|
|
|
|
|
Arthur
Rimbaud, le poète
>
Anthologie commentée >
L'impossible > Commentaire |
|
|
|
|
|
L'impossible
ou la tentation de l'Orient
Une controverse entre Rimbaud et son esprit
La confrontation entre Rimbaud et son esprit (entre le protagoniste
et son esprit, si on préfère, entre "je" et son esprit) se
déroule selon un mouvement de balancier que l'on peut
fractionner en cinq épisodes :
1/ "Je" expose son projet d'évasion (encore
indéterminé) et commence à le justifier.
2/ Une réticence se fait jour dans "son esprit", qui
s'exacerbe lorsqu'il attribue ses "malaises" aux "marais
occidentaux".
3/ Le protagoniste, un moment désarçonné par la
réaction de son esprit, entame un
plaidoyer en faveur de son rêve oriental qui tourne
rapidement au réquisitoire contre l'Occident.
4/ Des voix extérieures interviennent, soit contre le
projet d'évasion du sujet (les "gens d'Église"), soit au
contraire pour, maladroitement, l'appuyer ("les
philosophes").
5/ L'esprit prend progressivement le dessus dans la
confrontation et emporte le sujet dans un véritable élan
mystique.
Je reproduis le texte en faisant apparaître ce plan par
le jeu de cinq intertitres :
L'impossible
|
I / "JE M'ÉVADE"
|
|
|
|
|
|
§1 |
Ah !
cette vie de mon enfance, la grande route par tous les
temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le
meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement ! |
|
|
§2 |
— J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne
perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la
propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles
sont si peu d'accord avec nous. |
|
|
§3 |
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade ! |
|
|
§4 |
Je m'évade ! |
|
|
§5 |
Je m'explique.
|
|
II / "MON ESPRIT" FAIT DE L'OPPOSITION
|
|
|
|
|
|
§6 |
Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de
damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur
troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons
toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est
inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le
monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde !
les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés.
— Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a
des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous
faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont
les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs ! |
|
|
§7 |
M'étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je
vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez
tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux !
Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le
mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut
absolument se charger de tous les développements cruels qu'a
subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon
esprit ! |
|
|
§8 |
... Mes deux sous de raison sont finis ! — L'esprit est
autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le
faire taire pour conclure comme je voulais.
|
|
III / "JE"
EXPLICITE SON RÊVE ORIENTAL ET PASSE À LA CONTRE ATTAQUE
|
|
|
|
|
|
§9 |
J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de
l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je
retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle.
— Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière ! |
|
|
§10 |
Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux
souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse
bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en
ce que, depuis cette déclaration de la science, le
christianisme, l'homme se joue, se prouve les
évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et
ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de
mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer,
peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ. |
|
|
§11 |
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous
mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie
! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! — Tout
cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de
l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne,
si de pareils poisons s'inventent !
|
|
IV / GENS
D'ÉGLISE ET PHILOSOPHES SE MÊLENT DE LA PARTIE
|
|
|
|
|
|
§12 |
Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez
parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples
orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais !
Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races
antiques ! |
|
|
§13 |
Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se
déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre
d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le
faille, — et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu.
Philosophes, vous êtes de votre Occident.
|
|
V / LE TRIOMPHE DE L'ESPRIT
|
|
|
|
|
|
§14 |
Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents.
Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour
nous ! |
|
|
§15 |
— Mais je m'aperçois que mon esprit dort. |
|
|
§16 |
S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous
serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec
ses anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce
moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts
délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait
toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine
sagesse !... |
|
|
§17 |
Ô pureté ! pureté ! |
|
|
§18 |
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la
pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu! |
|
|
§19 |
Déchirante infortune ! |
|
|
|
|
|
|
|
|
UN SOLILOQUE
DÉLIBÉRATIF
□ Les trois modes de narration d'Une
saison en enfer
Rimbaud, dans Une saison en enfer, adopte alternativement
trois types de narration nettement différenciés :
- le récit à la première
personne classique, qui domine dans les premières pages du livre
(trajectoire passée, portrait psychologique et social du
protagoniste) mais qu'on retrouve aussi sous une forme originale
dans les deux "Délires" (portrait de "l'époux infernal" par son
"compagnon d'enfer" ; histoire du protagoniste en tant que
poète) ;
- l'éclatement du récit en des
sortes de monologues théâtralisés, très dramatisés, à la faveur
desquels le "je" initial démultiplie sa voix : il se moule dans
ce qu'on pourrait appeler des "types", des "rôles", il est
l'aventurier (Mauvais
sang, section 3), le mercenaire (Mauvais sang, section
4), l'imprécateur (Mauvais sang, § 4-5-6-7 de la section 5),
le nègre (Mauvais sang, section 6), le mercenaire de nouveau
(Mauvais sang, section 8), le damné en proie aux flammes de
l'enfer (Nuit de l'enfer).
- enfin, le soliloque réflexif
et délibératif qui met souvent aux prises les deux voix
antagonistes d'un moi divisé, tel qu'on le trouve par exemple
dans la section 7 de Mauvais sang, où
le locuteur annonce un choix sous condition en faveur du retour au christianisme :
"J'ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la
poursuivre ?" Mais le chapitre s'achève sur une note d'auto-ironie
: "Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer.".
C'est à
ce mode de narration "délibératif" que nous avons affaire avec L'impossible.
Ce type de textes échappe presque complètement à
l'écriture narrative. On n'y trouvera ni indices temporels, ni cet
usage des temps de conjugaison qui est la marque du récit (le passé
composé et le passé simple y sont presque complètement absents).
Sauf, très ponctuellement. Mais ce qu'on peut appeler "l'action"
n'en continue pas moins à progresser à travers les délibérations
successives du sujet énonciateur. Ainsi, chacun des chapitres qui
suivent L'impossible met en scène son propre débat intérier,
aboutissant à des décisions de moins en moins favorables à l'idée
d'une conversion religieuse.
□ Le texte
délibératif, type de texte
dominant de la fin d'Une saison en enfer
Chacun
des derniers chapitres d'Une saison en enfer représente une
étape supplémentaire dans l'examen de ce dilemme existentiel dont la
résolution constitue tout le suspense, tout l'enjeu dramatique du
récit.
Dans le chapitre qui
suit immédiatement L'impossible, intitulé L'Éclair,
le
protagoniste semble faire un pas décisif : après une ultime hésitation,
il rejette ce qu'il appelle sa "trahison au monde" (la
voie de la révolte, du refus le plus radical) et décide d'"aller [ses] vingt ans"
(c'est-à-dire, finalement, de vivre).
