Arthur Rimbaud, le poète  > Anthologie commentée > L'impossible > Commentaire

   



 

   

L
'impossible ou la tentation de l'Orient
Une controverse entre Rimbaud et son esprit

 

      La confrontation entre Rimbaud et son esprit (entre le protagoniste et son esprit, si on préfère, entre "je" et son esprit) se déroule selon un mouvement de balancier que l'on peut fractionner en cinq épisodes :
     1/ "Je" expose son projet d'évasion (encore indéterminé) et commence à le justifier.
     2/ Une réticence se fait jour dans "son esprit", qui s'exacerbe lorsqu'il attribue ses "malaises" aux "marais occidentaux".
     3/ Le protagoniste, un moment désarçonné par la réaction de son esprit, entame un plaidoyer en faveur de son rêve oriental qui tourne rapidement au réquisitoire contre l'Occident.
     4/ Des voix extérieures interviennent, soit contre le projet d'évasion du sujet (les "gens d'Église"), soit au contraire pour, maladroitement, l'appuyer ("les philosophes").
     5/ L'esprit prend progressivement le dessus dans la confrontation et emporte le sujet dans un véritable élan mystique.
     Je reproduis le texte en faisant apparaître ce plan par le jeu de cinq intertitres :

 

 

L'impossible

 


I / "JE M'ÉVADE"


       
 

§1

     Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !

 
 

§2

     — J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.

 
 

§3

     J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !

 
 

§4

     Je m'évade !

 
 

§5

     Je m'explique.
 

 

II / "MON ESPRIT" FAIT DE L'OPPOSITION


       
 

§6

     Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !

 
 

§7

     M'étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !

 
 

§8

   ... Mes deux sous de raison sont finis ! — L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.
 

 

III / "JE" EXPLICITE SON RÊVE ORIENTAL ET PASSE À LA CONTRE ATTAQUE


       
  §9      J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle. — Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière !  
 

§10

     Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.

 
 

§11

     N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !
 

 

IV / GENS D'ÉGLISE ET PHILOSOPHES SE MÊLENT DE LA PARTIE


       
  §12

    Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !

 
 

§13

    Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.
 

 

V / LE TRIOMPHE DE L'ESPRIT


       
 

§14

     Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !

 
 

§15

     — Mais je m'aperçois que mon esprit dort.

 
 

§16

     S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !...

 
 

§17

      Ô pureté ! pureté !

 
 

§18

     C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu!

 
 

§19

     Déchirante infortune !

 
       
        

 

UN SOLILOQUE DÉLIBÉRATIF


Les trois modes de narration d'Une saison en enfer

    Rimbaud, dans Une saison en enfer, adopte alternativement trois types de narration nettement différenciés :

  • le récit à la première personne classique, qui domine dans les premières pages du livre (trajectoire passée, portrait psychologique et social du protagoniste) mais qu'on retrouve aussi sous une forme originale dans les deux "Délires" (portrait de "l'époux infernal" par son "compagnon d'enfer" ; histoire du protagoniste en tant que poète) ;
     
  • l'éclatement du récit en des sortes de monologues théâtralisés, très dramatisés, à la faveur desquels le "je" initial démultiplie sa voix : il se moule dans ce qu'on pourrait appeler des "types", des "rôles", il est l'aventurier (Mauvais sang, section 3), le mercenaire (Mauvais sang, section 4), l'imprécateur (Mauvais sang, § 4-5-6-7 de la section 5), le nègre (Mauvais sang, section 6), le mercenaire de nouveau (Mauvais sang, section 8), le damné en proie aux flammes de l'enfer (Nuit de l'enfer).
     
  • enfin, le soliloque réflexif et délibératif qui met souvent aux prises les deux voix antagonistes d'un moi divisé, tel qu'on le trouve par exemple dans la section 7 de Mauvais sang, où le locuteur annonce un choix sous condition en faveur du retour au christianisme : "J'ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ?" Mais le chapitre s'achève sur une note d'auto-ironie : "Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer.".

     C'est à ce mode de narration "délibératif" que nous avons affaire avec L'impossible.

     Ce type de textes échappe presque complètement à l'écriture narrative. On n'y trouvera ni indices temporels, ni cet usage des temps de conjugaison qui est la marque du récit (le passé composé et le passé simple y sont presque complètement absents). Sauf, très ponctuellement. Mais ce qu'on peut appeler "l'action" n'en continue pas moins à progresser à travers les délibérations successives du sujet énonciateur. Ainsi, chacun des chapitres qui suivent L'impossible met en scène son propre débat intérier, aboutissant à des décisions de moins en moins favorables à l'idée d'une conversion religieuse.
 

Le texte délibératif, type de texte dominant de la fin d'Une saison en enfer

     Chacun des derniers chapitres d'Une saison en enfer représente une étape supplémentaire dans l'examen de ce dilemme existentiel dont la résolution constitue tout le suspense, tout l'enjeu dramatique du récit.
     Dans le chapitre qui suit immédiatement L'impossible, intitulé L'Éclair, le protagoniste semble faire un pas décisif : après une ultime hésitation, il rejette ce qu'il appelle sa "trahison au monde" (la voie de la révolte, du refus le plus radical) et décide d'"aller [ses] vingt ans" (c'est-à-dire, finalement, de vivre).
     L'avant-dernier chapitre du livre (Matin) avertit le lecteur d'un dénouement très proche : "Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer." Une issue a donc été trouvée, qui n'est pas nécessairement religieuse. Le nouvel horizon de vie vaguement dessiné : l'espoir d'un "Noël sur la terre", représente l'idée d'un bonheur exclusivement terrestre mais formulé en termes très évangéliques, d'où une certaine ambiguïté.

     Dans l'ultime chapitre, enfin, le protagoniste expose une solution existentielle qui reste elle aussi assez mystérieuse 
: la rupture définitive avec les "arriérés de toute sorte" et les "amis de la mort". Une rupture qu'il résume par la maxime : "Il faut être absolument moderne". Au lecteur, soit d'en rester là, soit de parvenir à se bâtir du livre une interprétation plus précise et personnelle, à travers sa lecture.
 

