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L'impossible (Une saison en enfer, avril-août 1873)

 


L'impossible


     Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !
     — J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
     J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
     Je m'évade !
     Je m'explique.
    Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !
     M'étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !
     ... Mes deux sous de raison sont finis ! — L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.
     J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle. — Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière !
     Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.
     N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !
    Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !
     Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.
     Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !
      — Mais je m'aperçois que mon esprit dort.
     S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !...
      Ô pureté ! pureté !
     C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu!
      Déchirante infortune !
 

 
 

    
    
Situé juste après les deux Délires, L'impossible initie la série de textes délibératifs et volontiers philosophiques sur lesquels s'achève Une saison en enfer. Dans L'impossible, les sophismes de la métaphysique et de l'idéalisme, Descartes, Hegel et autres, sans oublier les doctrines orientales de "l'éveil", n'échappent pas à la verve très érudite, quoique très allusive et lapidaire, de l'auteur.
     C'est au fil de ces derniers chapitres d'Une saison en enfer que le protagoniste parachève sa réflexion sur le meilleur parti à prendre, à l'issue de la crise qu'il vient de vivre. On sait depuis le "prologue" de l'histoire que le "sujet énonciateur" (faut-il dire Rimbaud : après tout, c'est lui qui signe le livre" ?), ayant suivi jusqu'ici un chemin de révolte luciférienne qui l'a presque conduit jusqu'à son "dernier couac", songe à s'amender. Il envisage, selon ses propres mots, une "conversion au bien et au bonheur" (Nuit de l'enfer). Or, dans une France "fille aînée de l'Église", un tel projet ne lui semble avoir aucune autre signification possible qu'un retour à la religion de son enfance. Mais il n'a pas gardé un excellent souvenir de sa "sale éducation" chrétienne et cette perspective ne l'enchante guère. N'y aurait-il pas une autre voie ?
     Dans L'impossible, cette alternative se présente à Rimbaud sous l'espèce de la "sagesse orientale". Il enverrait bien "au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards" pour retourner "à l'Orient et à la sagesse première et éternelle". L'hypothèse donne lieu à un long soliloque qui met aux prises les deux voix antagonistes d'un moi divisé : le débat oppose Rimbaud (celui qui dit "je" dans le texte) à un contradicteur intime qu'il appelle "mon esprit". "Je" envisage très sérieusement de tourner le dos à ce qu'il appelle "les marais occidentaux" : c'est-à-dire à cette civilisation occidentale dominée par le christianisme, rongée par la mélancolie (la "fièvre" paludéenne), où il se sent enlisé et dont il rêve de s'évader. Mais "mon esprit" ne l'entend pas ainsi. Il met tout en œuvre, au cours d'un affrontement dialectique serré, pour le persuader que ce rêve oriental n'est qu'une chimère. Non sans succès.
     Si bien que toute la fin du texte est occupée par une sorte d'élan passionné vers le Créateur, au cours duquel le sujet lyrique reçoit la révélation des vérités de la religion, sous une forme littéraire des plus puériles, style image pieuse, dont on se demande si Rimbaud ne l'a pas adoptée pour ridiculiser définitivement la culture chrétienne. C'est pourtant une des pages de Rimbaud que Claudel aimait à citer par prédilection [1]. Le retour en religion du mécréant culmine, comme il fallait s'y attendre, dans un cri de souffrance spirituelle, expression habituelle, dans la littérature mystique, du sentiment de déréliction, c'est-à-dire de séparation ontologique, qui excite chez le croyant le désir impatient de s'unir avec Dieu.

     "Ô pureté ! pureté !
     C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu!
      Déchirante infortune !"

À moins qu'il ne faille entendre dans cette déploration finale, sotto voce, une tout autre petite musique : la constatation goguenarde qu'en Occident, dès qu'on fait appel à "l'esprit", dès qu'on cherche la vérité chez les philosophes, on retombe immanquablement, "déchirante infortune !", sur la question de Dieu. Interprété ainsi, ce dénouement apparemment mystique dénoncerait l'emprise du christianisme sur la civilisation occidentale, une emprise telle qu'il est impossible d'y échapper à l'alternative entre Dieu et Diable, entre le bien et le mal, entre la "fatalité du bonheur" par la soumission à la loi divine et cette "fatalité du malheur" qui s'est abattue sur Rimbaud pour avoir choisi un jour la "liberté libre". N'est-ce pas ainsi, finalement, qu'il faut comprendre le titre du texte : L'impossible ?
    Mais Une saison en enfer ne se termine pas avec L'impossible... !
   

On trouvera en suivant le lien ci-dessous une lecture linéaire détaillée de ce chapitre, que j'ai intitulée :

L'impossible ou la tentation de l'Orient. Une controverse entre Rimbaud et son esprit.

 

[1] On notera malgré tout que Claudel se garde bien de citer le passage où l'envolée mystique tourne à l'image pieuse. On voudra bien remarquer aussi la façon dont, chez Sainte Chantal comme chez Rimbaud, "mon esprit" se distingue du "reste de [son] âme", par ses rapports privilégiés avec le Créateur :

   Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache !
   « Le bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, – ad matutinum, au Christus venit1 – dans les plus sombres villes. » – « Nous ne sommes pas au monde ! » – « Par l’esprit on va à Dieu !… C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté… Si j’étais bien éveillé à partir de cette minute-ci… » (et tout le passage célèbre de la Saison en Enfer)… « Déchirante infortune ! »
   Comparez, entre maints textes, cette référence que j’ose emprunter à Sainte Chantal (citée par l’abbé Brémond) : « Au point du jour, Dieu m’a fait goûter presque imperceptiblement une petite lumière en la très haute suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés n’en ont point joui : mais elle n’a duré environ qu’un demi Ave Maria. » [...]

1. Premier brouillon : « Quand pour les hommes forts le Christ vient ».

   Paul CLAUDEL, Préface aux Œuvres d’Arthur Rimbaud, Mercure de France, juillet 1912.                      

 

     
     
   

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