L'avant-dernier chapitre du livre (Matin)
avertit le lecteur d'un dénouement très proche : "Pourtant,
aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer." Une
issue a donc été trouvée, qui n'est pas nécessairement
religieuse. Le nouvel horizon de vie vaguement dessiné :
l'espoir d'un "Noël sur la terre", représente l'idée d'un
bonheur exclusivement terrestre mais formulé en termes très
évangéliques, d'où une certaine ambiguïté.
Dans l'ultime chapitre,
enfin, le protagoniste expose une solution existentielle qui
reste elle aussi assez mystérieuse :
la rupture définitive avec les
"arriérés de toute sorte" et les "amis de la mort". Une rupture
qu'il résume par la maxime : "Il faut être absolument moderne". Au lecteur, soit d'en rester
là, soit de parvenir à se bâtir du livre une interprétation plus
précise et personnelle, à travers sa lecture.
□ Les caractéristiques stylistiques
d'un texte délibératif
Le
locuteur de L'impossible donne l'impression de penser à haute
voix. Le style
imite l'oral : exclamations, ellipses, phrases segmentées, phrases
nominales, phrases inachevées (§7),
parenthèses et incises, interjections, répétitions à but expressif, rythmes parlés,
tournures familières et argotiques, plaisanteries, calembours (mots
pris à double sens)...
Malgré le goût de Rimbaud pour l'ellipse et
la parataxe qui compliquent beaucoup la perception des enchaînements
logiques du raisonnement, on va y trouver en abondance des
connecteurs logiques, des mots comme "puisque", "non que ...", "mais",
"pourtant", "or", etc. : "puisque je m'évade !" (§3), "Mais les élus,
comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et
joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de
l'humilité pour les aborder" (§6), "Non que je croie la lumière
altérée..." (§7), "Pourtant..." (§10), "Mais n'y a-t-il pas un
supplice réel en ce que..." (§10), "Mais je m'aperçois..." (§15).
Toute une mimésis de la rhétorique argumentative.
Autre trait caractéristique d'un texte délibératif, le
raisonnement progresse à travers des questions que le locuteur se
pose à lui-même, questions rhétoriques le plus souvent, c'est-à-dire
qui n'attendent pas de réponse, au point que Rimbaud remplace
souvent le point d'interrogation par un point d'exclamation après
ses tournures interrogatives : "Mais n'y a-t-il pas un supplice réel
en ce que..." (§10), "N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume
! [...] Tout cela est-il assez
loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?
Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent ! "
(§11), "Qu'est-ce que c'est pour mon
rêve, cette pureté des races antiques !" (§12).
□
Un soliloque à voix multiples
Débattant avec lui-même, il arrive au locuteur
d'imaginer la façon dont des interlocuteurs éventuels pourraient intervenir dans la controverse
et il leur donne la parole. C'est ainsi qu'il fait parler, dans le
§12, les "gens d'Église" et, dans le §13, "les philosophes". Il ne
prend pas la peine d'ouvrir les guillemets. De façon générale,
Rimbaud use fort peu et pas très clairement des instruments typographiques du
dialogue (tirets) ou du discours rapporté (guillemets). Les "voix"
changent sans que le lecteur n'en soit averti. La pratique la plus courante de
Rimbaud est l'absence de toute indication claire concernant la
circulation de la parole dans son texte. Il n'ouvre les guillemets
qu'une seule fois, au §6. Ses tirets sont toujours ambigus : ils ont
bien plus souvent une fonction rythmique ou adversative qu'une fonction de
distribution de la parole.
À plusieurs reprises, cependant, le locuteur s'adresse,
en la nommant "mon esprit", à
l'une des voix qui débat dans son for intérieur,
celle qui porte la contradiction. Exemple, ces quatre phrases du
§14 :
Mon esprit, prends garde. Pas
de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne
va pas assez vite pour nous !
L'auteur s'adresse à "mon esprit"
en le tutoyant. Lui prône la patience ("Exerce-toi !"), tout cela,
sans avoir ouvert les moindres guillemets, mais entre la phrase 3 et
la phrase 4, pour que le lecteur comprenne qu'il s'agit d'un mouvement
contradictoire de la parole intérieure, Rimbaud place un tiret :
"— Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !". C'est là un
bon exemple des problèmes de lecture occasionnés par cette gestion
hermétique du jeu des voix. Qui prononce cette dernière phrase :
l'esprit ? le locuteur, utilisant "nous" en signe de connivence avec
son esprit ? Jamais, en tout cas, Rimbaud ne donne clairement la
parole à cette instance mystérieuse à laquelle il fait allusion à
deux reprises (§7 et 14). C'est le plus souvent de façon
indirecte, à travers la propre voix de "je", à travers les
oscillations de la pensée perceptibles dans le discours, que l'on
devine la présence de cet ennemi intérieur que
Rimbaud appelle "mon esprit". Peut-être, malgré tout, est-ce ce
contradicteur qui intervient en discours de style direct à des
endroits du texte où il n'est pas nommé, par exemple, au §6 : "—
Nous ne sommes pas déshonorés." Bref, il n'est pas aisé du tout de
démêler l'enchevêtrement des voix et de suivre le cheminement
tortueux du raisonnement dans un texte comme L'impossible.
Pourtant, cette bonne compréhension du mouvement réflexif est
nécessaire à qui veut suivre efficacement la progression du "combat
spirituel" dans Une saison en enfer (c'est Rimbaud lui-même
qui emploie cette expression de "combat spirituel" dans Adieu).
L'impossible est un bon terrain pour s'y exercer.
***
LECTURE LINÉAIRE
|
|
|
I / "JE M'ÉVADE"
|
|
|
Les
trois premiers alinéas de L'Impossible nous confrontent tout
de suite à une particularité de l'écriture de Rimbaud : la parataxe.
Entre le §1 et le §2 on s'attendrait à trouver un "mais". Rimbaud a
simplement placé un tiret, qui semble donc endosser pour l'occasion
un sens adversatif. On en a déjà trouvé un exemple voisin ci-dessus,
au §14 : "Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour
nous !" Retenons cela : le tiret, dans le texte de Rimbaud, indique
parfois une opposition.
Il y a en effet une opposition entre le §1 et le
§2 : dans celui-ci, le locuteur dit qu'il a eu tort d'être fier ; dans celui-là,
il dit qu'il a eu raison de mépriser. Il n'aurait pas dû être fier,
dit-il, de n'avoir ni pays ni amis (on pense à la position
défaitiste de Rimbaud au moment de la guerre franco-prussienne de 1870, à ses charges contre
les bourgeois patrouillotes de Charleville). Mais il a eu raison de
mépriser ces bonshommes etc.. Il a eu
raison dans tous ses dédains. Avouons que le caractère apparemment contradictoire de ce bilan
personnel aurait au minimum justifié un "mais" entre les deux
phrases.