Les caractéristiques stylistiques d'un texte délibératif

     Le locuteur de L'impossible donne l'impression de penser à haute voix. Le style imite l'oral : exclamations, ellipses, phrases segmentées, phrases nominales, phrases inachevées (§7), parenthèses et incises, interjections, répétitions à but expressif, rythmes parlés, tournures familières et argotiques, plaisanteries, calembours (mots pris à double sens)...
     Malgré le goût de Rimbaud pour l'ellipse et la parataxe qui compliquent beaucoup la perception des enchaînements logiques du raisonnement, on va y trouver en abondance des connecteurs logiques, des mots comme "puisque", "non que ...", "mais", "pourtant", "or", etc. : "puisque je m'évade !" (§3), "Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder" (§6), "Non que je croie la lumière altérée..." (§7), "Pourtant..." (§10), "Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que..." (§10), "Mais je m'aperçois..." (§15). Toute une mimésis de la rhétorique argumentative.
     Autre trait caractéristique d'un texte délibératif, le raisonnement progresse à travers des questions que le locuteur se pose à lui-même, questions rhétoriques le plus souvent, c'est-à-dire qui n'attendent pas de réponse, au point que Rimbaud remplace souvent le point d'interrogation par un point d'exclamation après ses tournures interrogatives : "Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que..." (§10), "N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! [...] Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent ! " (§11), "Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !" (§12).


Un soliloque à voix multiples

     Débattant avec lui-même, il arrive au locuteur d'imaginer la façon dont des interlocuteurs éventuels pourraient intervenir dans la controverse et il leur donne la parole. C'est ainsi qu'il fait parler, dans le §12, les "gens d'Église" et, dans le §13, "les philosophes". Il ne prend pas la peine d'ouvrir les guillemets. De façon générale, Rimbaud use fort peu et pas très clairement des instruments typographiques du dialogue (tirets) ou du discours rapporté (guillemets). Les "voix" changent sans que le lecteur n'en soit averti. La pratique la plus courante de Rimbaud est l'absence de toute indication claire concernant la circulation de la parole dans son texte. Il n'ouvre les guillemets qu'une seule fois, au §6. Ses tirets sont toujours ambigus : ils ont bien plus souvent une fonction rythmique ou adversative qu'une fonction de distribution de la parole.
     À plusieurs reprises, cependant, le locuteur s'adresse, en la nommant "mon esprit", à
l'une des voix qui débat dans son for intérieur, celle qui porte la contradiction. Exemple, ces quatre phrases du §14 :

Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !

L'auteur s'adresse à "mon esprit" en le tutoyant. Lui prône la patience ("Exerce-toi !"), tout cela, sans avoir ouvert les moindres guillemets, mais entre la phrase 3 et la phrase 4, pour que le lecteur comprenne qu'il s'agit d'un mouvement contradictoire de la parole intérieure, Rimbaud place un tiret : "— Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !". C'est là un bon exemple des problèmes de lecture occasionnés par cette gestion hermétique du jeu des voix. Qui prononce cette dernière phrase : l'esprit ? le locuteur, utilisant "nous" en signe de connivence avec son esprit ? Jamais, en tout cas, Rimbaud ne donne clairement la parole à cette instance mystérieuse à laquelle il fait allusion à deux reprises (§7 et 14). C'est le plus souvent de façon indirecte, à travers la propre voix de "je", à travers les oscillations de la pensée perceptibles dans le discours, que l'on devine la présence de cet ennemi intérieur que Rimbaud appelle "mon esprit". Peut-être, malgré tout, est-ce ce contradicteur qui intervient en discours de style direct à des endroits du texte où il n'est pas nommé, par exemple, au §6 : "— Nous ne sommes pas déshonorés." Bref, il n'est pas aisé du tout de démêler l'enchevêtrement des voix et de suivre le cheminement tortueux du raisonnement dans un texte comme L'impossible. Pourtant, cette bonne compréhension du mouvement réflexif est nécessaire à qui veut suivre efficacement la progression du "combat spirituel" dans Une saison en enfer (c'est Rimbaud lui-même qui emploie cette expression de "combat spirituel" dans Adieu). L'impossible est un bon terrain pour s'y exercer.
    


***

 

LECTURE LINÉAIRE


    

 

   

I / "JE M'ÉVADE"



 

   


     Les trois premiers alinéas de L'Impossible nous confrontent tout de suite à une particularité de l'écriture de Rimbaud : la parataxe. Entre le §1 et le §2 on s'attendrait à trouver un "mais". Rimbaud a simplement placé un tiret, qui semble donc endosser pour l'occasion un sens adversatif. On en a déjà trouvé un exemple voisin ci-dessus, au §14 : "Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !" Retenons cela : le tiret, dans le texte de Rimbaud, indique parfois une opposition.
      Il y a en effet une opposition entre le §1 et le §2 : dans celui-ci, le locuteur dit qu'il a eu tort d'être fier ; dans celui-là, il dit qu'il a eu raison de mépriser. Il n'aurait pas dû être fier, dit-il, de n'avoir ni pays ni amis (on pense à la position défaitiste de Rimbaud au moment de la guerre franco-prussienne de 1870, à ses charges contre les bourgeois patrouillotes de Charleville). Mais il a eu raison de mépriser ces bonshommes etc.. Il a eu raison dans tous ses dédains. Avouons que le caractère apparemment contradictoire de ce bilan personnel aurait au minimum justifié un "mais" entre les deux phrases.
     On peut malgré tout donner acte à l'auteur qu'on a le droit de ne procéder qu'à une autocritique partielle comme cela semble être le cas ici.
 

  • Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !

