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L'orgie parisienne
ou Paris se repeuple (1871)
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L'Orgie
parisienne
ou
Paris se repeuple
Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
Le soleil
expia de ses
poumons ardents
Les boulevards qu'un soir
comblèrent les
Barbares.
Voilà la Cité belle
assise à l'occident !
5 Allez ! on préviendra les reflux
d'incendie,
Voilà les quais ! voilà
les boulevards ! voilà
Sur les maisons, l'azur léger
qui s'irradie
Et qu'un soir la rougeur
des bombes étoila.
Cachez les palais morts
dans des niches de planches !
10 L'ancien jour effaré rafraîchit vos
regards.
Voici le troupeau roux
des tordeuses de hanches,
Soyez fous, vous serez drôles,
étant hagards !
Tas de chiennes en rut
mangeant des cataplasmes,
Le cri des maisons d'or
vous réclame. Volez !
15 Mangez ! Voici la nuit de joie aux
profonds spasmes
Qui descend dans la rue,
ô buveurs désolés,
Buvez. Quand la lumière
arrive intense et folle,
Foulant à vos côtés
les luxes ruisselants,
Vous n'allez pas baver,
sans geste, sans parole,
20 Dans vos verres, les yeux perdus aux
lointains blancs,
Avalez, pour la Reine aux
fesses cascadantes !
Écoutez l'action des
stupides hoquets
Déchirants ! Écoutez,
sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux,
vieillards, pantins, laquais !
25 Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,
Fonctionnez plus fort,
bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs
ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus
de hontes, ô Vainqueurs !
Ouvrez votre narine aux
superbes nausées !
30 Trempez de poisons forts les cordes de
vos cous !
Sur vos nuques d'enfants
baissant ses mains croisées
Le Poète vous dit :
ô lâches, soyez fous !
Parce que vous fouillez
le ventre de la Femme,
Vous craignez d'elle
encore une convulsion
35 Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
Sur sa poitrine, en une
horrible pression.
Syphilitiques, fous,
rois, pantins, ventriloques,
Qu'est-ce que ça peut
faire à la putain Paris,
Vos âmes et vos corps,
vos poisons et vos loques ?
40 Elle se secouera de vous, hargneux
pourris !
Et quand vous serez bas,
geignant sur vos entrailles,
Les flancs morts, réclamant
votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux
seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur
tordra ses poings ardus !
45 Quand tes pieds ont dansé si fort dans
les colères,
Paris ! quand tu reçus
tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant
dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du
fauve renouveau,
Ô cité douloureuse, ô
cité quasi morte,
50 La tête et les deux seins jetés vers
l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur
ses milliards de portes,
Cité que le Passé
sombre pourrait bénir :
Corps remagnétisé pour
les énormes peines,
Tu rebois donc la vie
effroyable ! tu sens
55 Sourdre le flux des vers livides en tes
veines,
Et sur ton clair amour rôder
les doigts glaçants !
Et ce n'est pas mauvais.
Tes vers, tes vers livides
Ne gêneront pas plus ton
souffle de Progrès
Que les Stryx n'éteignaient
l'œil des Cariatides
60 Où des pleurs d'or astral tombaient des
bleus degrés.
Quoique ce soit affreux
de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait
fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la
Nature verte,
Le Poète te dit :
« Splendide est ta Beauté ! »
65 L'orage a sacré ta suprême poésie ;
L'immense remuement des
forces te secourt ;
Ton œuvre bout, ta mort
gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur
du clairon lourd.
Le Poète prendra le
sanglot des Infâmes,
70 La haine des Forçats, la clameur des
maudits :
Et ses rayons d'amour
flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !
—
Société,
tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle
aux anciens lupanars :
75 Et les gaz en délire aux murailles
rougies
Flambent sinistrement
vers les azurs blafards !
Mai 1871
Texte de l'édition
Vanier (1895) |
>>> Comparer
les deux versions imprimées différentes |
Lexique |
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Dégorgez
: littéralement : rendre par la gorge, vomir ; s'emploie
fréquemment au figuré avec le sens de "déverser son
contenu" (pour un égout, une canalisation, un récipient).
Ici, Rimbaud joue sur les deux nuances de sens.
expia
: payer pour une faute, se purifier d'une souillure. Le soleil a
lavé les boulevards de la souillure consécutive à la présence
des "Barbares".
tordeuses de hanches
: périphrase désignant les prostituées.
gros ("aux seins
gros de batailles") : "Il ne s'agit évidemment pas simplement
pour Rimbaud de dire que cette "rouge courtisane" a de gros seins
[...] ces seins sont "gros de batailles" au sens où ils "portent les
germes des choses à venir" (le TLF donne comme exemples "un silence
gros de menaces", "un événement gros de conséquences", "une nuée
grosse d'orage")" (Murphy, 2009, p.401).
remagnétisé : littéralement, rendu à nouveau magnétique. Le
courant électrique, en l'occurrence plutôt le fluide vital,
recommence à circuler dans le corps "quasi-mort" (v.49) de la
ville : "Il s'agirait en quelque sorte, écrit Steve Murphy,
d'une opération de résurrection magnétique [...], les "vers"
refluant par les "veines" de la capitale personnifiée ici en femme :
il s'agit des artères de la circulation du sang de
cette ville, considérées comme les rues principales —
impliquant surtout ici les boulevards" (op. cit. 2009, p.380).
strideurs
:terme rare mais aisément compréhensible : bruit perçant, son
strident.
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
L'Orgie
parisienne ou Paris se repeuple :
La réception critique de ce poème de Rimbaud a connu des turbulences dans
les années 70-80 à partir d'une erreur d'interprétation due à
Marcel Ruff (op.cit. 1968) qui s'est largement propagée dans la
communauté rimbaldienne jusqu'à ce qu' Yves Reboul, l'année du centenaire
(1991), rétablisse dans ses droits la lecture traditionnelle,
fondée sur l'identification aux Communeux des "Barbares" du v.3. Je
ferai quelques allusions à cette péripétie de l'histoire du
rimbaldisme dans les notes qui suivent.