On peut malgré tout donner acte à l'auteur qu'on a le
droit de ne procéder qu'à une autocritique partielle comme cela
semble être le cas ici.
- Ah ! cette vie de mon
enfance, la grande route par tous les temps, sobre
surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des
mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise
c'était. — Et je m'en aperçois seulement !
Ce premier paragraphe dit d'une autre façon
ce que nous avons appris dans le prologue sans titre d'Une saison
en enfer ("Le malheur a été mon
dieu") et qui a reçu confirmation dans la section 7 de Mauvais sang ("L'ennui n'est
plus mon amour", "tout mon fardeau est déposé") : le locuteur
s'est complu dans la souffrance, la mélancolie, a cultivé une
solitude orgueilleuse, a fait le choix de la marginalité et se
déclare déterminé à mettre un terme à cette attitude masochiste. Il a
aussi fait le choix de la misère, à la manière d'un ascète mystique ("sobre
surnaturellement"), un choix dont le type du "mendiant" pourrait
être le symbole et qu'il répudie. C'est la raison pour laquelle,
dans la liste qu'il dresse dans Adieu de tous ceux avec qui
il veut rompre (les "amis de la mort" et les "arriérés de toute
sorte"), Rimbaud n'oublie pas de citer "les mendiants" :
Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes
derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants,
les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes
sortes. — Damnés, si je me vengeais !
Cette évocation
mythique de l'enfance dans la pureté orgueilleuse de sa révolte
rappelle fort le début de Mauvais sang, section IV, où le
type du mendiant est remplacé par celui du "forçat" (équivalent des
"brigands" dans la liste d'Adieu) :
Encore tout
enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme
toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il
aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le
travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes.
Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur
— et
lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
Mais l'évocation de
Mauvais sang était dépourvue de dimension critique, on y
sentait plutôt une identification épique au modèle hugolien de Jean
Valjean, ce qui n'est plus le cas dans L'Impossible où
Rimbaud exprime une certaine distance à l'égard de ce mythe
personnel. Il faut montrer au lecteur que la conversion, quoique
tâtonnante, est en chemin. Le double souci de reprendre le fil de
l'histoire, après les deux longues parenthèses des Délires,
et de montrer que cette histoire avance, n'est peut-être pas pour
rien dans cette reprise thématique, dont la nécessité, par rapport
au propos de L'Impossible, ne saute pas aux yeux.
- — J'ai eu raison de
mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une
caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes,
aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
Le locuteur, par contre, ne regrette pas d'avoir
toujours méprisé les "bonshommes", i.e. le mâle bourgeois, ici
caractérisé surtout par le rapport de domination conflictuelle ("aujourd'hui qu'elles sont aussi peu d'accord avec
nous") et de soumission sensuelle ("qui ne perdraient pas l'occasion
d'une caresse") qu'il entretient avec les femmes dans les deux
formes institutionnelles de la prostitution que sont le mariage et le
bordel ("parasites de la propreté et de la santé de nos femmes").
- J'ai eu raison dans tous
mes dédains : puisque je m'évade !
Rimbaud ne semble pas remettre en cause non plus cette tentation de l'évasion
qui le hante depuis l'adolescence. On peut douter qu'il récuse véritablement cette
image romanesque et avantageuse de soi en poète vagabond, jadis
élaborée dans Ma Bohême, reprise dans la section 5 de
Mauvais sang, et que l'on retrouvera avec le "piéton de la
grand'route" d'Enfance IV. Le chemin de la conversion
s'annonce, sur ce point aussi, un peu difficile.
Cette phrase est tout à fait irrationnelle. S'évader
n'a jamais justifié personne. Sa décision de s'évader prouverait
plutôt que le sujet se sent incapable de prouver aux autres qu'il a
raison. La phrase logique serait : "J'ai eu raison dans tous mes
dédains mais (n'étant pas compris) je m'évade" ou "Je m'évade,
puisque j'ai eu raison dans tous mes dédains (et que ce monde me
dégoûte)". Il est vrai que tout de suite après, le sujet annonce
qu'il va s'expliquer. Sa déclaration absurde, preuve du désarroi du
sujet, mérite explication, en effet.
La
répétition : un trait caractéristique du langage oral. Les
commentateurs ont souvent noté que le texte de la Saison ne
se comprend parfois qu'en passant par une diction. Effectivement,
nous ne "disons" pas ce second "je m'évade" comme le précédent. Ce
qui justifie la répétition autrement que par la simple mimésis du
langage oral. Nous disons ce second "Je m'évade" en appuyant sur
chaque syllabe, en élevant la voix, pour signifier une résolution
fermement prise de déserter.
La phrase
annonce un exposé des raisons qui poussent le protagoniste à
s'évader. De ce qui suit, donc, nous sommes en droit d'attendre des
justifications, des précisions aussi, sur ce choix de la désertion :
s'évader, pourquoi ? par quel moyen ? où ?
|
|
|
II / "MON ESPRIT" FAIT DE L'OPPOSITION
|
|
|
-
Hier
encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés
ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les
connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous
dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes
polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. —
Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens
hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de
l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls
élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !"
Entre guillemets, le locuteur commence par rapporter ce qu'il
pensait "hier encore". Y a-t-il donc eu une
évolution de sa pensée ? Il s'est produit une hésitation tout au moins, qui
s'expose ensuite à la façon d'un dialogue intérieur.
Tout ce passage est fondé sur un calembour. On comprend
mieux ce que Rimbaud appelle ici un "damné" quand on oppose ce mot,
conformément à sa signification théologique, au terme d'"élu". Ces
deux termes sont utilisés à double sens : leur sens théologique
s'impose, puisque, par métaphore au moins, le locuteur se trouve en
enfer, mais il va de soi qu'à cet endroit du texte, c'est le sens
social qui est le plus pertinent. Qui sont en effet ces "faux élus"
que les "damnés" ne peuvent aborder sans "audace" et sans
démonstrations d'"humilité" ? Ce sont les puissants de la terre. Ils
ne sont nullement des élus sauf, parfois, au sens électoral du
terme, mais certainement pas au sens théologique. Car ce sont des
"gens hargneux et joyeux" : comprenons qu'ils sont méchants, brutaux, inamicaux et
mènent joyeuse vie grâce à leur richesse. Quant aux damnés, je
dirais en plaisantant à moitié que ce sont ce qu'un chant
révolutionnaire bien connu appelle "les damnés de la terre".