     Ce premier paragraphe dit d'une autre façon ce que nous avons appris dans le prologue sans titre d'Une saison en enfer ("Le malheur a été mon dieu") et qui a reçu confirmation dans la section 7 de Mauvais sang ("L'ennui n'est plus mon amour", "tout mon fardeau est déposé") : le locuteur s'est complu dans la souffrance, la mélancolie, a cultivé une solitude orgueilleuse, a fait le choix de la marginalité et se déclare déterminé à mettre un terme à cette attitude masochiste. Il a aussi fait le choix de la misère, à la manière d'un ascète mystique ("sobre surnaturellement"), un choix dont le type du "mendiant" pourrait être le symbole et qu'il répudie. C'est la raison pour laquelle, dans la liste qu'il dresse dans Adieu de tous ceux avec qui il veut rompre (les "amis de la mort" et les "arriérés de toute sorte"), Rimbaud n'oublie pas de citer "les mendiants" :

Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !

Cette évocation mythique de l'enfance dans la pureté orgueilleuse de sa révolte rappelle fort le début de Mauvais sang, section IV, où le type du mendiant est remplacé par celui du "forçat" (équivalent des "brigands" dans la liste d'Adieu) :

Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.

Mais l'évocation de Mauvais sang était dépourvue de dimension critique, on y sentait plutôt une identification épique au modèle hugolien de Jean Valjean, ce qui n'est plus le cas dans L'Impossible où Rimbaud exprime une certaine distance à l'égard de ce mythe personnel. Il faut montrer au lecteur que la conversion, quoique tâtonnante, est en chemin. Le double souci de reprendre le fil de l'histoire, après les deux longues parenthèses des Délires, et de montrer que cette histoire avance, n'est peut-être pas pour rien dans cette reprise thématique, dont la nécessité, par rapport au propos de L'Impossible, ne saute pas aux yeux.
 

  • — J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.

     Le locuteur, par contre, ne regrette pas d'avoir toujours méprisé les "bonshommes", i.e. le mâle bourgeois, ici caractérisé surtout par le rapport de domination conflictuelle ("aujourd'hui qu'elles sont aussi peu d'accord avec nous") et de soumission sensuelle ("qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse") qu'il entretient avec les femmes dans les deux formes institutionnelles de la prostitution que sont le mariage et le bordel ("parasites de la propreté et de la santé de nos femmes").
 

  • J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !

      Rimbaud ne semble pas remettre en cause non plus cette tentation de l'évasion qui le hante depuis l'adolescence. On peut douter qu'il récuse véritablement cette image romanesque et avantageuse de soi en poète vagabond, jadis élaborée dans Ma Bohême, reprise dans la section 5 de Mauvais sang, et que l'on retrouvera avec le "piéton de la grand'route" d'Enfance IV. Le chemin de la conversion s'annonce, sur ce point aussi, un peu difficile.
     Cette phrase est tout à fait irrationnelle. S'évader n'a jamais justifié personne. Sa décision de s'évader prouverait plutôt que le sujet se sent incapable de prouver aux autres qu'il a raison. La phrase logique serait : "J'ai eu raison dans tous mes dédains mais (n'étant pas compris) je m'évade" ou "Je m'évade, puisque j'ai eu raison dans tous mes dédains (et que ce monde me dégoûte)". Il est vrai que tout de suite après, le sujet annonce qu'il va s'expliquer. Sa déclaration absurde, preuve du désarroi du sujet, mérite explication, en effet.
 

  • Je m'évade !

     La répétition : un trait caractéristique du langage oral. Les commentateurs ont souvent noté que le texte de la Saison ne se comprend parfois qu'en passant par une diction. Effectivement, nous ne "disons" pas ce second "je m'évade" comme le précédent. Ce qui justifie la répétition autrement que par la simple mimésis du langage oral. Nous disons ce second "Je m'évade" en appuyant sur chaque syllabe, en élevant la voix, pour signifier une résolution fermement prise de déserter.
 

  • Je m'explique.

    La phrase annonce un exposé des raisons qui poussent le protagoniste à s'évader. De ce qui suit, donc, nous sommes en droit d'attendre des justifications, des précisions aussi, sur ce choix de la désertion : s'évader, pourquoi ? par quel moyen ? où ?

 

   

II / "MON ESPRIT" FAIT DE L'OPPOSITION


   

 

  • Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !"

     Entre guillemets, le locuteur commence par rapporter ce qu'il pensait "hier encore". Y a-t-il donc eu une évolution de sa pensée ? Il s'est produit une hésitation tout au moins, qui s'expose ensuite à la façon d'un dialogue intérieur.
     Tout ce passage est fondé sur un calembour. On comprend mieux ce que Rimbaud appelle ici un "damné" quand on oppose ce mot, conformément à sa signification théologique, au terme d'"élu". Ces deux termes sont utilisés à double sens : leur sens théologique s'impose, puisque, par métaphore au moins, le locuteur se trouve en enfer, mais il va de soi qu'à cet endroit du texte, c'est le sens social qui est le plus pertinent. Qui sont en effet ces "faux élus" que les "damnés" ne peuvent aborder sans "audace" et sans démonstrations d'"humilité" ? Ce sont les puissants de la terre. Ils ne sont nullement des élus sauf, parfois, au sens électoral du terme, mais certainement pas au sens théologique. Car ce sont des "gens hargneux et joyeux" : comprenons qu'ils sont méchants, brutaux, inamicaux et mènent joyeuse vie grâce à leur richesse. Quant aux damnés, je dirais en plaisantant à moitié que ce sont ce qu'un chant révolutionnaire bien connu appelle "les damnés de la terre".
     Or, s'il est une chose que le locuteur a apprise sur lui-même pendant sa "saison en enfer", c'est qu'il "exècre la misère" (comme il le dit dans Adieu). Il n'a plus cette vision romantique du pauvre qui le portait naguère à "jalouser" mendiants et forçats. Il ne referait plus aujourd'hui ce choix poétique et politique de la "misère" qu'il avoue dans le prologue de la Saison : "Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !". Pourquoi ? Rimbaud semble faire ici le constat amer de l'absence de solidarité entre les gens d'en bas (ils ne connaissent pas la charité), ils n'ont les uns pour les autres, et pour eux-mêmes, que mépris (ils se dégoûtent), enfin ils sont hypocrites et serviles ("Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables.").
     Parmi les damnés de la terre, Rimbaud a coutume de ranger aussi ces intellectuels déclassés dont il a partagé la "parade sauvage". C'est ce qu'on voit par exemple dans une "illumination" comme Ouvriers où il peint le couple de poètes qu'il forme avec Verlaine comme un couple de prolétaires londoniens. C'est aussi ce qui apparaît dans la liste des marchands d'illusions déclinée par
L'éclair, où Rimbaud joint l'artiste et le saltimbanque au mendiant et au bandit (sans oublier le prêtre, bien entendu) parmi ceux qui existent "en [s']amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en [se] plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre !"
    