On ne possède pas de manuscrit de ce poème. Aussi
est-on obligé d'éditer le texte à partir des deux premières éditions
imprimées (La Plume, 1890 et Vanier, 1895). Le poème est daté "mai 71" dans
ces deux éditions, ce qui correspond au témoignage de Verlaine
dans Les Poètes maudits (1883). Verlaine y reproduisait quelques vers (v.9-11 et 45-48) et
situait la rédaction de l'œuvre au "lendemain de la Semaine
sanglante", soit après le 28 mai 1871. Cette précision, qui n'est pas seulement précieuse pour dater le poème mais
aussi pour en interpréter le sujet et le sens, a été un temps
contestée par la critique. On postulait une date antérieure au 18
mars (début de la Commune), sans doute parce qu'on voulait croire la satire dirigée vers
les envahisseurs prussiens alors qu'elle vise, de façon aujourd'hui
unanimement admise, les bourgeois de Paris réfugiés à Versailles, au
moment où ils rentrent en vainqueurs dans la capitale.
Louis Forestier (op. cit. p.462)
s'appuie notamment sur le titre du poème lorsqu'il explique les raisons qui
le poussent à changer sa position sur le sens du poème. Il
rappelle qu'il a été de ceux (Marcel Ruff, Antoine Adam, ...) qui
interprétaient le poème comme une charge contre les envahisseurs
prussiens (les "Barbares" du vers 3). Cependant, écrit-il
: "une ville ne peut se repeupler que si elle a été
préalablement vidée de ses habitants, ce qui n'avait pas été le
cas durant le Siège. En revanche, durant la Commune, quelques
transfuges en direction de Versailles et, surtout, les exécutions
pouvaient justifier l'idée que Paris s'était dépeuplé : les
transferts vers Satory des Communards arrêtés ne faisaient que la
confirmer. Plus encore, le vocabulaire utilisé par Rimbaud, dans le
titre ou au vers 3, reprend — pour le condamner
implicitement — un discours de la presse versaillaise : "Le
règne des scélérats est fini. On ne saura jamais par quels
raffinements de cruauté et de sauvagerie ils ont clos cette orgie
du crime et de la barbarie" (L'Opinion nationale
; c'est moi qui souligne)".
On peut trouver une évocation de ce retour à Paris des
bourgeois réfugiés à Versailles dans les documents de l'époque.
Voici par exemple ce qu'écrit Edmond de Goncourt dans son Journal
de l'année 1871 :
"Lundi 5
juin — Je suis frappé du
provincialisme de tous ces Parisiens rentrant, un petit sac à la
main. Je n'aurais jamais pu croire que huit mois d'absence, du
centre du chic enlevassent ainsi à des individus le
caractère, la marque, dite indélébile, du parisianisme.
Mardi 6
juin — Réapparition de la foule sur
l'asphalte désert, il y a quelques jours, du boulevard des
Italiens. Ce soir, pour la première fois, on commence à avoir
peine à se frayer un chemin entre la badauderie des hommes et la
prostitution des femmes."
Le soleil
:
Steve Murphy (1985 p.31-32) voyait
dans le soleil une allégorie de la Commune : "Dans la
symbolique traditionnelle de la République, le soleil de la
liberté est l'apanage de Marianne, incarnation du Peuple [...] Le
soleil qui purifie par le feu les rues de Paris est celui de la
Révolution — ses "poumons ardents" renferment le
"souffle du Progrès" (v.58)" Pour Murphy (1985), Rimbaud
exaltait donc ici la Commune pour avoir lavé Paris de la souillure
laissée par la présence allemande. Murphy a reconnu par la suite
s'être trompé sur cette interprétation du poème et a déclaré se
ranger sur ce point à l'interprétation d'Yves Reboul (voir
Murphy, 2009, p.409-410).
Yves Reboul écrit :
"aux yeux des bourgeois qui dégorgent dans les gares, l'ardeur
du soleil printanier a déjà expié en quelque sorte les crimes de
la Commune" (op. cit. p.1084). 
un soir
:
Selon l'interprétation qu'ils donnent à
cette première strophe, les commentateurs procurent une glose
différente pour cette indication temporelle du vers 3.
Ainsi,
Steve Murphy (1985) rappelait que les armées prussiennes
victorieuses n'avaient passé qu'une journée au plus sur les
boulevards parisiens (le 1er mars 1871). Comme signalé
ci-dessus, il a aujourd'hui abandonné cette interprétation, ainsi
que la plupart des spécialistes rimbaldiens.
Yves Reboul, pour qui les
"Barbares" sont les "Communeux" commente la
chose autrement : "Le vers dans son ensemble fait donc allusion
à l'occupation du centre de Paris, au soir du 18 mars, par les
hommes qui allaient faire la Commune" (op. cit. p.1084).
les
Barbares :
La plupart des commentateurs sont d'accord
aujourd'hui pour voir dans ces "barbares" les insurgés de la Commune.
En effet, la métaphore était conventionnelle au XIXe siècle
pour désigner le peuple révolutionnaire :
Jules Michelet,
Le Peuple, Préface : "Souvent, aujourd'hui,
l'on compare l'ascension du peuple, son progrès, à l'invasion
des Barbares. Le mot me plaît, je l'accepte [...]".
Ou encore :
"Que veut dire jeune ? Cela veut dire actif, vivant, concret, le
contraire de l'abstrait ; cela veut dire chaleureux et sanguin,
encore entier, spontané de nature ; enfin, comme on nous a aussi
appelés, nous autres sortis du peuple, barbare ; ce mot m'a
toujours plu." (Michelet, L'Étudiant, deuxième leçon, 23
décembre 1847).
Edmond de
Goncourt, Journal. Mardi 28 mars 1871 : "Les journaux ne
voient, dans ce qui se passe, qu'une question de
décentralisation. Ce qui arrive est tout uniment la conquête de
la France par la population ouvrière, et l'asservissement, sous
son despotisme, du noble, du bourgeois, du paysan. Le
gouvernement quitte les mains de ceux qui possèdent, pour aller
aux mains de ceux qui ne possèdent pas, de ceux qui ont un
intérêt matériel à la conservation de la société, à ceux qui
sont complètement désintéressés d'ordre, de stabilité, de
conservation. Après tout, peut-être dans la grande loi du
changement des choses d'ici-bas, pour les sociétés modernes, les
ouvriers sont-ils, comme je l'ai déjà dit, dans IDÉES ET
SENSATIONS, ce qu'ont été les barbares, pour les sociétés
anciennes, de convulsifs agents de destruction et de
dissolution."