Or, s'il est une chose que le locuteur a apprise sur
lui-même pendant sa "saison en enfer", c'est qu'il "exècre la
misère" (comme il le dit dans Adieu). Il n'a plus cette
vision romantique du pauvre qui le portait naguère à "jalouser"
mendiants et forçats. Il ne
referait plus aujourd'hui ce choix poétique et politique de la
"misère" qu'il avoue dans le prologue de la Saison : "Je me
suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon
trésor a été confié !". Pourquoi ? Rimbaud semble faire ici le
constat amer de l'absence de solidarité entre les
gens d'en bas (ils ne connaissent pas la charité), ils n'ont les uns
pour les autres, et pour eux-mêmes, que mépris (ils se dégoûtent),
enfin ils sont hypocrites et serviles ("Mais nous sommes polis ; nos
relations avec le monde sont très convenables.").
Parmi les damnés de la terre, Rimbaud a coutume de
ranger aussi ces intellectuels déclassés dont il a partagé la "parade
sauvage". C'est ce qu'on voit par exemple dans une "illumination"
comme Ouvriers où il peint le couple de poètes qu'il forme
avec Verlaine comme un couple de prolétaires londoniens. C'est aussi
ce qui apparaît dans la liste des marchands d'illusions déclinée par
L'éclair,
où Rimbaud joint l'artiste et le saltimbanque au mendiant et au
bandit (sans oublier le prêtre, bien entendu) parmi ceux qui
existent "en [s']amusant, en rêvant amours monstres et univers
fantastiques, en [se] plaignant et en querellant les apparences du
monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre !"
Voilà donc ce et ceux qu'il s'agit de fuir en
s'évadant. Mais une voix s'élève, qui semble bien contester ce que
disait "hier encore" le sujet :
"Est-ce
étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne
sommes pas déshonorés. — "
"Je m'explique"
annonçait l'exposé d'une résolution déjà prise. Au lieu de cela, on
assiste à une suspension de l'argumentation, le temps de débattre
de soi à soi si ce projet d'évasion est véritablement justifié. À qui cette voix
qui vient d'intervenir appartient-elle ? Formellement,
au locuteur lui-même, le texte est clair. Mais sur le plan
philosophique, on a déjà affaire à cette défense de la société
occidentale que le locuteur assignera bientôt à une entité
distincte de son moi appelée "mon esprit". De quoi t'étonnes-tu,
dit cette seconde voix ? Le monde a toujours été ainsi : il a ses
roués (les marchands) et ses naïfs. Et contrairement à ce que tu
dis, "nous ne sommes pas déshonorés". À quoi la première voix répond
par l'argument des élus, en jouant sur les deux sens du mot. En
premier lieu, le sens théologique :
"Mais les
élus, comment nous recevraient-ils ?"
On peut comprendre :
comment les élus, les bienheureux séjournant au paradis,
pourraient-ils nous accueillir parmi eux, si lamentables que nous
sommes ? Mais la phrase suivante actualise de façon
irréfutable le sens social du mot "élu" que nous avons ci-dessus
établi. "Élus" au sens des gens riches et durs qui, ajoute Rimbaud
en utilisant un terme emprunté au langage familier, ne "sont pas des
bénisseurs". Le terme convient bien dans le contexte par son
sens courant (ce ne sont pas des gens commodes, des gens
complaisants) et par sa connotation religieuse (ce ne sont pas des
saints, pas de comparaison possible entre eux et des élus)
DICTIONNAIRE LITTRÉ
bénisseur, euse
- s.m. et f. Approbateur de parti pris,
personne qui trouve tout le monde bon, qui excuse tout.
Cette expression vient de l'argot théâtral et des
mélodrames où certains personnages ont toujours la main
étendue pour bénir tout le monde. |
- M'étant retrouvé deux sous
de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent
de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident.
Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la
forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit
veut absolument se charger de tous les développements cruels
qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon
esprit !
Une fois de plus, Rimbaud utilise
des mots à double sens : il joue sur les deux
sens, géographique et métaphorique, qu'il est possible de donner à
"marais" ; et sur les deux sens, courant et philosophique, qu'il est
possible de donner au mot "esprit". Mais surtout, il nous
lance deux défis : parvenir à reconstituer le mouvement de
pensée brutalement interrompu par les trois points de suspension
qui suivent le mot "égaré" (ellipse vertigineuse ! ) ;
identifier ce que représente pour lui cet "esprit" qu'il abreuve
de ses ironies et qu'il semble considérer comme une entité
extérieure et hostile.
Je ne chercherais pas, comme le font souvent les
commentateurs, à donner ici un sens
particulièrement philosophique, cartésien par exemple, au mot "raison", même s'il est
patent que Rimbaud voit dans les suggestions de sa "raison"
l'opposé de ce que lui commande avec "autorité" son "esprit". Je
traduirais simplement "raison" par lucidité, bon sens : M'étant
retrouvé deux sous de lucidité (ça passe vite) je vois que mes
malaises etc. Dans les alinéas précédents, le locuteur fondait
son désir d'évasion sur un réquisitoire contre "le monde". Or,
grâce au bon sens qui vient de lui venir, il découvre que ce
n'est pas "le monde" en général qui est en cause mais le monde
occidental.
L'expression "marais occidentaux" est couramment
employée (notamment par les géographes) pour désigner les zones
humides et marécageuses situées à l'ouest de tel ou tel
territoire. Rimbaud l'utilise dans un sens symbolique pour
caractériser la civilisation occidentale moderne comme une ère
de décadence et de stagnation dans l'histoire de l'humanité.
Dans ce contexte, on est porté à comprendre le mot "malaise"
("mes malaises") dans un double sens moral (mal de vivre) et physiologique
ou médical ("fièvre des
marais", fièvre paludéenne).
Mais sitôt prononcée cette condamnation de l'Occident,
un mouvement de pensée exprimant une restriction se fait jour
dans son esprit : "Non que je croie la lumière exténuée ..." La
critique a identifié dans les trois concepts de "lumière", de
"forme" et de "mouvement" utilisés dans cette phrase des
catégories aristotéliciennes classiques. Franchement, je n'en
sais rien. Mais on ne prête qu'aux riches, il est évident que
Rimbaud, dans ce chapitre, multiplie les références
philosophiques. On va le voir. En tout cas, la restriction
exprimée vise à atténuer l'idée d'une décomposition générale,
d'un état général de putréfaction, dont seraient responsables
les eaux stagnantes et les miasmes morbides des "marais
occidentaux".
