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L'Homme juste (juillet 1871)


L'Homme juste

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      Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
      Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
      Me prirent : « Tu veux voir rutiler les bolides ?
      Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
25   D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?
 
      « Par des farces de nuit ton front est épié,
      Ô Juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
      La bouche dans ton drap doucement expié ;
      Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
30   Dis : Frère, va plus loin, je suis estropié ! »
 
      Et le Juste restait debout, dans l'épouvante
      Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
      « Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
      Ô vieillard ? Pèlerin sacré ! Barde d'Armor !
35   Pleureur des Oliviers ! Main que la pitié gante !
 
      « Barbe de la famille et poing de la cité,
      Croyant très doux : ô cœur tombé dans les calices,
      Majestés et vertus, amour et cécité,
      Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
40   Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !
 
      « Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
      Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
      Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide,
      Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
45   Juste ! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.
 
      « C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
      C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
      Reniflent dans la nuit comme des cétacés !
      Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
50   Sur d'effroyables becs de canne1 fracassés !
 
      « Et c'est toi l'œil de Dieu ! le lâche ! quand les plantes
      Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
      Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
      Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
55   Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes ! »
 
      J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
      Calme et blanche occupait les Cieux pendant ma fièvre.
      Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
      Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
60   Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui !
 
      Cependant que2, silencieux sous les pilastres
      D'azur, allongeant les comètes et les nœuds
      D'univers, remuement énorme sans désastres,
      L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
65   Et de sa drague en feu laisse filer les astres !
 
      Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
      De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
      Comme du3 sucre sur la denture gâtée.
      Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
70   Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.
 
      Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
      Ô j'exècre tous ces yeux de Chinois [...] daines4,
      [...]5 qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
      De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
75   Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !

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Voir notre notice concernant ce texte :
 
http://abardel.free.fr/tout_rimbaud/poemes_1871.htm
 

1. Orthographe du manuscrit. Certains éditeurs corrigent : 
"becs de cane".
2. "Et cependant silencieux" dans ce qu'il nous reste de la
copie Verlaine (p.7)
3. Manuscrit confus. A.Adam, P.Brunel : "le sucre" ; 
LF : "du sucre".
4. Manuscrit confus. P.Hartman, A.Adam, P.Brunel : 
"bedaines" ; L.Forestier : [...] daines. Steve Murphy : "mot
illisible, lequel n'est de toute évidence pas bedaines."
(Parade sauvage, colloque n°5, sept. 2004, p.222).
5. Manuscrit confus. A.Adam : "puis" ; P.Brunel : "mais" ; 
L.Forestier : [...], S.Murphy, A.Guyaux : "Nuit".

     
     Ce poème nous est parvenu amputé de ses vingt premiers vers. C'est pourquoi nous numérotons les vers (ci-contre) de 21 à 75. Il s'agit sans doute d'un cauchemar, au cours duquel le narrateur est mis en présence d'un "fantôme" (v.58) qu'il appelle le Juste.

     Le fragment suit un mouvement que l'on peut approximativement découper en cinq séquences. Dans une première étape (v.21-30), le Juste se tient debout devant un ciel nocturne passablement tourmenté, où les bolides et les astéroïdes évoquent peut-être les bombes qui se sont abattues sur Paris pendant la Commune. Le narrateur conseille narquoisement au "fantôme" de "gagner un toit" (c'est à dire d'aller se mettre à l'abri) et de prier. Mais comme le Juste reste là, il redouble d'ironie et s'emporte jusqu'à l'insulte (v.31-40).
Le vers 40 fait transition en définissant, pour la première fois dans le texte, l'identité du narrateur : "Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté". La séquence suivante (v.41-55) marque une évolution dans la mesure où elle combine, de la part de ce narrateur, un discours nouveau d'auto-affirmation ("je suis maudit", "le Maudit suprême") et la poursuite des invectives. Le "révolté" accuse "le Juste" de lâcheté et repousse avec orgueil ses offres de pardon. Enfin, du v.56 au v.65, le fantôme a fui et le narrateur se retrouve seul sous un ciel apaisé : l'ordre cosmique (métaphore de l'ordre politique) est rétabli. Cependant, au vers 66, les imprécations contre le Juste reprennent de plus belle, pour atteindre un paroxysme de violence dans le vers final.
     Le révolté, le "Maudit suprême aux nuits sanglantes", c'est Rimbaud lui-même. Sa rage, en ce mois de juillet 1871, date de rédaction du poème, est tout entière tournée vers ce Parti de l'Ordre ("l'ordre, éternel veilleur", v.64) qui vient de noyer dans le sang la Commune de Paris. Mais il éprouve un ressentiment tout particulier envers ce "vieillard", "Barde d'Armor" (on aura reconnu le proscrit de Jersey et Guernesey) qui s'est constamment présenté comme un apôtre de la Justice et du Progrès mais qui, pendant la Commune, n'a cessé de renvoyer dos à dos les deux camps et s'est contenté d'offrir l'asile aux exilés quand tout était fini.
     

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