Ernest Delahaye, en 1906,
considérait les Barbares du poème comme étant les insurgés de la Commune
(cité par Murphy, op.cit. p.31 et note 24 p.38). Pour
Yves Reboul (op.cit), aucun
doute, ce sont les Communeux : "L'usage de ce mot pour
désigner les classes dangereuses du prolétariat urbain est
courant dans les milieux conservateurs pendant une grande partie du
XIXe siècle : en l'utilisant, Rimbaud mime le discours
habituel aux bourgeois qu'il met en scène". Cependant, certains commentateurs, même
parmi ceux qui estimaient le poème écrit après la Semaine
sanglante et centré sur le thème de la Commune, ont longtemps
pensé que le
vers 3 du poème évoquait probablement le défilé des soldats
prussiens sur les Champs Élysées, le 1er mars 1871.
Ainsi, Steve Murphy écrit en 1985 : "En fait, la lecture
habituelle est la bonne : l'entrée à Paris des Prussiens, le 1er
mars, est expiée par la Commune incendiaire, qui naît de cette
"souillure" (leitmotiv de la presse française), comme la
République, de la débâcle de Sedan. La banalité de l'insulte
dispense de rattacher l'expression "Barbares" à une
source, fût-elle discursive. On devine, par le contexte, que
l'ironie subsiste, sa saveur provenant d'une comparaison entre la
barbarie imputée aux Prussiens et celle que les Versaillais
déchaînent contre leurs compatriotes." (op.cit. p.31). Comme indiqué ci-dessus, Steve Murphy a aujourd'hui changé d'avis
sur ce point.
Cachez les palais morts
dans des niches de planches ! :
Jean-Luc Steinmetz (op. cit. p.255)
précise que ces "palais morts" entourés de planches sont
sans doute le Palais des Tuileries et le Palais Royal, qui
"avaient été incendiés les 23 et 24 mai 1871". On les
"avait recouverts de planches pour cacher leurs ruines".
cataplasmes
:
Certains critiques essaient d'expliquer ce
terme mystérieux : Claude Jeancolas propose : "soupe
épaisse et grossière" (op. cit. p.124) ; et Louis
Forestier : "on peut entendre cataplasme dans
l'acception que lui donnait l'argot faubourien : épinards.
Rimbaud opposerait la vie de misère à la vie fastueuse." (op.
cit. p.463). Steve Murphy (2009) précise d'abord que les "chiennes
en rut" ne sont pas selon lui les "tordeuses de hanches" comme le
croient certains commentateurs mais les Versaillais. Pour ce qui est
des sens possibles de "cataplasmes" il ajoute aux hypothèses
précédentes un emploi du mot dans le vocabulaire horticole
("Préparation de terreau gras et de bouse de vache", les Versaillais
seraient des bouffeurs de m.....) et, c'est ce qui lui paraît
finalement le moins alambiqué, le sens médical usuel : les
Versaillais, vieillards lubriques et rongés par les maladies
vénériennes (cf. "syphilitiques" (v.37) "ulcère" (v.63)),
soulageraient leurs maux par des compresses à la moutarde (op.cit.
2009 p.390-392)
le troupeau roux
:
"Rimbaud pense à des prostituées dont les cheveux sont
teints au henné" (Steve Murphy, op.cit. 2009, p.387)
maisons d'or
:
"Ces "maisons d'or", suggère Antoine
Adam, font allusion à la Maison dorée, le luxueux
restaurant où Proust devait plus tard placer certaines scènes de
la Recherche" (op. cit. p.893). En transformant en
nom commun, par antonomase, ce nom de la "Maison d'or" ou "Maison
dorée", bien connue tout au long du XIXe siècle pour
représenter le type même de l'établissement de luxe, et en
l'appliquant aux maisons de prostitution, Rimbaud en fait en quelque
sorte le symbole de l'exploitation sexuelle de la femme par la
bourgeoisie (cf. Murphy, 2009, p.389).
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir :
Dans ce vers 50, nous dit Antoine
Fongaro, "il faut être aveugle pour ne pas voir La
Liberté guidant le peuple de Delacroix" (Compte rendu de la
Pléiade d'Antoine Adam, Studi francesi, mai-août 1974,
p.308).
Stryx
:
"Démons féminins ailés, doués de
serres semblables à celles des oiseaux de proie, et qui se
repaissent du sang et des entrailles des enfants" (Pierre
Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
PUF, 1951). Cité par Steve Murphy (1985), qui pense que Rimbaud
rapproche à travers ce mot un symbole mythologique et un motif
conventionnel de la caricature républicaine sous le Second Empire :
"Rimbaud connaissait l'imagerie révolutionnaire d'avant la
Commune, où Thiers et ses complices étaient déjà métamorphosés
en hiboux et en chauves-souris". Son article de Parade
sauvage (op. cit.) offre plusieurs reproductions de ces gravures
satiriques.
Cariatides
:
Les Cariatides représentent sans doute
ici, allégoriquement, la ténacité dans la résistance et
l'héroïsme des opprimés, des vaincus.
Les "cariatides" sont des colonnes à
figure de femmes utilisées par les architectes de l'antiquité pour
supporter une corniche ou une architrave. Une étymologie
controversée y voit la représentation des femmes de Karyes
(Laconie) emmenées captives après la destruction de leur ville qui
avait soutenu les Perses lors de l'invasion de Xerxès. Dans le
poème qui donne son titre à son recueil de 1843, Théodore de
Banville fait des Cariatides le symbole de ces héros et dieux
antiques, immortelles victimes de leurs destins tragiques, qu'il se
donne pour mission de chanter dans ses poèmes : "Saluez ces
martyrs, ô mes Cariatides !" dit le dernier vers du
poème. Elles sont à la fois un symbole de souffrance et de
ténacité : elles ne courberont jamais "leur tête
fraternelle", dit Banville, et l'on voit bien ce qu'elles ont
en commun, pour Rimbaud, avec les victimes de la contre-révolution
versaillaise. Voici les premières strophes du poème :
Les Cariatides
C'est un palais du dieu, tout rempli
de sa gloire.