Voilà donc ce et ceux qu'il s'agit de fuir en s'évadant. Mais une voix s'élève, qui semble bien contester ce que disait "hier encore" le sujet :

"Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — "

"Je m'explique" annonçait l'exposé d'une résolution déjà prise. Au lieu de cela, on assiste à une suspension de l'argumentation, le temps de débattre de soi à soi si ce projet d'évasion est véritablement justifié. À qui cette voix qui vient d'intervenir appartient-elle ? Formellement, au locuteur lui-même, le texte est clair. Mais sur le plan philosophique, on a déjà affaire à cette défense de la société occidentale que le locuteur assignera bientôt à une entité distincte de son moi appelée "mon esprit". De quoi t'étonnes-tu, dit cette seconde voix ? Le monde a toujours été ainsi : il a ses roués (les marchands) et ses naïfs. Et contrairement à ce que tu dis, "nous ne sommes pas déshonorés". À quoi la première voix répond par l'argument des élus, en jouant sur les deux sens du mot. En premier lieu, le sens théologique :

 "Mais les élus, comment nous recevraient-ils ?"

On peut comprendre : comment les élus, les bienheureux séjournant au paradis, pourraient-ils nous accueillir parmi eux, si lamentables que nous sommes ? Mais la phrase suivante actualise de façon irréfutable le sens social du mot "élu" que nous avons ci-dessus établi. "Élus" au sens des gens riches et durs qui, ajoute Rimbaud en utilisant un terme emprunté au langage familier, ne "sont pas des bénisseurs". Le terme convient bien dans le contexte par son sens courant (ce ne sont pas des gens commodes, des gens complaisants) et par sa connotation religieuse (ce ne sont pas des saints, pas de comparaison possible entre eux et des élus)
 

DICTIONNAIRE LITTRÉ

bénisseur, euse - s.m. et f. Approbateur de parti pris, personne qui trouve tout le monde bon, qui excuse tout. Cette expression vient de l'argot théâtral et des mélodrames où certains personnages ont toujours la main étendue pour bénir tout le monde.

 

  • M'étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !

     Une fois de plus, Rimbaud utilise des mots à double sens : il joue sur les deux sens, géographique et métaphorique, qu'il est possible de donner à "marais" ; et sur les deux sens, courant et philosophique, qu'il est possible de donner au mot "esprit". Mais surtout, il nous lance deux défis : parvenir à reconstituer le mouvement de pensée brutalement interrompu par les trois points de suspension qui suivent le mot "égaré" (ellipse vertigineuse ! ) ; identifier ce que représente pour lui cet "esprit" qu'il abreuve de ses ironies et qu'il semble considérer comme une entité extérieure et hostile.
     Je ne chercherais pas, comme le font souvent les commentateurs, à donner ici un sens particulièrement philosophique, cartésien par exemple, au mot "raison", même s'il est patent que Rimbaud voit dans les suggestions de sa "raison" l'opposé de ce que lui commande avec "autorité" son "esprit". Je traduirais simplement "raison" par lucidité, bon sens : M'étant retrouvé deux sous de lucidité (ça passe vite) je vois que mes malaises etc. Dans les alinéas précédents, le locuteur fondait son désir d'évasion sur un réquisitoire contre "le monde". Or, grâce au bon sens qui vient de lui venir, il découvre que ce n'est pas "le monde" en général qui est en cause mais le monde occidental.
     L'expression "marais occidentaux" est couramment employée (notamment par les géographes) pour désigner les zones humides et marécageuses situées à l'ouest de tel ou tel territoire. Rimbaud l'utilise dans un sens symbolique pour caractériser la civilisation occidentale moderne comme une ère de décadence et de stagnation dans l'histoire de l'humanité. Dans ce contexte, on est porté à comprendre le mot "malaise" ("mes malaises") dans un double sens moral (mal de vivre) et physiologique ou médical ("fièvre des marais", fièvre paludéenne).
     Mais sitôt prononcée cette condamnation de l'Occident, un mouvement de pensée exprimant une restriction se fait jour dans son esprit : "Non que je croie la lumière exténuée ..." La critique a identifié dans les trois concepts de "lumière", de "forme" et de "mouvement" utilisés dans cette phrase des catégories aristotéliciennes classiques. Franchement, je n'en sais rien. Mais on ne prête qu'aux riches, il est évident que Rimbaud, dans ce chapitre, multiplie les références philosophiques. On va le voir. En tout cas, la restriction exprimée vise à atténuer l'idée d'une décomposition générale, d'un état général de putréfaction, dont seraient responsables les eaux stagnantes et les miasmes morbides des "marais occidentaux".
     Cependant, cette phrase reste suspendue en l'air, le sujet ayant perçu en elle une inspiration néfaste, provenant de "son esprit". Son esprit, si je comprends bien, s'apprêtait à développer une défense de l'Occident fondée sur une compréhension dialectique de l'histoire, au nom de laquelle même les développements les plus cruels, les plus négatifs, sont justifiés, en tant qu'étapes nécessaires du progrès général de la civilisation. Rien de tout cela n'est dit, mais l'idée en est fortement suggérée par l'usage conceptuel du mot "esprit" dans la phrase :

"voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... "

Remplacez la deuxième occurrence du mot "esprit" dans cette phrase par le mot "histoire" ou le mot "humanité" et vous obtenez un sens presque transparent. Or, cet usage du mot esprit est parfaitement homologué en philosophie, où il sonne furieusement hégélien. Et il est certain que Rimbaud, s'il n'a probablement pas lu Hegel, en a quelque connaissance par les amis philosophes qu'il a fréquentés tant à Charleville (Deverrière) qu'à Londres, parmi les exilés communeux. L'ironie "Il en veut, mon esprit" n'est pas sans confirmer cette intuition : elle suggère, certes, que son esprit abuse de son autorité pour freiner ses désirs d'évasion, mais aussi qu'il en fait un peu trop dans le genre pédant.