Cependant, cette phrase reste suspendue en l'air, le
sujet ayant perçu en elle une inspiration néfaste, provenant de
"son esprit". Son esprit, si je comprends bien, s'apprêtait à
développer une défense de l'Occident fondée sur une
compréhension dialectique de l'histoire, au nom de laquelle même
les développements les plus cruels, les plus négatifs, sont
justifiés, en tant qu'étapes nécessaires du progrès général de
la civilisation. Rien de tout cela n'est dit, mais l'idée en est
fortement suggérée par l'usage conceptuel du mot "esprit" dans
la phrase :
"voici que mon esprit veut
absolument se charger de tous les développements cruels qu'a
subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... "
Remplacez la deuxième occurrence
du mot "esprit" dans cette phrase par le mot "histoire"
ou le mot "humanité" et vous
obtenez un sens presque transparent. Or, cet usage du mot esprit est
parfaitement homologué en philosophie, où il sonne furieusement
hégélien. Et il est certain que Rimbaud, s'il n'a probablement pas
lu Hegel, en a quelque connaissance par les amis philosophes qu'il a
fréquentés tant à Charleville (Deverrière) qu'à Londres, parmi les
exilés communeux. L'ironie "Il en veut, mon esprit" n'est pas sans
confirmer cette intuition : elle suggère, certes, que son esprit
abuse de son autorité pour freiner ses désirs d'évasion, mais aussi
qu'il en fait un peu trop dans le genre pédant.
EXTRAITS
WIKIPÉDIA /
ENTRÉE "HEGEL"
"La thèse
fondamentale de Hegel est que [la] dialectique n'est pas
seulement constitutive du devenir de la pensée, mais
aussi de la réalité ; être et pensée sont donc
identiques. Tout se développe selon lui dans l'unité des
contraires, et ce mouvement est la vie du tout. Toutes
les réalités se développent donc par ce processus qui
est un déploiement de l'Esprit absolu dans la religion,
dans l'art, la philosophie et l'histoire."
"L'hégélianisme interprète la longue histoire de
l'humanité comme ayant un sens : c'est la liberté de
l'homme progressant étape par étape."
"Hegel distingue
quatre étapes dans le mouvement de libération de
l'esprit du monde qui correspondent à quatre empires
historiques :
- Le monde
oriental : régime patriarcal et gouvernement
théocratique, où l'individu n'a pas de droit, où les
coutumes ne se distinguent pas des lois ;
- Le monde grec :
apparition du principe de l'individualité, mais les
peuples restent particuliers et la liberté suppose
l'esclavage ;
- Le monde romain :
séparation entre l'universel et la conscience de soi
personnelle et privée, mais opposition de
l'aristocratie et de la démocratie, les droits
restent formels, l'universel est abstrait ;
- Le monde
germanique : perte du monde, l'esprit est refoulé en
lui-même, mais réconciliation à l'intérieur de la
conscience de soi de la vérité et de la liberté, un
royaume intellectuel s'oppose au royaume temporel."
|
- ... Mes deux sous de
raison sont finis ! — L'esprit est autorité, il veut que je sois
en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je
voulais.
L'intervention de "mon esprit" a donc mis un terme au projet
d'évasion, à l'utopie orientale du locuteur. L'esprit incarne la
loi : il est autorité. Il symbolise le système de pensée qui
surdétermine le sujet occidental, tant qu'il confie le
gouvernement de sa vie et de sa pensée à une rationalité
construite au fil des siècles sur le socle idéologique du
christianisme. De sorte que seul un coup de force pourrait le
faire taire et permettre au sujet de suivre l'intuition de sa
raison, qui est donc ici tout le contraire de la raison
cartésienne, solidaire du christianisme comme on va le voir dans
quelques instants. C'est pourquoi, je disais ci-dessus qu'il est
préférable de donner ici un sens banal, courant, au mot "raison"
(bon sens, lucidité). Ou alors, il faudrait invoquer ce que
Rimbaud appelle dans une illumination "une Raison", cette
"Raison" nouvelle et très personnelle, indexée
sur le désir, poétique et politique, représentée sous la forme
d'une allégorie rythmant de son pas et au son du tambour "la
levée des hommes nouveaux et leur en marche", annonçant "la
nouvelle harmonie" et "le nouvel amour", à qui "les enfants" du
poème À une Raison adressent la même prière de toujours,
celle d'être délivrés de l'humaine condition : "Change nos lots,
crible les fléaux, à commencer par le temps".
|
|
|
III / "JE" EXPLICITE SON
RÊVE ORIENTAL ET PASSE À LA CONTRE ATTAQUE
|
|
|
- J'envoyais au diable
les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des
inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient
et à la sagesse première et éternelle. — Il paraît que c'est
un rêve de paresse grossière !
Il faut donner ici tout son sens de passé, et de passé
révolu, à l'imparfait. Le locuteur ne dit pas qu'il s'évade,
qu'il passe à l'acte (nous ferions là un contresens). Il ne fait que rappeler, en
guise de justification devant le tribunal de son esprit, ce
qui n'était pourtant pas une bien grave faute à son point de
vue. Il voulait seulement "retourner à l'Orient et à la
sagesse première et éternelle" en se délestant des valeurs
frelatées de l'Occident : le mysticisme ("les palmes des
martyrs"), l'art, la science ("les inventeurs"), l'argent
("les pillards"). Mais son esprit (ou, ce qui revient au
même : l'opinion, la société) ne voit dans
cette tentative d'échapper à l'emprise de l'ordre établi qu'une
manifestation supplémentaire de la paresse incurable du
sujet. Toujours ce stigmate de la paresse, qu'une société
fondée sur le travail comme valeur suprême condamne plus que
tout autre péché cardinal. "Le travail humain ! c'est
l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps" écrit
Rimbaud en tête du chapitre L'Éclair. Le culte dont
le
travail et la science sont les objets dans la
société démocratique contemporaine sont, en effet, des thèmes
"explosifs" pour le sujet, qui s'accuse à plusieurs reprises
de sa paresse, au cours d'Une saison en enfer.
L'esprit sait où il faut appuyer pour que ça fasse mal.
- Pourtant, je ne
songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances
modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du
Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que,
depuis cette déclaration de la science, le
christianisme, l'homme se joue, se prouve les
évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et
ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de
mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer,
peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.
Toujours, l'imparfait, expression d'un passé révolu.
C'est le discours d'autojustification qui se poursuit,
en apparence. Jusqu'au tiret, moment où le sujet enfin
se rebiffe contre son esprit et récupère le ton du
réquisitoire contre l'Occident.
Mais ce n'est qu'une apparence, car dès la première
phrase du paragraphe, le principe de la contre-attaque
se met en place. Ce sera la mise en accusation des
paradis artificiels, sous-produits de cette culture de
l'illusion consolante en quoi consiste fondamentalement
le Christianisme, avec sa Promesse
de bonheur éternel, culture de l'illusion dont la
croyance positiviste dans un progrès constant, fatal,
indéfini, n'est au fond que la variante moderne : une
autre forme de
superstition, une autre forme d'opium du
peuple.
J'anticipe là, d'une certaine façon, sur le paragraphe
suivant. Mais il me semble que l'idée en est déjà
présente dès cette première phrase : "Pourtant, je ne
songeais pas au plaisir d'échapper aux souffrances
modernes". Le sujet ne recherchait pas dans la sagesse
orientale, explique-t-il, ce genre de
"plaisir" où tant de contemporains poursuivent
l'illusion d'échapper aux "souffrances modernes".