Cariatides sœurs, des figures d'ivoire
Portent le monument qui monte à l'éther bleu,
Fier comme le témoin d'une immortelle histoire.
Quoique l'archer Soleil avec ses traits de feu
Morde leurs seins polis et vise à leurs prunelles,
Elles ne baissent pas les regards pour si peu.
Même le lourd amas des pierres solennelles
Sous lesquelles Atlas plierait comme un roseau,
Ne courbera jamais leurs têtes fraternelles.
[...]
Le lecteur
aura remarqué les rapprochements possibles avec l'évocation des
vers 59-60 du poème de Rimbaud : "Que les Stryx n'éteignaient
l'œil des Cariatides / Où des pleurs d'or astral tombaient des
bleus degrés."
- L' "œil des Cariatides"
rimbaldiennes rappelle les "regards" et les
"prunelles" des Cariatides de Banville.
- Les "bleus degrés" rappellent
"l'éther bleu".
- Les "pleurs d'or astral"
rappellent les "traits de feu" de "l'archer
Soleil",
- qui ne parviendront pas à faire baisser,
dit Banville ("éteindre" dit Rimbaud), le regard des
Cariatides.
On pourrait donc interpréter l'image
rimbaldienne comme une allégorie de la résistance des opprimés
recyclant une évocation mythologico-architecturale issue de
Banville, sans y chercher nécessairement un allégorisme plus
spécifiquement rimbaldien. Mais il est vrai que les "Stryx"
ne sont pas chez Banville ...
Yves
Reboul propose la glose suivante : "Les Cariatides
symbolisent donc ici Paris, et le sens de la strophe dès lors
devient clair. L'œil des Cariatides, nous dit Rimbaud, ne
saurait être éteint à jamais par les Stryx dans la mesure où,
même noyé de pleurs, il retient, comme disent les vers 47-48,
quelque chose du fauve renouveau apporté par la Commune : ce
renouveau, c'est l'or astral qui le symbolise ici, non pas en vertu
de spéculations alchimiques quelconques, comme on l'a prétendu [Gengoux,
Adam, et même Murphy], mais parce que la lumière du Progrès vient
de l'astre solaire, c'est à dire du ciel (les bleus degrés),
en vertu d'une symbolique née au temps de la Révolution et qui
restait profondément vivante à l'époque de la Commune." (op.
cit. p.1085).
clairon
:
" L'appel à la Cité choisie :
"Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd" (ou
"sourd" lecture de 1890) rappelle sans doute un poème
célèbre des Châtiments (VII, I), ouverture de la dernière
section du livre qui prévoit la revanche contre Napoléon-le-Petit
: "Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée". Les
strideurs du clairon ne menacent-elles pas les murailles rougies de
cette ville violée, comme les clairons du Peuple choisi firent
s'écrouler, jadis, les murailles de Jéricho, référent du texte
de Hugo ?" (Steve Murphy, 1985, op. cit. p.37).
Société,
tout est rétabli :
"Société, tout est rétabli"
rappelle les titres de deux sections des Châtiments,
"La Société est sauvée" et "L'ordre est
rétabli"." (Steve Murphy, 1985, op. cit. p.34).
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Commentaire |
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Version choisie :
Nous adoptons
le texte de l'édition Vanier des Poésies complètes (1895).
Le choix
d'une version pose problème. En effet, en l'absence de tout
manuscrit, et devant les imperfections des premières versions
imprimées, les seules pouvant se prévaloir d'une quelconque autorité
(celles de La Plume, 1890, et de Vanier, 1895), les éditeurs
ont opéré des choix divergents. Ils ont souvent pris la liberté de corriger
ces éditions l'une par l'autre, de choisir parmi les variantes
celles qui leur agréaient le mieux, ce qui a généré des versions
hybrides dépourvues de légitimité. Les éditeurs récents (Murphy, Guyaux)
ont rompu avec cette pratique. Ils reproduisent fidèlement les
deux éditions primitives. Ils considèrent la seconde (celle de Vanier)
comme la plus satisfaisante des deux.
Questions sur le
texte :
1) Relevez dans le
texte de possibles allusions à la Commune de Paris.
Pour repérer ces indices, le
lecteur doit pouvoir s'appuyer sur une connaissance minimum du
contexte historique, sans quoi le poème reste incompréhensible.
Voici quelques dates qu'il faut avoir en tête :
28 janvier 1871 : la France,
battue par la Prusse, signe l'armistice.
1er mars : les troupes allemandes défilent aux
Champs Elysées.
18 mars : début de la Commune.
7 avril : le gouvernement d'Adolphe Thiers, réfugié à
Versailles, fait bombarder Neuilly. Début de la campagne
militaire visant à reprendre Paris.
21 mai : les Versaillais pénètrent dans Paris.
21-28 mai : semaine sanglante (30.000 morts).
2) En vous fondant sur
les indices d'énonciation, montrez
que l'on peut déceler plusieurs parties dans le texte.
3) Étudiez l'ironie
dans les huit premières strophes.
4) Étudiez l'obscénité dans le
poème. Quelle est sa fonction selon vous ?
Vous
comprendrez le mot "obscénité" dans un sens élargi
(c'est à dire que vous ne le limiterez pas au domaine sexuel).
Vous pouvez prendre appui sur cette définition du Trésor
informatisé de la langue française, deuxième sens donné
pour le mot (le premier étant évidemment le sens sexuel, plus
courant):
"OBSCÉNITÉ
: Caractère de ce qui offense le bon goût par son
inconvenance, son manque de pudeur ; caractère de ce qui est
choquant. Synon. grossièreté, indécence. Il existe dans ces effrayantes
profondeurs morales si peu sondées, on ne sait quel étalage
atroce et agréable qui est l'obscénité du crime (HUGO,
Travaill. mer, 1866, p.213)"
5) Quel vous semble être le
message du texte, celui que Rimbaud souhaiterait transmettre à son
lecteur ?
6) Une éminente rimbaldienne,
Suzanne Bernard, auteur de la première édition critique munie de
notes explicatives de l'œuvre de Rimbaud (collection des Classiques
Garnier), s'est déclarée surprise par le dernier quatrain du
poème au point d'écrire : "Verlaine et Vanier n'auraient-ils
pas déplacé cette strophe par erreur ? Elle ne semble guère être
à sa place en conclusion". Qu'en pensez-vous ?
