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L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple (1871)

        

L'Orgie parisienne
            ou
 Paris se repeuple


Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
Le soleil expia de ses poumons ardents
Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
Voilà la Cité belle assise à l'occident !
 
Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà
Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie
Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila.
 
Cachez les palais morts dans des niches de planches !
L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,
Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !
 
Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,
 
Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Foulant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,
 
Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Écoutez l'action des stupides hoquets
Déchirants ! Écoutez, sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !
 
Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,
Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !
 
Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !
 
Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
Vous craignez d'elle encore une convulsion
Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
Sur sa poitrine, en une horrible pression.
 
Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
Elle se secouera de vous, hargneux pourris !
 
Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !
 
Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau,
 
Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :
 
Corps remagnétisé pour les énormes peines,
Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !
 
Et ce n'est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides
Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides
Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés.
 
Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »
 
L'orage a sacré ta suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.
 
Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
La haine des Forçats, la clameur des maudits :
Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !
 
Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! 

Mai 1871

     

     Écrit selon toute vraisemblance dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante (21-28 mai 1871), ce poème dresse un tableau satirique de la restauration de l'ordre bourgeois dans la capitale. 
     Les premières strophes du poème sont marquées par un ton ironique. Rimbaud, en même temps qu'il insulte les vainqueurs et leurs laquais ("lâches", "pantins", "chiennes en rut", etc.) fait mine de les encourager à célébrer dans l'orgie la défaite de la Commune. Il feint de leur livrer la ville ("la voilà !"), il leur assure qu'il n'y aura pas de retours de flammes révolutionnaires ("Allez ! on préviendra les reflux d'incendie"). Il leur vante les boulevards lavés de la souillure communarde, les lieux de plaisirs rouverts, les prostituées prêtes à les accueillir. Il les convie à forniquer, manger et boire à la santé de "la putain Paris", c'est à dire la ville conquise, violée, asservie. Mais très vite, jetant bas le masque de l'ironie, le poète révèle l'espoir qui est le sien. La même "putain Paris" qui semble aujourd'hui vautrée dans la débauche saura prendre sa revanche, au premier signe de faiblesse de ses maîtres, quand elle les aura bien abrutis dans les plaisirs : "Elle se secouera de vous, hargneux pourris". 
     Dans une vision qui rappelle La Charogne de Baudelaire, Rimbaud décrit alors la ville morte comme un corps en putréfaction, grouillant de "vers livides", c'est à dire, en réalité, vivant, agité par "l'immense remuement des forces" qui annonce sa résurrection prochaine. Des figures emblématiques font leur apparition : les "Cariatides" inflexibles (trouvées chez Banville), le "clairon" qui fit tomber les murs de Jéricho (La Bible, via Hugo), la Liberté guidant le peuple, "la tête et les deux seins jetés vers l'Avenir" (Delacroix). Les strophes du poète elles-mêmes, nouvelles pétroleuses, bondissent à la gorge des "bandits"... Le texte se terminerait sur cette note d'espoir s'il n'y avait le tout dernier quatrain, qui nous ramène à la morne réalité : la Commune est morte.

   Aucun manuscrit du poème ne nous est parvenu. L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple se compose de soixante-douze alexandrins disposés en quatrains à rimes croisées dans la première version imprimée, celle de la revue La Plume (1890), de soixante-seize dans les Poésies Complètes chez Vanier (1895). Les éditeurs récents, vu les problèmes posés par l’établissement du texte, fournissent les deux versions :         

     >>> Pour comparer les deux versions imprimées différentes de 1890 et 1895

   
     >>> Panorama critique et Commentaire