 

EXTRAITS WIKIPÉDIA / ENTRÉE "HEGEL"

"La thèse fondamentale de Hegel est que [la] dialectique n'est pas seulement constitutive du devenir de la pensée, mais aussi de la réalité ; être et pensée sont donc identiques. Tout se développe selon lui dans l'unité des contraires, et ce mouvement est la vie du tout. Toutes les réalités se développent donc par ce processus qui est un déploiement de l'Esprit absolu dans la religion, dans l'art, la philosophie et l'histoire."

"L'hégélianisme interprète la longue histoire de l'humanité comme ayant un sens : c'est la liberté de l'homme progressant étape par étape."

"Hegel distingue quatre étapes dans le mouvement de libération de l'esprit du monde qui correspondent à quatre empires historiques :

  1. Le monde oriental : régime patriarcal et gouvernement théocratique, où l'individu n'a pas de droit, où les coutumes ne se distinguent pas des lois ;
  2. Le monde grec : apparition du principe de l'individualité, mais les peuples restent particuliers et la liberté suppose l'esclavage ;
  3. Le monde romain : séparation entre l'universel et la conscience de soi personnelle et privée, mais opposition de l'aristocratie et de la démocratie, les droits restent formels, l'universel est abstrait ;
  4. Le monde germanique : perte du monde, l'esprit est refoulé en lui-même, mais réconciliation à l'intérieur de la conscience de soi de la vérité et de la liberté, un royaume intellectuel s'oppose au royaume temporel."

 

  • ... Mes deux sous de raison sont finis ! — L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.

     L'intervention de "mon esprit" a donc mis un terme au projet d'évasion, à l'utopie orientale du locuteur. L'esprit incarne la loi : il est autorité. Il symbolise le système de pensée qui surdétermine le sujet occidental, tant qu'il confie le gouvernement de sa vie et de sa pensée à une rationalité construite au fil des siècles sur le socle idéologique du christianisme. De sorte que seul un coup de force pourrait le faire taire et permettre au sujet de suivre l'intuition de sa raison, qui est donc ici tout le contraire de la raison cartésienne, solidaire du christianisme comme on va le voir dans quelques instants. C'est pourquoi, je disais ci-dessus qu'il est préférable de donner ici un sens banal, courant, au mot "raison" (bon sens, lucidité). Ou alors, il faudrait invoquer ce que Rimbaud appelle dans une illumination "une Raison", cette "Raison" nouvelle et très personnelle, indexée sur le désir, poétique et politique, représentée sous la forme d'une allégorie rythmant de son pas et au son du tambour "la levée des hommes nouveaux et leur en marche", annonçant "la nouvelle harmonie" et "le nouvel amour", à qui "les enfants" du poème À une Raison adressent la même prière de toujours, celle d'être délivrés de l'humaine condition : "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps".

 

   

III / "JE" EXPLICITE SON RÊVE ORIENTAL ET PASSE À LA CONTRE ATTAQUE


     
  • J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle. — Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière !

     Il faut donner ici tout son sens de passé, et de passé révolu, à l'imparfait. Le locuteur ne dit pas qu'il s'évade, qu'il passe à l'acte (nous ferions là un contresens). Il ne fait que rappeler, en guise de justification devant le tribunal de son esprit, ce qui n'était pourtant pas une bien grave faute à son point de vue. Il voulait seulement "retourner à l'Orient et à la sagesse première et éternelle" en se délestant des valeurs frelatées de l'Occident : le mysticisme ("les palmes des martyrs"), l'art, la science ("les inventeurs"), l'argent ("les pillards"). Mais son esprit (ou, ce qui revient au même : l'opinion, la société) ne voit dans cette tentative d'échapper à l'emprise de l'ordre établi qu'une manifestation supplémentaire de la paresse incurable du sujet. Toujours ce stigmate de la paresse, qu'une société fondée sur le travail comme valeur suprême condamne plus que tout autre péché cardinal. "Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps" écrit Rimbaud en tête du chapitre L'Éclair. Le culte dont le travail et la science sont les objets dans la société démocratique contemporaine sont, en effet, des thèmes "explosifs" pour le sujet, qui s'accuse à plusieurs reprises de sa paresse, au cours d'Une saison en enfer. L'esprit sait où il faut appuyer pour que ça fasse mal.
 

  • Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.

     Toujours, l'imparfait, expression d'un passé révolu. C'est le discours d'autojustification qui se poursuit, en apparence. Jusqu'au tiret, moment où le sujet enfin se rebiffe contre son esprit et récupère le ton du réquisitoire contre l'Occident.
     Mais ce n'est qu'une apparence, car dès la première phrase du paragraphe, le principe de la contre-attaque se met en place. Ce sera la mise en accusation des paradis artificiels, sous-produits de cette culture de l'illusion consolante en quoi consiste fondamentalement le Christianisme, avec sa Promesse de bonheur éternel, culture de l'illusion dont la croyance positiviste dans un progrès constant, fatal, indéfini, n'est au fond que la variante moderne : une autre forme de superstition, une autre forme d'opium du peuple.
     J'anticipe là, d'une certaine façon, sur le paragraphe suivant. Mais il me semble que l'idée en est déjà présente dès cette première phrase : "Pourtant, je ne songeais pas au plaisir d'échapper aux souffrances modernes". Le sujet ne recherchait pas dans la sagesse orientale, explique-t-il, ce  genre de "plaisir" où tant de contemporains poursuivent l'illusion d'échapper aux "souffrances modernes".
     On se perd en conjectures sur l'allusion qui suit à la "sagesse bâtarde du Coran". Le qualificatif "bâtarde" ne pose pas problème : l'Islam est pour Rimbaud un mixte de sagesse orientale et de christianisme. Mais pourquoi aborder un tel sujet à cet endroit-là ? J'offre, sous toute réserve, cette explication : l'Islam est pour Rimbaud solidaire de la théologie chrétienne en ce qu'il offre à peu de choses près la même vision consolante et puérile du salut, une représentation du paradis comme un harem peuplé de "houris" ou de "créatures charmantes", représentation naïve à laquelle il est fait plusieurs fois allusion dans Nuit de l'enfer :   