On se perd en conjectures sur l'allusion qui suit à la
"sagesse bâtarde du Coran". Le qualificatif "bâtarde"
ne pose pas problème : l'Islam est pour Rimbaud un
mixte de sagesse orientale et de christianisme. Mais
pourquoi aborder un tel sujet à cet endroit-là ?
J'offre, sous toute réserve, cette explication : l'Islam
est pour Rimbaud solidaire de la théologie chrétienne en
ce qu'il offre à peu de choses près la même vision
consolante et puérile du salut, une représentation du
paradis comme un harem peuplé de "houris" ou de
"créatures charmantes", représentation naïve à laquelle il est fait plusieurs
fois allusion dans Nuit de l'enfer :
J' ai tous les
talents ! — Il n'y a personne ici et il y a
quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor.
— Veut-on des chants nègres, des danses de houris ?
J'avais entrevu la
conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je
décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas
les hymnes ! C'était des millions de créatures
charmantes, un suave concert spirituel, la force et
la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
Or, poursuit le locuteur après le tiret, la réalité de
la civilisation chrétienne, c'est au contraire celle
d'une humanité rongée par le doute, ne maintenant sa foi
qu'au moyen du mensonge et de l'hypocrisie : "l'homme se joue",
c'est-à-dire se joue de lui-même, se complait à s'abuser
lui-même par ces "preuves" qu'on se répète : preuves de
l'existence de Dieu, bien sûr. Et l'homme occidental "ne
vit que comme cela". La foi lui est une sorte de drogue
sans laquelle il ne pourrait pas vivre. Après quoi
Rimbaud réitère à deux reprises cette idée sur un mode
humoristique : "La nature pourrait s'ennuyer,
peut-être !"
La nature sans le surnaturel ne suffit
pas à l'homme occidental : ce n'est évidemment pas la
nature mais lui qui s'ennuierait sans cet objet constant
d'inquiétude et de spéculation, de disputes passionnées
et de guerres de religions que lui procure la
métaphysique à l'homme occidental. Car M. Prudhomme, l'individu standard
de cette société chrétienne et bourgeoise, "est né avec
le Christ".
Le christianisme, explique donc Rimbaud, ne fait
véritablement qu'un avec la pensée occidentale, et il ne
fait qu'un même avec ce que de bons esprits présentent
comme une vérité alternative, non suspecte de
superstition : la science. Car le Christianisme, aux
dires des philosophes et des théologiens, est en lui-même "déclaration de la
science", dans un double sens. D'une part, la
connaissance des mystères sacrés, la science de Dieu,
est la Science par excellence. D'autre part, c'est dans
cette Vérité à laquelle il participe par son esprit que
l'homme trouve la garantie de sa capacité à distinguer
le vrai du faux, i.e. du savoir scientifique, comme l'a
depuis longtemps expliqué un certain René Descartes,
philosophe et mathématicien de génie, auteur, entre
autres, du "Discours de la méthode" et des "Méditations
métaphysiques".
D'APRÈS
WIKIPÉDIA /
ENTRÉE "DESCARTES"
1) La notion de l'infini, c'est-à-dire de Dieu, ne peut exister,
dans cet être imparfait et limité que je suis, que parce que Dieu
l'y a mise. Donc ...
2) Le fait que j'aie la notion de Dieu prouve son existence.
3) Le fait que l'idée de Dieu soit en moi une idée innée, i.e. qui
ne peut pas venir de moi-même, qui ne peut venir que de Lui, prouve
que je participe par quelque côté de mon être (mon esprit) à sa perfection et qu'il
y a en moi la possibilité (par l'exercice du doute méthodique) de
distinguer le vrai du faux.
4) L'existence de Dieu est donc ce qui garantit en dernier ressort
la possibilité de la science. |
- N'est-ce pas
parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la
fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et
le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! —
Tout cela est-il assez loin de la pensée de la
sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi
un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent
!
"N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume !" Ce "parce que" et
cette "phrase interro-négative" suspendue en l'air
sont étranges. On attendrait soit une proposition
principale postposée, soit une phrase interrogative
antérieure à laquelle celle-ci apporterait réponse.
Mais ni l'une ni l'autre n'existent, à moins de
remonter, plusieurs phrases en amont jusqu'à la
question : "N'y a-t-il pas un supplice réel en ce
que [...]". Auquel cas, cette phrase commençant par
"parce que" vaudrait comme une explication des
"supplices" de l'homme occidental.
Mais si la syntaxe pose problème, le sens n'en pose
guère. C'est la contre-attaque du sujet qui se
développe. "Nous" (c'est-à-dire l'homme
occidental en général) nous complaisons dans la
mélancolie. La brume, c'est ce "spleen" romantique
dont le locuteur de Mauvais sang (section 7)
nous dit qu'il n'est plus son amour. Rimbaud emploie
dans Soir historique la même métaphore : "Le
plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus
possible de se soumettre à cette atmosphère
personnelle, brume de remords physiques, dont la
constatation est déjà une affliction." L'emploi du
mot "physicien" ("médecin" en français médiéval et
en anglais) montre chez Rimbaud une volonté de
traiter l'inquiétude métaphysique comme une maladie
du corps autant que de l'âme.
Le texte file ensuite la métaphore des "marais
occidentaux" : mangeur de légumes (ce qui est déjà
un indice d'amollissement par rapport à la
nourriture carnée du barbare venu d'Orient), l'homme
occidental contracte avec cette nourriture "aqueuse"
la fièvre paludéenne. Forgée dans l'idée que la
vraie vie est absente, la conscience occidentale est
habitée par une passion triste de l'absolu qui
cherche vainement un substitut dans la consommation
des "poisons" : l'alcool, le tabac. La religion
favorise "l'ignorance" de tout ce qui n'est pas le
catéchisme et prêche aux faibles "les dévouements"
et la "charité" plutôt que
l'affirmation de soi (cf. les charges répétées de
Proudhon contre l'usage fait des notions de
"dévouement" et de "charité" chez les économistes
inspirés par le christianisme).
PROUDHON /
PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE, CHAP. VI.
"Pourquoi donc faire intervenir sans
cesse dans des questions d’économie, la
fraternité, la charité, le dévouement et
Dieu ? Ne serait-ce point que les utopistes
trouvent plus aisé de discourir sur ces
grands mots, que d’étudier sérieusement les
manifestations sociales ?
