste du penseur), ou encore l'utilisation d'épithètes injurieuses comme celles de la rime "stupide/torpide" ("torpide" reprend l'idée de "cécité" : Hugo dort, son cerveau somnole, les événements de la Commune ont mis en évidence son décalage par rapport à la réalité concrète). Enfin, il y a l'accusation redoublée de lâcheté (v.51 et 53). Mais avec cette idée nous abordons le chapitre de l'allusion politique.
      La colère de Rimbaud contre son grand aîné se cristallise ici autour de ce qu'un biographe de Victor Hugo appelle "l'incident belge" (édition Yves Gohin de L'Année terrible, Poésie/Gallimard, p.258-260). C'est à cette péripétie que font allusion les vers 41-42. Le syntagme "L'espoir fameux de ton pardon" se réfère à la lettre envoyée par Hugo à la presse Bruxelloise le 27 mai 1871, lettre dans laquelle le poète rappelle avec emphase son opposition à la Commune, tant qu'elle a été victorieuse, mais prône une attitude de magnanimité et de réconciliation, maintenant qu'elle est vaincue. C'est la fameuse lettre où Hugo proteste contre la décision du gouvernement belge d'extrader vers la France les Communeux cherchant refuge en Belgique et offre d'ouvrir sa porte à tous ceux qui y frapperaient. Une autre allusion sarcastique à cet épisode se trouve aux vers 49-50 : une manifestation nocturne de jeunes bourgeois réactionnaires s'était attaquée à la porte de Hugo, d'où les "effroyables becs de cannes fracassés". Ce sont d'ailleurs moins les poignées de portes qui sont effroyables que les assaillants eux-mêmes, tels que Hugo et sa famille les ont perçus (on parlera si l'on veut d'"hypallage"). L'adjectif hyperbolique est là, en tout cas, pour railler l'émotion manifestée par Hugo et par son clan dans la presse de l'époque (puis ultérieurement dans un poème de L'Année terrible que Rimbaud, en 71, ne pouvait pas connaître). Cette émotion, Rimbaud la trouve manifestement excessive comme le montre la formule "et dégoises des thrènes" (49). Les "thrènes" sont des lamentations funèbres, et il est bien évident que si quelque événement mérite des "thrènes", en ce début d'été 1871, ce ne sont pas les serrures cassées de la maison bruxelloise de Victor Hugo. Le mépris présent de Rimbaud pour Victor Hugo est tel qu'il se permet d'ironiser sur la nouvelle proscription du poète (expulsé par le gouvernement belge fin mai 1871 et réfugié au Luxembourg). Il semble même insinuer que Hugo a recherché délibérément cette proscription : "tu te fais proscrire" (49) pour pouvoir une fois de plus s'afficher en victime, à égalité avec les Communeux persécutés, alors même qu'il n'a participé à rien, ayant gagné la Belgique dès le début de la guerre civile. Cette désertion de Hugo, cette volonté de la masquer par une démonstration de solidarité aussi spectaculaire que gratuite et sans risques, cette manie de vouloir toujours tirer la couverture à soi, voilà ce qui mérite sans doute, pour Rimbaud, l'épithète de "lâche".
     Enfin, le narrateur continue à ordonner au "fantôme" d'aller se coucher (44) et, élargissant la menace en direction de tous les lâches qui se mettent à genoux devant la Loi ("Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !", v.54), il leur intime l'ordre de respecter "le Maudit suprême aux nuits sanglantes" (v.55). Qui se cache derrière cette terrifiante allégorie satanique ? Ce "Maudit suprême", c'est évidemment en premier lieu le Peuple, le peuple révolutionnaire, dont tous les tartufes libéraux à la Hugo doivent craindre l'inévitable revanche. Mais c'est aussi, n'en doutons pas, Rimbaud lui-même. Ce n'est pas seulement parce que le narrateur se confond le plus souvent avec l'auteur, du moins en poésie, que le Maudit doit être tenu comme une représentation de la personne du poète. Il suffit de se reporter aux fameuses lettres du 13 et du 15 mai 1871 (dites "du voyant), lettres écrites pendant la Commune, pour comprendre à quel point le narrateur de "L'homme juste" est la réplique fidèle du poète voyant tel que Rimbaud le définit dans ces textes fondateurs. Il s'y décrit comme un jeune homme ayant résolu de ne pas suivre "la bonne ornière" (13 mai), partisan passionné de la Commune : "les colères folles me poussent vers la bataille de Paris où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !" (13 mai). Il est décidé à "s'encanailler", c'est à dire à traîner dans les cafés et à se faire entretenir, nous dit-il, par les "imbéciles de collège" (13 mai) qu'il y rencontre. Il est décidé à ne pas travailler, sauf à la poésie. Tout cela parce qu'il "veu(t) être poète" (13 mai). Ne peut devenir véritablement poète et créer du nouveau que celui qui rompt avec les fausses valeurs enseignées par la morale et la religion. C'est seulement ainsi qu'il peut "se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant ! " (15 mai). Est-ce assez clair ? Le Maudit suprême de "L'Homme juste" n'est autre qu'Arthur Rimbaud.  
     