J' ai tous les talents ! — Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor. — Veut-on des chants nègres, des danses de houris ?

J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes ! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?

     Or, poursuit le locuteur après le tiret, la réalité de la civilisation chrétienne, c'est au contraire celle d'une humanité rongée par le doute, ne maintenant sa foi qu'au moyen du mensonge et de l'hypocrisie : "l'homme se joue", c'est-à-dire se joue de lui-même, se complait à s'abuser lui-même par ces "preuves" qu'on se répète : preuves de l'existence de Dieu, bien sûr. Et l'homme occidental "ne vit que comme cela". La foi lui est une sorte de drogue sans laquelle il ne pourrait pas vivre. Après quoi Rimbaud réitère à deux reprises cette idée sur un mode humoristique : "La nature pourrait s'ennuyer, peut-être !" La nature sans le surnaturel ne suffit pas à l'homme occidental : ce n'est évidemment pas la nature mais lui qui s'ennuierait sans cet objet constant d'inquiétude et de spéculation, de disputes passionnées et de guerres de religions que lui procure la métaphysique à l'homme occidental. Car M. Prudhomme, l'individu standard de cette société chrétienne et bourgeoise, "est né avec le Christ".
     Le christianisme, explique donc Rimbaud, ne fait véritablement qu'un avec la pensée occidentale, et il ne fait qu'un même avec ce que de bons esprits présentent comme une vérité alternative, non suspecte de superstition : la science. Car le Christianisme, aux dires des philosophes et des théologiens, est en lui-même "déclaration de la science", dans un double sens. D'une part, la connaissance des mystères sacrés, la science de Dieu, est la Science par excellence. D'autre part, c'est dans cette Vérité à laquelle il participe par son esprit que l'homme trouve la garantie de sa capacité à distinguer le vrai du faux, i.e. du savoir scientifique, comme l'a depuis longtemps expliqué un certain René Descartes, philosophe et mathématicien de génie, auteur, entre autres, du "Discours de la méthode" et des "Méditations métaphysiques".
 

D'APRÈS WIKIPÉDIA / ENTRÉE "DESCARTES"

1) La notion de l'infini, c'est-à-dire de Dieu, ne peut exister, dans cet être imparfait et limité que je suis, que parce que Dieu l'y a mise. Donc ...
2) Le fait que j'aie la notion de Dieu prouve son existence.
3) Le fait que l'idée de Dieu soit en moi une idée innée, i.e. qui ne peut pas venir de moi-même, qui ne peut venir que de Lui, prouve que je participe par quelque côté de mon être (mon esprit) à sa perfection et qu'il y a en moi la possibilité (par l'exercice du doute méthodique) de distinguer le vrai du faux.
4) L'existence de Dieu est donc ce qui garantit en dernier ressort la possibilité de la science.

 

  • N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !

     "N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume !" Ce "parce que" et cette "phrase interro-négative" suspendue en l'air sont étranges. On attendrait soit une proposition principale postposée, soit une phrase interrogative antérieure à laquelle celle-ci apporterait réponse. Mais ni l'une ni l'autre n'existent, à moins de remonter, plusieurs phrases en amont jusqu'à la question : "N'y a-t-il pas un supplice réel en ce que [...]". Auquel cas, cette phrase commençant par "parce que" vaudrait comme une explication des "supplices" de l'homme occidental.
     Mais si la syntaxe pose problème, le sens n'en pose guère. C'est la contre-attaque du sujet qui se développe. "Nous" (c'est-à-dire l'homme occidental en général) nous complaisons dans la mélancolie. La brume, c'est ce "spleen" romantique dont le locuteur de Mauvais sang (section 7) nous dit qu'il n'est plus son amour. Rimbaud emploie dans Soir historique la même métaphore : "Le plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction." L'emploi du mot "physicien" ("médecin" en français médiéval et en anglais) montre chez Rimbaud une volonté de traiter l'inquiétude métaphysique comme une maladie du corps autant que de l'âme.
     Le texte file ensuite la métaphore des "marais occidentaux" : mangeur de légumes (ce qui est déjà un indice d'amollissement par rapport à la nourriture carnée du barbare venu d'Orient), l'homme occidental contracte avec cette nourriture "aqueuse" la fièvre paludéenne. Forgée dans l'idée que la vraie vie est absente, la conscience occidentale est habitée par une passion triste de l'absolu qui cherche vainement un substitut dans la consommation des "poisons" : l'alcool, le tabac. La religion favorise "l'ignorance" de tout ce qui n'est pas le catéchisme et prêche aux faibles "les dévouements" et la "charité" plutôt que l'affirmation de soi (cf. les charges répétées de Proudhon contre l'usage fait des notions de "dévouement" et de "charité" chez les économistes inspirés par le christianisme).
   

PROUDHON / PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE, CHAP. VI.