________________
1) Un tableau de Paris, au
lendemain de la Semaine sanglante.
On peut
prélever dans le texte plusieurs allusions à la situation de Paris
dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante. Le titre
"Paris se repeuple" est déjà une indication : le tableau
de Paris proposé par le texte se situe au moment où les
populations chassées de Paris par la guerre civile, le gouvernement
réfugié à Versailles et ses troupes rentrent dans la capitale et
la "repeuplent". Au vers 1, l'expression "dégorgez
dans les gares" désigne également le retour à Paris des
versaillais. Au vers 3, le mot "Barbares" désigne
vraisemblablement les insurgés tels que les nommaient les partisans
de l'ordre. Le verbe "combler" peut s'entendre comme un
synonyme d'"envahir" ou encore de "bloquer par des
barricades". Au vers 5, l'"incendie" est celui qu'ont
allumé, pendant la Semaine sanglante, les bombardements et surtout
les insurgés eux-mêmes, s'en prenant aux symboles du pouvoir et de
la richesse. Le thème reparaît au vers 9 : on avait
entouré de palissades les monuments endommagés pendant la Commune
("niches de planches"), notamment le Palais royal
et les Tuileries, qui avaient brûlé les 23 et 24 mai 1871
(d'où l'expression "palais morts"). Les
"bombes" du vers 9 sont celles que l'armée du
gouvernement a lancées sur la capitale. À partir du vers 11,
Rimbaud évoque les prostituées ("les tordeuses de
hanches") qui recommencent à exercer leur commerce dans la
capitale. Ce qui pourrait être considéré comme un détail par un
historien prend aux yeux de Rimbaud valeur de symbole (symbole
d'asservissement, de corruption). Et l'évocation adopte une
coloration de plus en plus subjective. Quelques indications
concrètes continuent cependant à apparaître. Ainsi, au vers 14,
les "maisons d'or" ne sont peut-être pas seulement les
maisons des riches : les commentateurs mentionnent l'existence à
Paris, sous le second Empire, d'un restaurant de luxe dénommé :
"La Maison dorée". Le passage décrirait donc la
réouverture des lieux de plaisirs fermés pendant "les
événements". Le mot "Vainqueurs" (v.28) désigne
clairement les Versaillais. De même, toute la strophe 45-48
s'explique bien à partir du moment où l'on a décelé le thème de
la Commune dans le poème : Rimbaud évoque le Paris de la
"colère", du "fauve renouveau" (c'est à dire
des révoltes, des révolutions prometteuses d'un avenir meilleur).
Les "coups de couteau" sont les blessures reçues de la
part des troupes officielles pendant la guerre civile. De même, une
évocation comme celle du vers 50, rappelant étrangement la
"République guidant le Peuple" de Delacroix ("La tête et les deux seins jetés vers
l'Avenir") ou une expression comme
"souffle de Progrès" (v.58) sont des allusions
transparentes à l'idéologie communarde. Enfin, dans la dernière
strophe, les "murailles rougies" pourraient désigner le fameux
"mur des fédérés", au cimetière du Père-Lachaise,
contre lequel furent exécutés des centaines d'insurgés aux
derniers jours de la Semaine sanglante. Et la formule "tout est
rétabli", souvenir du titre utilisé par Hugo dans l'une des
sections de ses Châtiments ("L'ordre est rétabli")
évoque bien la fin d'une guerre civile, le rétablissement de
l'ordre social.
Le sujet de ces
vers est donc très vraisemblablement la Commune de Paris. Plusieurs
indices nous ont permis de vérifier cette lecture du poème comme
discours sur un sujet d'actualité.
2) Un mouvement en deux parties :
Le(s)
destinataire(s).
L'observation rapide des indications de
destinataire (pronoms personnels, personnes des verbes) permet de repérer deux mouvements distincts
suivis d'une conclusion. Soit trois parties de longueurs inégales :
11 quatrains pour la première, sept pour la seconde, un pour la
conclusion :
- Du vers 1 au vers 44 :
Le discours est adressé à
divers destinataires (ceux qui "dégorgent dans les
gares", les "chiennes en rut") ou à un destinataire
collectif (les "lâches", v.1 ; les "vainqueurs", v.28 ;
repris, à la fin du texte, par l'apostrophe :
"bandits", v.72). Ces destinataires sont désignés par
des mots au pluriel : adjectifs ou pronoms, personnels ou possessifs
(vous, vos, votre) et les verbes à l'impératif 2° personne du
pluriel (dégorgez, cachez, Mangez, buvez, Avalez, Écoutez,
fonctionnez, trempez, etc.). Le poème se
présente comme une harangue, c'est à dire
un discours prenant à partie ses destinataires.
- Du vers 45 au vers 72 :
Le destinataire change.
Les indices personnels sont singuliers (tes, tu, ta, te, t',
ton) et désignent Paris, la ville personnifiée : "Quand tes pieds ont dansé si
fort dans les colères, / Paris !", v.45-46.
- La dernière strophe, séparée par un
tiret du corps du poème, peut être mise à part : on y décèle
moins les caractéristiques du discours que celles d'un texte
narratif ; pas de destinataire explicitement désigné ; syntaxe
plus traditionnelle, sans apostrophes, sans effets d'anaphore ou
d'énumération ; on peut y voir une
sorte de conclusion mélancolique (cf. "pleurent",
"sinistrement").
L'énonciateur
:
Aux vers 32, 64 et 69, l'utilisation par
l'énonciateur de la formule "le Poète" pour se désigner
lui-même permet d'assigner la parole du poème moins à l'auteur
particulier Arthur Rimbaud qu'à une figure symbolique, une
catégorie générale dans laquelle il s'inclut et dont il se veut
le porte-parole : tous ceux qui, comme l'auteur, se reconnaissent
poètes, se revendiquent d'un idéal poétique, ont pour valeurs
suprêmes l'art et la poésie. Dans cette catégorie, on pourrait
éventuellement reconnaître les véritables destinataires du poème
(au delà de ceux rhétoriquement inscrits dans le texte) : les
vaincus, les parisiens partisans de la Commune, ceux qui partagent
l'idéal poético-politique, la tristesse et la rage de l'auteur.