4ème séquence (v.56-65)

      J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
      Calme et blanche occupait les Cieux pendant ma fièvre.
      Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
      Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
60   Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui !
 
      Cependant que, silencieux sous les pilastres
      D'azur, allongeant les comètes et les nœuds
      D'univers, remuement énorme sans désastres,
      L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
65   Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

     Ce passage est celui sur lequel nous pouvons nous fonder pour tenter de restituer la logique narrative d'ensemble du poème, logique que la perte des vingt premiers vers rend difficilement saisissable. Il semble que le poème soit le récit d'un cauchemar. En effet, le narrateur dit au vers 58 : "Je relevai mon front : le fantôme avait fui [...]". Le "fantôme" est celui que le poème appelle "le juste". Le mouvement vers le haut du "front" du narrateur suggère-t-il une opposition debout/couché, une apparition dans le ciel ou sur fond de ciel ? Il est suggéré nettement, en tout cas, que cette rencontre avec le "fantôme" est le fruit d'une hallucination maladive : "J'avais crié cela sur la terre, et la nuit / Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre" (v.56-57). La précision "sur la terre" indique-t-elle le lieu de la vie réelle par opposition au ciel, qui a fourni le décor de la vision, le lieu de l'apparition ? Le "cri" poussé par le rêveur (v.56), c'est sans doute le discours entier du poème (discours de colère, cri de détresse), mais plus spécifiquement peut-être l'appel récurrent lancé au fantôme dans le but de le chasser : "Ô juste ! il faut gagner un toit." (v.27) ; "Mais va te coucher, voyons donc, / Juste ! Je ne veux rien à ton cerveau torpide" (v.44-45) ; "C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !" (v.46) ; "Ah qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée / De honte [...]" (v.65-66). Le scénario semble donc être celui d'un malade fiévreux ("soûl, fou, livide, / Ce que tu veux", v.43-44) cherchant à se débarrasser de la vision cauchemardesque qui l'obsède. Tandis que, dans le beau vers 60, en une image qui rappelle le romantisme gothique, le narrateur fait appel au "vent nocturne", aux forces mystérieuses de la nuit, pour le consoler et régénérer sa combativité.
     Cette quatrième séquence constitue donc le dénouement : dernier moment du récit, celui où le cauchemar s'est enfin dissipé, moment d'apaisement dont la strophe 61-65 développe ensuite la description. Les vers 56-57 nous apportent sur ce point une indication très claire : "pendant ma fièvre", c'est à dire pendant le cauchemar, pendant tout ce qui précède, "la nuit / Calme et blanche occupait les cieux". Ce passage oppose donc le moment présent, environnement réel du narrateur ("la nuit calme et blanche") avec le paysage tourmenté des vers précédents, paysage imaginaire, fruit de la fièvre, constitué (comme nous avons essayé de le montrer) de souvenirs des bombardements de Paris et de la Semaine sanglante, vision rétrospective donc. 
     Mais ce calme est celui de la défaite : la nuit étoilée, qui ressemblait naguère à un champ de bataille, est maintenant devenue métaphore du rétablissement de l'ordre. L'expression "la drague en feu" ("drague", au sens de filet) reprend ici, semble-t-il, une métaphore de Victor Hugo qui, dans "Plein ciel" (La Légende des siècles), comparait les constellations aux mailles d'un filet rempli d'étoiles frétillantes, filets que le Grand Horloger de l'univers tire sans jamais se lasser au dessus de nos têtes :

   La Nuit tire du fond des gouffres inconnus
Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus,
   Et pendant que les heures sonnent,
Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs,
Et dans ses mailles d'ombre et dans ses réseaux noirs
   Les constellations frissonnent.  