[...] Dévouement ! Je nie le
dévouement, c’est du mysticisme. Parlez-moi
de doit et d’avoir, seul
critérium à mes yeux du juste et de
l’injuste, du bien et du mal dans la
société. A chacun selon ses œuvres,
d’abord : et si, à l’occasion, je suis
entraîné à vous secourir, je le ferai de
bonne grâce ; mais je ne veux pas être
contraint. Me contraindre au dévouement,
c’est m’assassiner !" |
Comment peut-on se prétendre moderne quand on reste
ancré dans une idéologie aussi arriérée ? quand la
modernité elle-même génère des "souffrances modernes"
qui poussent à inventer sans cesse de nouveaux
"poisons" ?
Ayant épuisé ses arguments, le locuteur réitère de
l'objectif initial de ce plaidoyer pro domo : justifier
sa préférence pour "la pensée de la sagesse de
l'Orient" et sa nostalgie de la "patrie primitive" :
" — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la
sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?"
|
|
|
IV / GENS D'ÉGLISE ET
PHILOSOPHES SE MÊLENT DE LA PARTIE
|
|
|
- Les gens
d'Église diront : C'est compris. Mais vous
voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans
l'histoire des peuples orientaux. — C'est vrai ;
c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que
c'est pour mon rêve, cette pureté des races
antiques !
Dans les deux paragraphes
successifs commençant par "Les gens d'église" et
"Les philosophes", l'argumentation poursuit son
mouvement de balancier : contre et pour la
sagesse orientale. Mais on remarquera que la
situation dialectique de "je" est en voie de
dégradation. D'abord parce que face aux "gens
d'église", il reconnaît aussitôt son erreur.
Ensuite parce que, face aux "philosophes" qui
volent à son secours, une voix — la sienne sans doute, ou
celle de son esprit qui tend de plus en plus à
se confondre avec sa voix propre — s'élève
aussitôt pour les rabrouer.
L'argument des "gens d'église" fait mouche : à travers
son rêve oriental, le locuteur ne ferait que
poursuivre, sous un déguisement laïque, ou
païen, ou purement poétique, le rêve chrétien de
l'Eden. La quête poétique de l'Ailleurs, de
l'inconnu, n'est qu'un succédané du
spiritualisme chrétien. On retrouvera cette
thèse à plusieurs reprises dans la Saison,
et c'est notamment la raison pour laquelle
l'artiste et le prêtre sont rangés côte à côte
par Rimbaud dans la liste des "arriérés de toute
sorte" qu'il dresse à plusieurs reprises sous
des formes à peine différentes, dans L'Éclair,
dans Adieu. Le poète aussi est un
marchand d'illusion et c'est d'ailleurs l'idée
principale qui ressort de l'autocritique d'Alchimie
du verbe.
L'apparition, dans la dernière phrase du paragraphe, du
mot "pureté" ouvre une thématique qui ne va pas
cesser d'envahir le discours du locuteur
jusqu'au dénouement du chapitre. Reconnaître
qu'à travers son attrait pour l'antiquité, il
est en quête d'une forme de "pureté", c'est de
la part du locuteur donner raison une nouvelle
fois aux gens d'Église. La facilité avec
laquelle "l'esprit", à la fin du texte, récupère
le thème de la pureté dans une perspective
mystique nous en donne la preuve. Reconnaître
dans la tentation de l'Orient une nostalgie des origines, c'est déjà, sans que le
locuteur s'en rende tout à fait compte, enterrer
l'option de la sagesse orientale, comme voie
possible vers un "salut" autre que chrétien, un
salut" conciliable avec "la liberté".
- Les
philosophes : le monde n'a pas d'âge.
L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes
en Occident, mais libre d'habiter dans votre
Orient, quelque ancien qu'il vous le faille,
— et d'y habiter bien. Ne soyez pas un
vaincu. Philosophes, vous êtes de votre
Occident.
Le discours prêté à la philosophie dans ce
paragraphe est essentiellement celui de
l'idéalisme absolu : l'idéalisme comme
doctrine considérant que la réalité est
constituée par les idées ou niant toute réalité autre que
subjective. Cela commence
par une négation de l'histoire ("le monde
n'a pas d'âge") puis de la géographie
("l'humanité se déplace" : son centre de
gravité a été l'Orient, aujourd'hui, c'est
l'Occident, mais l'humanité reste identique
à soi-même). L'Orient n'existe donc pas
autrement que comme représentation du sujet
pensant : c'est "votre Orient". Y habiter ou
pas ne dépend que de la volonté du sujet : "Vous êtes
en Occident, mais libre d'habiter dans votre
Orient, quelque ancien qu'il vous le faille,
— et d'y habiter bien." Et cela se termine
par un appel à l'exercice de la volonté : "Ne soyez pas un vaincu".
"Les philosophes" ont bien perçu que, dans
sa confrontation avec "son esprit", le
locuteur n'est pas loin de s'avouer vaincu.
Le discours prêté aux "philosophes"
constitue un résumé
évidemment plus que sommaire de ce que
Rimbaud a pu glaner comme information sur les pensées
idéalistes, de Platon à Schopenhauer,
dans les brochures de vulgarisation et
auprès de ses amis plus âgés frottés de philosophie.
À la fin du
paragraphe une voix s'élève soudain pour remettre littéralement les
philosophes à leur place ("vous êtes de
votre Occident") et leur renvoyer
implicitement que leur idéalisme n'est rien
d'autre qu'une figure traditionnelle de la
métaphysique occidentale. Quelle est-elle ? Celle de
"l'esprit" ? Celle du locuteur lui-même ? La
première à travers la seconde, comme l'une
des deux postulations entre lesquelles le
locuteur
balance ? Si l'on en juge par ce qui suit,
la mise en garde immédiate adressée par
Rimbaud à "son esprit" contre tout "parti
pris de salut violent", on peut conclure que
la voix qui vient d'intervenir était bien celle
de "l'esprit", de plus en plus dominante
dans la conscience du
locuteur.
|
|
|
V / LE TRIOMPHE DE L'ESPRIT
|
|
|
La patience sera
le dernier mot d'Une saison en enfer :
Et à l'aurore, armés d'une
ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
On sait aussi que Rimbaud a intitulé
Patience une seconde version de Bannières de mai,
poème dont le dernier huitain illustre à la perfection ce que
Rimbaud entendait sous ce mot :
Je veux bien
que les saisons m'usent.
À toi, Nature, je me rends ;
Et ma faim et toute ma soif.
Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.
L'éthique annoncée par le dernier
vers, la libre infortune, s'oppose à la chimère de la
"liberté dans le salut" : la liberté est incompatible avec
ce qu'Alchimie du verbe appelle la "fatalité de
bonheur". L'acceptation de
l'usure au fil des saisons, du "chant clair des malheurs nouveaux" (Génie),
c'est-à-dire l'acceptation de la vie,
s'oppose pour Rimbaud à la culture de la mort à laquelle conduit
l'impatience du salut. C'est pourquoi le locuteur s'inquiète de
l'avantage qu'est entrain de gagner, dans son for intérieur, celle
de ses voix qu'il appelle "mon esprit". Il craint que cette victoire
de l'esprit ne se traduise par la relance d'une tentation mystique.