Car c'est à eux que s'adresse le message d'espoir qui, comme nous
le verrons, est inclus dans le texte.
Remarque : des guillemets paraissant ouvrir
et fermer le discours du poète sont visibles aux vers 34 et 60.
Mais leur exploitation est délicate, voire impossible, étant
donné leur caractère apparemment aberrant, surtout pour le second.
En fait, tout le texte est un discours du poète.
3) L'ironie des premières
strophes :
Les huit
premières strophes, scandées par l'anaphore des impératifs, les
v.1-30 plus exactement, doivent être compris par antiphrase : le
poète fait mine d'adopter le point de vue des
"vainqueurs" et d'encourager l'orgie avant de passer dans
les strophes suivantes à une menace plus directe et à l'annonce
prophétique d'une revanche.
L'énonciateur du texte (le Poète donc)
fait semblant d'inviter ses destinataires à fêter Paris libéré.
Dans le premier quatrain, il semble partager la joie des exilés
retrouvant la "Cité belle" débarrassée de la souillure
qu'a été pour elle la révolution communarde (l'invasion des
"Barbares"). Dans la seconde, il les rassure : il n'y
aura pas de retours de flamme (de nouvelles révoltes) ; ils peuvent
profiter des boulevards ensoleillés (notons la jolie formule :
"l'azur léger qui s'irradie"). La troisième strophe
n'est pas des plus claires : le poète semble encourager les
Versaillais à cacher les dégâts de la guerre civile pour
retrouver au plus vite "l'ancien jour", c'est à dire
l'apparence traditionnelle de la ville. Il les encourage à faire
les "fous" avec les "tordeuses de hanches" (les
putains) qui reprennent leur activité. Puis le poète s'adresse aux
prostituées (4° strophe) : il les incite à abandonner la
nourriture de pauvres qui étaient la leur pendant la Commune (leurs
"cataplasmes"), à manger et boire en compagnie des nantis
(dans les "maisons d'or"). Il s'adresse ensuite aux
"buveurs désolés" (v.16), c'est à dire aux poivrots
tristes ou solitaires, peut-être les ouvriers, les orphelins de la
révolution : il leur demande de quitter leur regard
"perdu" et de profiter de la "lumière intense et
folle" de ce renouveau printanier. Il leur suggère
d'"avaler", c'est à dire de manger et de boire, de
trinquer en l'honneur de la "Reine aux fesses cascadantes",
c'est à dire la grande prostituée qu'est redevenue Paris. Il leur
ordonne d'"écouter" (v.23) les "râles" de
plaisir des imbéciles qui fêtent leur victoire, les vieillards
(peut-être les vieux politiciens du gouvernement) avec leurs
"pantins" (leurs ministres ? leurs fonctionnaires ?) et
leurs "laquais" (ceux qui leur obéissent). Il leur
ordonne de manger (7° strophe) et de renifler la puanteur des
vomissures (strophes 8). Cette suite d'exhortations est rythmée par
la répétition anaphorique des Impératifs 2° personne du pluriel
: pas moins de douze.
Mais l'apparente adhésion de l'auteur à la joie
des vainqueurs est contredite, dans le texte même, par la violence
des apostrophes : "Ô lâches" (v.1 et vers 32), "Ô cœurs
de saleté" (v.25). Ainsi que par la grossièreté outrancière
des termes avec lesquels l'auteur décrit la liesse générale.
C'est pourquoi il faut parler d'ironie. L'ironie est un registre de
discours fondé sur l'antiphrase. L'antiphrase consiste à faire
entendre le contraire de ce qu'on dit. C'est exactement le résultat
visé par ce début de texte.
4) Une poétique de
l'obscénité :
Ce poème
se signale par son réalisme brutal, le caractère cru et choquant
de ses notations descriptives.
On remarque l'omniprésence de ce
qu'on appelle parfois les basses fonctions du corps : manger, boire, baver,
avaler,
digérer, hoqueter, dégorger (c'est à dire vomir). Diverses
parties du corps sont nommées sans pudeur, souvent assorties de
qualificatifs suggestifs : "fesses cascadantes",
"bouches épouvantables", "bouches de puanteur",
"ventres fondus de honte", "tordeuses de
hanches", "seins gros de batailles",
"entrailles", "flancs", "narine",
"cous", "nuques", "poings", etc. Le
vocabulaire du corps est surabondant. Le tableau s'assombrit encore
lorsque le corps de la ville assassinée est décrit à la manière
d'un cadavre en putréfaction : les "doigts glaçants" de
la mort sont assimilés à la circulation liquide ("flux")
de "vers livides" (l'expression est répétée à quelques
vers de distance), évocation reprise de façon plus abstraite mais
pas plus ragoûtante par la formule : "l'immense remuement des
forces". Un peu plus loin, ce corps est encore assimilé à un
"ulcère puant" (qui rappelle le dernier vers de
"Vénus anadyomène").
Les références sexuelles ne sont pas
moins significatives : le poème entier est fondé sur une
métaphore sexuelle, la ville de Paris étant personnifiée en une
femme du peuple que les bourgeois obligent à se prostituer. La
"putain Paris" (v.38), encore nommée au v.43 "la
rouge courtisane" ("rouge" à cause du drapeau ou à
cause du fard ?). La violence sexuelle imposée à cette femme
symbolique est désignée par un vocabulaire des plus violents :
"Parce que vous fouillez le ventre de la femme" (v.33) ;
ou bestial : "Quoique ce soit affreux de te revoir couverte /
Ainsi" (v.61-62). Les allusions à la copulation et à
l'orgasme sont fréquentes : "chiennes en rut", "nuit
aux profonds spasmes" ; "pleurent leur ancien râle aux
ardents lupanars" ; "idiots râleux".