     Or, ce grand ratissage nocturne est désigné par Rimbaud comme "l'ordre, éternel veilleur", idée rimbaldienne s'il en est qui réunit sous une même allégorie sinistre le Parti de l'Ordre et le Parti de Dieu, la répression versaillaise et la cosmologie hugolienne. Pourquoi ce Veilleur laisse-t-il "filer les astres" ? Steve Murphy suggère que c'est peut-être parce que Rimbaud s'imagine Dieu comme un vieillard sénile (op. cit. p.208) : peu convaincant ! Peut-être n'y a-t-il là au fond qu'un détail descriptif : l'immobilité générale du ciel traversée par moments par quelque étoile filante, anomalie qui confirme l'impression générale de calme, plutôt qu'elle ne la trouble. 
     La parodie, il faut l'avouer, a du panache. Rimbaud emprunte tout, ou presque (les pilastres d'azur, les noeuds d'univers, la drague, la rime en "-astre", ... tout vient de Hugo, voir notre rubrique "interprétations"). Mais l'imitation rivalise aisément avec le modèle, grâce à la concentration et à l'expressivité des images ("drague en feu" vaut bien "filet où luit Mars") ; grâce à la beauté du rythme, aussi : l'habileté des enjambements notamment, qui perturbent un peu la régularité des premiers alexandrins (v.61-63) pour faire ressortir la plénitude des deux derniers (64-65).

5ème séquence (v.66-75)

      Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
      De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
      Comme du sucre sur la denture gâtée.
      Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
70   Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.
 
      Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
      J'exècre tous ces yeux de Chinois [...] daines,
      [...] qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
      De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
75   Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !

     Nous avons déjà signalé, au début de ce commentaire, les particularités graphiques de cette dernière partie du manuscrit, qui font penser à un ajout tardif, plus ou moins improvisé. En outre, l'analyse linéaire que nous venons de conduire tend à montrer que ces quintils additionnels ne s'insèrent pas parfaitement dans le mouvement général du texte. Il y a d'abord une sorte de "faux-raccord" narratif : il n'est pas très logique que le narrateur s'écrie "qu'il s'en aille" alors que le "fantôme" a déjà disparu au vers 58. Par ailleurs, sur le plan du ton (cette montée de la colère, de l'ironie à l'injure et de l'injure à la menace, que nous avons essayé de décrire) le passage paraîtrait mieux placé avant ce que nous avons appelé la quatrième séquence, c'est à dire avant ce tableau du ciel après la bataille qui nous est proposé dans les vers 56-65. Il semble que le poème ait été logiquement conçu pour se terminer sur une retombée de la fureur vengeresse et un retour à la triste réalité de l'Ordre rétabli, comme cet autre tombeau de la Commune qu'est "Paris se repeuple", poème qui s'achève, rappelons-le, par la strophe : 

Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire, aux murailles rougies,
Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! 