D'où son avertissement : "Pas de partis de salut violents" et son
conseil : "Exerce-toi !"
Mais c'est trop tard. Un tiret et, déjà, le ton a
changé, la même vois, semble-t-il, qui conseillait patience, réclame
maintenant la satisfaction immédiate que la science, i.e. le
travail, i.e. la nature, la matière, les saisons, le temps, la
réalité rugueuse, toutes ces limitations de la condition naturelle
de l'homme, ne sont pas en mesure de lui offrir : "Ah ! la science
ne va pas assez vite pour nous !" L'idée sera réitérée
presque dans les mêmes termes dans L'Éclair :
— Qu'y puis-je ? Je connais le
travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et
que la lumière gronde... je le vois bien.
- —
Mais je m'aperçois que mon esprit
dort.
Si bien que cet "esprit" qu'il
essayait à l'instant de calmer,
voilà maintenant que le locuteur le trouve
endormi. Et toute la fin du texte ne
va être qu'un pathétique élan vers
Dieu.
-
S'il était éveillé toujours à
partir de ce moment, nous
serions bientôt à la vérité, qui
peut-être nous entoure avec ses
anges pleurant !... — S'il avait
été éveillé jusqu'à ce
moment-ci, c'est que je n'aurais
pas cédé aux instincts
délétères, à une époque
immémoriale !... — S'il avait
toujours été bien éveillé, je
voguerais en pleine sagesse !
Le héros a donc tranché : ce
sera le retour à la religion de
son enfance. À ce moment précis
de sa trajectoire, c'est
l'option de la conversion qui
l'emporte dans son esprit. Le récit
l'exprime très clairement. Mais il
l'exprime
sous la forme naïve et en effet
très enfantine d'une image
pieuse : la "vérité" du
christianisme lui apparaît
allégorisée dans un style
sulpicien, assimilée à une
mystérieuse Présence "qui
nous entoure avec ses anges
pleurant". Une forme littéraire,
donc, propre à ridiculiser ce
qu'elle fait mine de célébrer.
Symptomatiquement, son retour en religion s'accompagne
immédiatement chez le
protagoniste d'une flambée du
sentiment de culpabilité : il
s'accuse d'avoir "cédé aux
instincts délétères, à une
époque immémoriale". Ce ne sont
donc pas de fautes réellement
commises par lui qu'il s'agit
mais du péché originel d'Adam et
Ève dont, en tant que croyant et
bon connaisseur de la doctrine,
il accepte de prendre sa part.
Il reconnaît dans cet héritage
maudit
l'obstacle qui lui barre l'accès
à la "pleine sagesse".
Et voici le retour annoncé
du thème de la pureté. Mais
il ne s'agit plus de la "pureté
des races antiques". Il
s'agit de cette pureté d'âme
que le croyant est en devoir
de conquérir par
l'exercice méthodique de
l'ascèse chrétienne,
l'application d'une moralité
scrupuleuse, le respect des
obligations du
culte, s'il veut être prêt,
au jour du Jugement. C'est le contraire de
"la liberté dans le salut"
dont le locuteur avait
proclamé l'exigence à la
section 7 de Mauvais sang.
C'est le salut par la
soumission à la loi de Dieu.
-
C'est cette minute
d'éveil qui m'a donné la
vision de la pureté ! —
Par l'esprit on va à
Dieu!
Conformément à la
tradition du mysticisme,
la révélation de la
vérité ne saurait durer.
Son caractère
d'expérience
exceptionnelle et sacrée
est à ce prix. Elle ne
se présente que sous la
forme fulgurante d'une
illumination. Non sans
une ironie très
consciente, Rimbaud
emprunte le vocabulaire
de la sagesse orientale,
où le concept de
"l'éveil" joue un rôle
essentiel, pour célébrer
la défaite de l'Orient dans l'esprit
du locuteur.
EXTRAITS
WIKIPÉDIA /
ENTRÉE "BODHI" (L'ÉVEIL)
Selon les enseignements bouddhistes, un
bouddha est un être qui a atteint la pureté
et la perfection de son esprit par son
propre pouvoir, c’est-à-dire non grâce à des
instructions et des directives étrangères,
et a ainsi atteint un épanouissement sans
limites de toutes « ses » potentialités :
sagesse parfaite (Prajñā) et
compassion infinie (karunā) avec tout
être vivant et donc toute sérénité.
Les conditions préalables sont la compréhension
complète des quatre nobles vérités, le
dépassement de tous les besoins et illusions
qui nous lient à l'existence, et donc la
disparition de toutes les forces du karma.
La bodhi rompt le cycle de la souffrance, le
samsāra, et le nirvana est atteint. [...]
Bodhi est l’expérience d’éveil spirituel
vécue par Gautama Bouddha et ses disciples
[...]. Bodhi est l’objectif ultime de la vie
d’un bouddhiste. L'Éveil implique la
pratique du noble sentier octuple, menée à
bien jusqu'à ce que le pratiquant devienne
un des quatre êtres nobles. |
Dernier acte de foi :
"Par l'esprit on va à
Dieu ! " Le "moi"
célèbre son vainqueur.
Il reconnaît dans
"l'esprit" cette part de
lui-même qui participe du
divin, ce par quoi
l'homme
s'élève au dessus de sa
condition matérielle et
peut avoir accès à la
vérité (aux vérités de
la science comme à
celles de la religion).
Enfin, ce processus
de conversion culmine,
comme il fallait s'y
attendre, en un cri
de souffrance
spirituelle,
expression
habituelle, dans la
littérature
mystique, du
sentiment de
déréliction,
c'est-à-dire de
séparation
ontologique, qui
excite chez le
croyant le désir
impatient de s'unir
avec Dieu. À
moins qu'il faille entendre dans cette déploration finale,
sotto voce, une tout autre petite musique : la constatation
goguenarde qu'en Occident, dès qu'on fait appel à "l'esprit", dès qu'on
cherche la vérité chez les philosophes, on retombe immanquablement,
"déchirante infortune !", sur la question de Dieu. Interprété
ainsi, ce dénouement apparemment mystique dénoncerait l'emprise
du christianisme sur la civilisation occidentale, une emprise
telle qu'il est impossible d'y échapper à l'alternative entre
Dieu et Diable, entre le bien et le mal, entre la "fatalité du
bonheur" par la soumission à la loi divine et cette "fatalité du
malheur" qui s'est abattue sur Rimbaud pour avoir choisi un jour
la "liberté libre". N'est-ce pas ainsi, finalement, qu'il faut
comprendre le titre du texte : L'impossible ?
|
|
|
Retour en haut de page
|
|
|
|