"Pourquoi donc faire intervenir sans cesse dans des questions d’économie, la fraternité, la charité, le dévouement et Dieu ? Ne serait-ce point que les utopistes trouvent plus aisé de discourir sur ces grands mots, que d’étudier sérieusement les manifestations sociales ? [...] Dévouement ! Je nie le dévouement, c’est du mysticisme. Parlez-moi de doit et d’avoir, seul critérium à mes yeux du juste et de l’injuste, du bien et du mal dans la société. A chacun selon ses œuvres, d’abord : et si, à l’occasion, je suis entraîné à vous secourir, je le ferai de bonne grâce ; mais je ne veux pas être contraint. Me contraindre au dévouement, c’est m’assassiner !"


Comment peut-on se prétendre moderne quand on reste ancré dans une idéologie aussi arriérée ? quand la modernité elle-même génère des "souffrances modernes" qui poussent à inventer sans cesse de nouveaux "poisons" ?
     Ayant épuisé ses arguments, le locuteur réitère de l'objectif initial de ce plaidoyer pro domo : justifier sa préférence pour "la pensée de la sagesse de l'Orient" et sa nostalgie de la "patrie primitive" : " — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?"

 

   

IV / GENS D'ÉGLISE ET PHILOSOPHES SE MÊLENT DE LA PARTIE


   

 

  • Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !

     Dans les deux paragraphes successifs commençant par "Les gens d'église" et "Les philosophes", l'argumentation poursuit son mouvement de balancier : contre et pour la sagesse orientale. Mais on remarquera que la situation dialectique de "je" est en voie de dégradation. D'abord parce que face aux "gens d'église", il reconnaît aussitôt son erreur. Ensuite parce que, face aux "philosophes" qui volent à son secours, une voix  — la sienne sans doute, ou celle de son esprit qui tend de plus en plus à se confondre avec sa voix propre — s'élève aussitôt pour les rabrouer.
     L'argument des "gens d'église" fait mouche : à travers son rêve oriental, le locuteur ne ferait que poursuivre, sous un déguisement laïque, ou païen, ou purement poétique, le rêve chrétien de l'Eden. La quête poétique de l'Ailleurs, de l'inconnu, n'est qu'un succédané du spiritualisme chrétien. On retrouvera cette thèse à plusieurs reprises dans la Saison, et c'est notamment la raison pour laquelle l'artiste et le prêtre sont rangés côte à côte par Rimbaud dans la liste des "arriérés de toute sorte" qu'il dresse à plusieurs reprises sous des formes à peine différentes, dans L'Éclair, dans Adieu. Le poète aussi est un marchand d'illusion et c'est d'ailleurs l'idée principale qui ressort de l'autocritique d'Alchimie du verbe.
     L'apparition, dans la dernière phrase du paragraphe, du mot "pureté" ouvre une thématique qui ne va pas cesser d'envahir le discours du locuteur jusqu'au dénouement du chapitre. Reconnaître qu'à travers son attrait pour l'antiquité, il est en quête d'une forme de "pureté", c'est de la part du locuteur donner raison une nouvelle fois aux gens d'Église. La facilité avec laquelle "l'esprit", à la fin du texte, récupère le thème de la pureté dans une perspective mystique nous en donne la preuve. Reconnaître dans la tentation de l'Orient une nostalgie des origines, c'est déjà, sans que le locuteur s'en rende tout à fait compte, enterrer l'option de la sagesse orientale, comme voie possible vers un "salut" autre que chrétien, un salut" conciliable avec "la liberté".
 

  • Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

     Le discours prêté à la philosophie dans ce paragraphe est essentiellement celui de l'idéalisme absolu : l'idéalisme comme doctrine considérant que la réalité est constituée par les idées ou niant toute réalité autre que subjective. Cela commence par une négation de l'histoire ("le monde n'a pas d'âge") puis de la géographie ("l'humanité se déplace" : son centre de gravité a été l'Orient, aujourd'hui, c'est l'Occident, mais l'humanité reste identique à soi-même). L'Orient n'existe donc pas autrement que comme représentation du sujet pensant : c'est "votre Orient". Y habiter ou pas ne dépend que de la volonté du sujet : "Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y habiter bien." Et cela se termine par un appel à l'exercice de la volonté : "Ne soyez pas un vaincu". "Les philosophes" ont bien perçu que, dans sa confrontation avec "son esprit", le locuteur n'est pas loin de s'avouer vaincu. Le discours prêté aux "philosophes" constitue un résumé évidemment plus que sommaire de ce que Rimbaud a pu glaner comme information sur les pensées idéalistes, de Platon à Schopenhauer, dans les brochures de vulgarisation et auprès de ses amis plus âgés frottés de philosophie.
     À la fin du paragraphe une voix s'élève soudain pour remettre littéralement les philosophes à leur place ("vous êtes de votre Occident") et leur renvoyer implicitement que leur idéalisme n'est rien d'autre qu'une figure traditionnelle de la métaphysique occidentale. Quelle est-elle ? Celle de "l'esprit" ? Celle du locuteur lui-même ? La première à travers la seconde, comme l'une des deux postulations entre lesquelles le locuteur balance ? Si l'on en juge par ce qui suit, la mise en garde immédiate adressée par Rimbaud à "son esprit" contre tout "parti pris de salut violent", on peut conclure que la voix qui vient d'intervenir était bien celle de "l'esprit", de plus en plus dominante dans la conscience du locuteur.

 

   

V / LE TRIOMPHE DE L'ESPRIT


   

 

  • Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !

    La patience sera le dernier mot d'Une saison en enfer :

Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

On sait aussi que Rimbaud a intitulé Patience une seconde version de Bannières de mai, poème dont le dernier huitain illustre à la perfection ce que Rimbaud entendait sous ce mot :

Je veux bien que les saisons m'usent.
À toi, Nature, je me rends ;
Et ma faim et toute ma soif.
Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.