     Mais ce n'est pas à nous, bien sûr, de "corriger" un travail que Rimbaud aurait laissé inachevé, ce qui d'ailleurs n'est pas prouvé.
     L'analyse des deux quintils finaux montre en tout état de cause des éléments de progression remarquables : ils poursuivent le poème dans la ligne de l'insulte mais en exploitant, plus nettement que ce qui précède, le registre trivial (les basses parties du corps : "denture gâtée", "entraille", "ventre", "nous chierons") et l'apparence physique du personnage visé ("la gorge cravatée de honte", qui symbolise le vêtement bourgeois ; "les yeux de Chinois", qui semblent avoir été une caractéristique physique de Hugo vieillissant, trait physique dans lequel Rimbaud veut voir peut-être un indice de duplicité). Il reprend (v.69) l'image de la "chienne" (cf. "lices" au vers 39), avec ce que la double connotation (animal, femelle) peut avoir de conventionnel dans la rhétorique de l'insulte (Steve Murphy décèle en outre dans l' "entraille emportée" un fantasme de castration sexuelle ou de viol. Cf. op. cit. p.221). L'adjectif "crasseuses" appliqué aux "charités" du poète ne dépare pas dans la trivialité ambiante . Les vers 73-74 pourraient, quant à eux, faire allusion à la naïveté enfantine des chants d'église et, comme l'expression "charités crasseuses", mêler dans un commun dégoût le corps déchu du poète et sa religiosité. 
     Enfin, la chute du poème menace en termes choisis les bourreaux de la Commune d'une terrible vengeance scatologique. Ce  vers final, dans le cadre d'une poétique pré-surréaliste de l'insulte, ne manque pas de force : la belle régularité de l'alexandrin, le contraste entre le caractère familier du verbe et la solennité de l'invocation dans le premier hémistiche, l'étrangeté du complément, qui évoque paraît-il des pots de chambre moulés en forme de magots chinois (c'est à dire, de Bouddhas), comme nous l'apprend Steve Murphy (op. cit. p.222)... ! On notera en outre, dans ce dernier vers, l'apparition de la première personne du pluriel ("nous chierons") qui tend à restituer autour du narrateur une communauté de classe : ce sont, avec Rimbaud, tous les travailleurs parisiens qui conchient les Justes, Hugo, Socrate, Jésus et tous les Saints. Amen ! 

 

Conclusion

     "L'Homme juste", ce texte que pendant si longtemps personne n'a su lire, nous semble rentrer désormais dans la liste des poèmes de Rimbaud dont on saisit suffisamment la signification d'ensemble, même si de nombreux détails restent encore délicats à interpréter. Cela, grâce au travail patient de la recherche rimbaldienne. Notamment Yves Reboul et Steve Murphy qui ont su éclairer de façon convaincante les enjeux littéraires et idéologiques du poème. Malgré son amputation (qui n'est peut-être que provisoire, sait-on jamais...?), il mérite une place de choix aux côtés de ces autres magnifiques "tombeaux" de la Commune que sont "Les Mains de Jeanne-Marie" et "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple". Poèmes brutaux, certes, mais qu'on excuse quand on songe à ce que durent être pour le jeune poète ces temps d'affliction et de rage impuissante où il les rédigea.
      Certains refusent encore de reconnaître dans la figure du Juste la personne de Hugo. Et pourtant, cela crève les yeux ! Victor Hugo incarne (en juillet 1871) tout ce que Rimbaud a décidé de détester : l'illusion religieuse et la lâcheté politique. Comment expliquer une condamnation aussi violente de ce grand poète que Rimbaud, dans sa lettre du 15 mai, tout en le trouvant "trop cabochard" et trop amateur "de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées", saluait encore comme un Voyant ? C'est qu'entre le 21 et le 27 mai, il y avait eu la Semaine sanglante et ses vingt mille morts, ouvriers et petits-bourgeois parisiens, hommes, femmes et enfants, coupables d'avoir voulu instaurer la République Sociale... Ou d'ailleurs non-coupables d'un tel crime car on exécuta beaucoup, au hasard, sur le tas, sur ordre du Gouvernement républicain de la France, "Gauche" comprise... Et on ne peut pas comprendre ce poème, comme beaucoup d'autres de Rimbaud, si l'on n'a pas bien en tête cet événement-là.
     Et puis, il y a eu la lettre du 27 mai 1871 à l'Indépendance belge, que Rimbaud a sûrement lue (à Charleville, on n'est pas loin de la Belgique). Or Victor Hugo, de crainte sans doute de passer pour un sympathisant des "rouges" au moment où il leur offrait solennellement l'asile, commençait cette lettre par un véritable réquisitoire contre la Commune, où il forçait quelque peu le trait : "Je n'étais pas avec eux [...]. J'ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, arrestations arbitraires, violations des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple [...] Je n'ai jamais compris Billioray, et Rigault m'a étonné jusqu'à l'exécration ; mais fusiller Billioray est un crime ; mais fusiller Rigault est un crime. [...] Ne faisons pas verser l'indignation d'un seul côté [...]" (L'Année terrible, édition Yves Gohin, chez Poésie/Gallimard, p.258). C'était plus, probablement, que Rimbaud ne pouvait en supporter. D'où le fond de son discours dans le poème : votre "pardon", à ce prix ... jamais !
       Avec le recul, on peut certes trouver injuste que Rimbaud ait pris pour cible privilégiée l'un des rares écrivains français qui n'ait pas applaudi à la répression des insurgés du 18 mars. « Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer toutes les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats », écrira Gustave Flaubert à George Sand avant d’ajouter : « Ah ! quelle immorale bête que la foule, et qu’il est humiliant d’être homme ! ». Barbey d’Aurevilly demandera que l’on mette les Communards dans des cages et qu’on les expose en public. Théophile Gautier parlera de ces « sauvages, un anneau dans le nez, tatoués de rouge » qui imitent la danse du scalp sur les débris fumants de la Société. « J’espère que la répression sera telle que rien ne bougera plus et, pour mon compte, je désirerais qu’elle fût radicale », s’exclamera Leconte de Lisle. Quant à Dumas fils, il osera écrire : « Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. » Hugo a montré vis à vis de la Commune une compréhension politique et une capacité de commisération bien au-dessus de tous ceux-là, mais il eut le tort, aux yeux de Rimbaud, de la mépriser un peu trop.