L'effet produit par cet ensemble de
notations obscènes, au sens large du terme, est amplifié par la
figure de l'hypotypose. Selon Quintilien,
rhétoricien de l'Antiquité, l'hypotypose est une
figure de style consistant à décrire une scène de manière si
vive, si énergique et si bien observée qu'elle s'offre aux yeux
avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité. Les
procédés de l'hypotypose sont manifestes dans le poème. Il y a
d'abord, en début de texte, l'utilisation des présentatifs :
"la voilà !", "voilà la Cité belle",
"Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà / Sur les
maisons, l'azur léger qui s'irradie" , "voici le troupeau
roux des tordeuses de hanches". Le poète donne littéralement
à voir (vois-là, vois-ci) le spectacle décrit par ses vers. Nous
avons signalé déjà l'anaphore des impératifs : ajoutons que ce
procédé permet de faire succéder, en une énumération rapide,
toute la série des compléments : "Avalez pour la Reine aux
fesses cascadantes ! / Écoutez l'action des stupides hocquets /
Déchirants ! Écoutez sauter aux nuits ardentes etc." ;
"Ouvrez votre narine ... / Trempez de poisons forts ..."
Conjointement, Rimbaud utilise à plusieurs reprises la phrase
énumérative : "Les idiots râleux, vieillards, pantins,
laquais !" ; "Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos
loques" etc. Tous ces procédés contribuent à accumuler
devant les yeux du lecteur les notations pittoresques qui lui
permettent d'imaginer le tableau de cette "orgie
parisienne".
Cette véritable poétique de l'obscénité vise
un effet essentiellement satirique : il s'agit de manifester avec
plus de force, avec une expressivité maximale, le dégoût de
l'auteur pour la contre-révolution versaillaise, pour les crimes
qui lui ont permis de triompher, pour la corruption et
l'exploitation que cette victoire va nécessairement ramener dans la
ville. Rimbaud parvient d'autant mieux à ses fins qu'il nourrit
d'une inspiration très personnelle la rhétorique traditionnelle de
ce type de diatribes (fréquentes chez Hugo et chez les
Parnassiens). On reconnaît en effet dans le texte les sentiments
mêlés d'attraction et de répulsion qui sont habituellement les
siens face aux femmes : idéalisation de la Femme libre, aimante,
maternelle (voir Les mains de Jeanne-Marie par exemple),
dégoût quasi physique, viscéral, pour la femme aliénée, la
bigote, l'oie blanche, la putain, la femme du monde, l'épouse
bourgeoise ... (voir Mes petites amoureuses, Les sœurs de
charité, etc ...). Or, dans le texte, Paris est à la fois
l'une et l'autre, la putain qui se donne au vainqueur et la
"Cariatide" qui saura faire triompher le Progrès. Cette
dualité est plusieurs fois mentionnée dans le texte, notamment
quand Rimbaud affirme, à propos de "la putain
Paris" : "Elle se secouera de vous, hargneux pourris
!" C'est la même putain qui se donne et qui se vengera. Et il
exprime très clairement aussi l'ambiguïté de son attitude vis à
vis des femmes lorsqu'il écrit : "Et ses rayons d'amour
(ceux du Poète) flagelleront les Femmes". Autrement dit, il
poursuivra les femmes de son courroux par amour pour elles, ou du
moins par amour de ce qu'elles devraient être : des
"Cariatides", des "Jeanne-Marie". Cette
superposition, que sent le lecteur rimbaldien tant soit peu aguerri,
entre une problématique personnelle au sens psychologique du terme
et une problématique politique, n'est pas pour rien dans la force
du texte.
5) Un discours de
revanche et d'espoir :
Nous pouvons maintenant préciser l'enjeu argumentatif
du poème.
Nous avons divisé le texte en deux grandes
parties : le but de Rimbaud dans cette organisation du discours est
d'opposer les deux classes sociales, les deux camps qui se disputent
la ville.
- La première partie s'en prend aux Versaillais en les
présentant caricaturalement comme des jouisseurs, exclusivement
occupés à manger, boire et forniquer. Le ton est
souvent violent ("ô lâches", v.1 ; "tas de
chiennes" v.13 ; "ô cœurs de saleté", v.25 ;
etc.), c'est majoritairement le ton de la satire et de l'invective
mêlées d'ironie.
- La seconde, nous l'avons noté,
s'adresse à Paris personnifiée et décrite comme une femme
subissant les outrages de la réaction. Le ton est
majoritairement celui
de la compassion ("Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte"), ou de l'éloge
("Le Poète te dit : "splendide est ta
Beauté !" ; "L'orage a sacré ta suprême poésie (ou
"L'orage t'a sacrée suprême poésie", version de La Plume
1890)" ; "Cité choisie"). On y trouve aussi par endroits une tonalité
épique, lorsque le poète évoque une future revanche (v.68 ; 72).
Le message principal de Rimbaud semble
être en effet un message d'espoir. Espoir de résurrection fondé sur la
capacité de résistance de la ville, c'est à dire du peuple de
Paris.
Cette résistance est déjà clairement
annoncée à partir du vers 40, lorsque le poète prophétise
que la "putain Paris" saura un jour se débarrasser de ses
parasites versaillais : "Elle se secouera de vous, hargneux
pourris !" C'est pourquoi, le Poète peut encourager
cyniquement les tombeurs de la Commune à se vautrer dans la
débauche et à s'acharner sur leur victime (comme on le voit dans l'accumulation des impératifs : "dégorgez",
"cachez", "soyez fous", "mangez",
"buvez", etc.). Car il sait qu'ils préparent ainsi leur
perte. Les vers 31-32 dévoilent en quelque sorte le sens de cette
"politique du pire" en montrant le poète appuyant
"ses mains croisées" sur les "nuques d'enfants"
des débauchés, comme pour les mettre à genoux. La référence aux
enfants est là pour indiquer l'affaiblissement prévisible des
vainqueurs d'aujourd'hui, qui auront été joués comme des enfants.
Les réactionnaires eux-mêmes sont conscients de ce risque.
C'est ce qu'indique la strophe des vers 33-36 : "Parce que vous fouillez
le ventre de la Femme, / Vous craignez d'elle
encore une convulsion / Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
/ Sur sa poitrine, en une
horrible pression." La "convulsion"
aura bien lieu et ce sera une nouvelle révolution.