L'éthique annoncée par le dernier vers, la libre infortune, s'oppose à la chimère de la "liberté dans le salut" : la liberté est incompatible avec ce qu'Alchimie du verbe appelle la "fatalité de bonheur". L'acceptation de l'usure au fil des saisons, du "chant clair des malheurs nouveaux" (Génie), c'est-à-dire l'acceptation de la vie, s'oppose pour Rimbaud à la culture de la mort à laquelle conduit l'impatience du salut. C'est pourquoi le locuteur s'inquiète de l'avantage qu'est entrain de gagner, dans son for intérieur, celle de ses voix qu'il appelle "mon esprit". Il craint que cette victoire de l'esprit ne se traduise par la relance d'une tentation mystique. D'où son avertissement : "Pas de partis de salut violents" et son conseil : "Exerce-toi !"
     Mais c'est trop tard. Un tiret et, déjà, le ton a changé, la même vois, semble-t-il, qui conseillait patience, réclame maintenant la satisfaction immédiate que la science, i.e. le travail, i.e. la nature, la matière, les saisons, le temps, la réalité rugueuse, toutes ces limitations de la condition naturelle de l'homme, ne sont pas en mesure de lui offrir : "Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !" L'idée sera réitérée presque dans les mêmes termes dans L'Éclair :

— Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien.
 

  • — Mais je m'aperçois que mon esprit dort.

     Si bien que cet "esprit" qu'il essayait à l'instant de calmer, voilà maintenant que le locuteur le trouve endormi. Et toute la fin du texte ne va être qu'un pathétique élan vers Dieu.

 

  • S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !

      Le héros a donc tranché : ce sera le retour à la religion de son enfance. À ce moment précis de sa trajectoire, c'est l'option de la conversion qui l'emporte dans son esprit. Le récit l'exprime très clairement. Mais il l'exprime sous la forme naïve et en effet très enfantine d'une image pieuse : la "vérité" du christianisme lui apparaît allégorisée dans un style sulpicien, assimilée à une mystérieuse Présence "qui nous entoure avec ses anges pleurant". Une forme littéraire, donc, propre à ridiculiser ce qu'elle fait mine de célébrer.
     Symptomatiquement, son retour en religion s'accompagne immédiatement chez le protagoniste d'une flambée du sentiment de culpabilité : il s'accuse d'avoir "cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale". Ce ne sont donc pas de fautes réellement commises par lui qu'il s'agit mais du péché originel d'Adam et Ève dont, en tant que croyant et bon connaisseur de la doctrine, il accepte de prendre sa part. Il reconnaît dans cet héritage maudit l'obstacle qui lui barre l'accès à la "pleine sagesse".
 

  • Ô pureté ! pureté !

     Et voici le retour annoncé du thème de la pureté. Mais il ne s'agit plus de la "pureté des races antiques". Il s'agit de cette pureté d'âme que le croyant est en devoir de conquérir par l'exercice méthodique de l'ascèse chrétienne, l'application d'une moralité scrupuleuse, le respect des obligations du culte, s'il veut être prêt, au jour du Jugement. C'est le contraire de "la liberté dans le salut" dont le locuteur avait proclamé l'exigence à la section 7 de Mauvais sang. C'est le salut par la soumission à la loi de Dieu.
 

  • C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu!

     Conformément à la tradition du mysticisme, la révélation de la vérité ne saurait durer. Son caractère d'expérience exceptionnelle et sacrée est à ce prix. Elle ne se présente que sous la forme fulgurante d'une illumination. Non sans une ironie très consciente, Rimbaud emprunte le vocabulaire de la sagesse orientale, où le concept de "l'éveil" joue un rôle essentiel, pour célébrer la défaite de l'Orient dans l'esprit du locuteur.

 

EXTRAITS WIKIPÉDIA / ENTRÉE "BODHI" (L'ÉVEIL)

     Selon les enseignements bouddhistes, un bouddha est un être qui a atteint la pureté et la perfection de son esprit par son propre pouvoir, c’est-à-dire non grâce à des instructions et des directives étrangères, et a ainsi atteint un épanouissement sans limites de toutes « ses » potentialités : sagesse parfaite (Prajñā) et compassion infinie (karunā) avec tout être vivant et donc toute sérénité.
     Les conditions préalables sont la compréhension complète des quatre nobles vérités, le dépassement de tous les besoins et illusions qui nous lient à l'existence, et donc la disparition de toutes les forces du karma. La bodhi rompt le cycle de la souffrance, le samsāra, et le nirvana est atteint. [...] Bodhi est l’expérience d’éveil spirituel vécue par Gautama Bouddha et ses disciples [...]. Bodhi est l’objectif ultime de la vie d’un bouddhiste. L'Éveil implique la pratique du noble sentier octuple, menée à bien jusqu'à ce que le pratiquant devienne un des quatre êtres nobles.

    
  
  Dernier acte de foi : "Par l'esprit on va à Dieu ! " Le "moi" célèbre son vainqueur. Il reconnaît dans "l'esprit" cette part de lui-même qui participe du divin, ce par quoi l'homme s'élève au dessus de sa condition matérielle et peut avoir accès à la vérité (aux vérités de la science comme à celles de la religion).
 

  • Déchirante infortune !

    Enfin, ce processus de conversion culmine, comme il fallait s'y attendre, en un cri de souffrance spirituelle, expression habituelle, dans la littérature mystique, du sentiment de déréliction, c'est-à-dire de séparation ontologique, qui excite chez le croyant le désir impatient de s'unir avec Dieu. À moins qu'il faille entendre dans cette déploration finale, sotto voce, une tout autre petite musique : la constatation goguenarde qu'en Occident, dès qu'on fait appel à "l'esprit", dès qu'on cherche la vérité chez les philosophes, on retombe immanquablement, "déchirante infortune !", sur la question de Dieu. Interprété ainsi, ce dénouement apparemment mystique dénoncerait l'emprise du christianisme sur la civilisation occidentale, une emprise telle qu'il est impossible d'y échapper à l'alternative entre Dieu et Diable, entre le bien et le mal, entre la "fatalité du bonheur" par la soumission à la loi divine et cette "fatalité du malheur" qui s'est abattue sur Rimbaud pour avoir choisi un jour la "liberté libre". N'est-ce pas ainsi, finalement, qu'il faut comprendre le titre du texte : L'impossible ?

 

 

   

Retour en haut de page