 

 

Bibliographie

remonter interprétations commentaire
 
Suzanne Bernard, Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier, 1961.

Cette édition peut être consultée pour se faire une idée de ce qu'était l'interprétation traditionnelle de ce poème (Le Juste = Le Christ). Dans les rééditions ultérieures, André Guyaux signale la lecture d'Yves Reboul.

Marc Ascione, "Hypothèse sur quelques détails de sens", Centre culturel Arthur Rimbaud (Charleville-Mézières), 9, 1984.

Première évocation d'une possible référence hugolienne dans "L'Homme juste".

Yves Reboul, "À propos de L'Homme juste", Parade sauvage n°2, avril 1985, p.44-54.

Contribution essentielle, qui a éclairé de façon décisive la lecture du texte en démontrant la référence hugolienne. 

Yves Reboul, note sur "L'Homme juste" de l'édition Oeuvre-vie, édition du centenaire établie par Alain Borer et alii, Arléa, 1991.

Reprend pour l'essentiel l'article de 1885.

Pierre Brunel, Rimbaud, Oeuvres complètes, Pochothèque, 1999, p.271-273 et 805-806.

Maintient l'interprétation traditionnelle du poème.

Pierre Brunel, Va-et-vient Hugo, Rimbaud, Claudel, Klincksieck, 2003, p.35-43.

Ces pages contiennent une réfutation peu convaincante de l'exégèse d'Yves Reboul.

Steve Murphy, "Architecture, astronomie, balistique : le châtiment de Hugo", Parade sauvage, colloque n°5, 16-19 septembre 2004, 2005, p.183-224.

Se situant dans le cadre de l'interprétation d'Yves Reboul, cet article la précise sur certains points et propose de voir dans les pyrotechnies célestes du texte une allégorie du bombardement de Paris par les Versaillais.

Yves Reboul, "De Hugo et d'une critique rimbaldienne", Cahiers de littérature française II, Rimbaud, dirigé par André Guyaux, Bergamo University Press, L'Harmattan, 2005, p.51-61.

Réfutation de la réfutation : Yves Reboul répond à Pierre Brunel (Va-et-vient ...).

David Ducoffre, "L'Homme juste, deux vers enfin déchiffrés", blog Rimbaud ivre, 31 octobre 2010.
 

À consulter aussi :

Franck Laurent, "Victor Hugo, Le Rappel et la Commune", compte rendu de la communication au Groupe Hugo du 13 mars 2004 :
http://www.wmaker.net/lesgaribaldiens/Victor-Hugo-le-rappel-et-la-Commune_a11.html