Dans la seconde partie du texte Rimbaud
développe le même thème en reprenant, à sa manière plus naturaliste,
l'apologue spiritualiste de La Charogne de
Baudelaire. Il
décrit le grouillement de la vermine sur le cadavre de Paris ("les vers livides" sont mentionnés trois fois aux v.55 et
57). "Et ce n'est pas mauvais" s'écrie le poète au vers
57, car "l'immense remuement des forces te secourt"
(v.66). Autrement dit, avec la vie qui recommence, c'est le
processus d'accumulation de forces nouvelles qui reprend : "ton
oeuvre bout, la mort gronde" (v.67). Des allégories
empruntées à la tradition littéraire confortent cette idée d'une
revanche déjà en marche : les Cariatides (v.59), symboles de de la
résistance des vaincus chez Théodore
de Banville (voir note), ou les "strideurs" du "clairon"
(v.68), symbole biblique de la victoire du bien sur le mal, des
faibles sur les forts (les murs de Jéricho s'effondrant au simple
son des trompettes des prêtres). L'idée est d'ailleurs exprimée
en clair dans la strophe 57-60 : "Tes vers, tes vers livides / Ne gêneront pas plus ton
souffle de Progrès / Que les Stryx n'éteignaient
l'œil des Cariatides". La marche du Progrès
ne sera pas interrompue par la défaite de la Commune.
Écrit, au
dire de Verlaine, au lendemain de la Commune, "L'Orgie
parisienne ou Paris se repeuple" est un grand discours
satirique versifié dans la tradition du Hugo des Châtiments. Au
centre de cette diatribe et la vertébrant, une idée : aujourd'hui
vaincue, la Commune reste vivante et prendra sa revanche.
6) La chute du poème :
Une éminente rimbaldienne, Suzanne
Bernard, auteur de la première édition critique et explicative de l'œuvre
de Rimbaud (collection des Classiques Garnier), s'est
déclarée surprise par cette conclusion au point d'écrire :
"Verlaine et Vanier n'auraient-ils pas déplacé cette strophe
par erreur ? Elle ne semble guère être à sa place en
conclusion" (op. cit. p.401).
Il est certes difficile de soutenir une
telle hypothèse. Nous avons déjà noté que cette strophe finale,
détachée du corps du poème par un tiret, constitue une sorte de
conclusion, possédant par rapport au reste du texte une sorte
d'autonomie. La syntaxe s'assagit (pas d'apostrophes, d'effets
anaphoriques ou énumératifs). La tonalité, essentiellement
mélancolique ("pleurent"; "sinistrement"),
contraste avec les strophes précédentes où dominent l'exaltation,
la colère, et même l'espoir : le poète décrit un paysage
d'après la bataille où ressort l'image des "murailles
rougies", c'est à dire du "mur des fédérés", où
se déroula effectivement le dénouement de la bataille de Paris.
L'effet de chute est donc manifeste et voulu.
Cependant, la réaction de Suzanne Bernard est
compréhensible et elle a l'intérêt d'attirer notre attention sur
une particularité de cette conclusion. Ce qui peut paraître
étrange, en effet, dans cette strophe, c'est qu'après avoir
dressé un tableau des jours qui ont suivi la Commune, et après
nous avoir conduit de la colère contre les vainqueurs à l'espoir
d'une revanche, Rimbaud semble nous renvoyer en arrière dans le
temps (exécutions de la Semaine sanglante) et dans les
sentiments (désespoir consécutif à la défaite). Au fond, ce que
suggère Suzanne Bernard, non sans quelque logique, c'est que ce
quatrain aurait été mieux à sa place en introduction. Mais tel
n'a pas été le choix fait par Rimbaud.
Il est donc intéressant de se demander (et
c'est ce que Suzanne Bernard aurait dû faire plutôt que de
"corriger" Rimbaud) quelle a été l'autre logique ayant
présidé au choix de l'auteur. Rimbaud a probablement souhaité une
fin déceptive, faisant retomber l'exaltation des strophes
précédentes et ramenant à la morne réalité. Il est coutumier de
ce genre de chutes. À la lumière de cette clôture de texte, le
discours du poème apparaît rétrospectivement comme une flambée
rhétorique sans poids sur le réel. Venant immédiatement après un
mouvement du texte qui tend à présenter la poésie comme une arme
et personnifie les strophes elles-mêmes sous l'apparence de
passionarias sautant à la gorge des bourreaux ("Ses strophes
bondiront : voilà ! voilà ! bandits !"), le contraste est
saisissant. Le poème n'aura été au fond qu'un accès de rage sans
efficace, un exutoire de la violence intérieure du poète, un rêve
de revanche, un emportement d'enthousiasme chimérique. Cette fin
pourrait rappeler celle d'un poème comme "Qu'est-ce pour
nous mon cœur que les nappes de sang..." où, après avoir
rêvé à haute voix de faire sauter la planète avec tous ses
méchants, le poète s'écrie : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y
suis toujours !"
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Bibliographie |
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Oeuvres, Classiques Garnier, 1961, note sur "L'orgie
parisienne ou Paris se repeuple", p.399-401. |
Marcel Ruff, Rimbaud, Hatier, "Connaissance des Lettres",
1968. |
Antoine Adam, A.R.
Oeuvres complètes, La Pléiade, 1972, note sur
"L'orgie parisienne ou Paris se repeuple",
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George Hugo Tucker,
"Liturgie, Stryx et Cariatides dans L'orgie parisienne
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Avril 1985, p.21-25. |
Steve Murphy,
"L'orgie versaillaise ou Paris se dépeuple", Parade
sauvage n°2, Avril 1985, p.28-39. |
Claude Zissmann,
"Histoire de deux manuscrits", Parade sauvage
n°2, Avril 1985, p.40-41. |
Jean Luc
Steinmetz, A.R. Poésies, GF, 1989 , note sur
"L'orgie parisienne ou Paris se repeuple", p.
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Alain Borer, Rimbaud,
œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991, note
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"L'orgie parisienne ou Paris se repeuple",
p.1082-1085. |
Yves Reboul,
"Barbares, boulevards, bandits", Parade sauvage,
Colloque n°3, 5-10 septembre 1991, p.75-82,
Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, 1992. |
Pierre Brunel, A.R.
Oeuvres complètes, La Pochothèque, 1999, note sur
"L'orgie parisienne ou Paris se repeuple",
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Louis Forestier, A.R.
Oeuvres complètes, Bouquins, 2004, note sur "L'orgie
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Steve Murphy, "L'Orgie
versaillaise ou Paris se dépeuple", Rimbaud et la Commune,
Éditions Classiques Garnier, 2009, p.367-416. |
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