L'orgie parisienne 
ou Paris se repeuple (1871)

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L'Orgie parisienne
 ou
 Paris se repeuple

    
     Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
     Le soleil expia de ses poumons ardents
     Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
     Voilà la Cité belle assise à l'occident !
 
5   Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
     Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà
     Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie
     Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila.
 
     Cachez les palais morts dans des niches de planches !
10  L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
     Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,
     Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !
 
     Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
     Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
15  Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
     Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,
 
     Buvez. Quand la lumière arrive intense et folle,
     Foulant à vos côtés les luxes ruisselants,
     Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
20  Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,
 
     Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
     Écoutez l'action des stupides hoquets
     Déchirants ! Écoutez, sauter aux nuits ardentes
     Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !
 
25  Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,
     Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
     Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
     Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !
 
     Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
30  Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
     Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
     Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !
 
     Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
     Vous craignez d'elle encore une convulsion
35  Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
     Sur sa poitrine, en une horrible pression.
 
     Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
     Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
     Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
40  Elle se secouera de vous, hargneux pourris !
 
     Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
     Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
     La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
     Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !
 
45  Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
     Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
     Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
     Un peu de la bonté du fauve renouveau,
 
     Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
50  La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
     Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
     Cité que le Passé sombre pourrait bénir :
 
     Corps remagnétisé pour les énormes peines,
     Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
55  Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
     Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !
 
     Et ce n'est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides
     Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
     Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides
60  Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés. 
 
     Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
     Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
     Ulcère plus puant à la Nature verte,
     Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »
 
65  L'orage a sacré ta suprême poésie ;
     L'immense remuement des forces te secourt ;
     Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
     Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.
 
     Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
70  La haine des Forçats, la clameur des maudits :
     Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
     Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !
 
     Société, tout est rétabli : les orgies
     Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
75  Et les gaz en délire aux murailles rougies
     Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! 

Mai 1871

Texte de l'édition Vanier (1895)

  

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Lexique

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Dégorgez : littéralement : rendre par la gorge, vomir ; s'emploie fréquemment au figuré avec le sens de "déverser son contenu" (pour un égout, une canalisation, un récipient). Ici, Rimbaud joue sur les deux nuances de sens.

expia : payer pour une faute, se purifier d'une souillure. Le soleil a lavé les boulevards de la souillure consécutive à la présence des "Barbares".

tordeuses de hanches : périphrase désignant les prostituées.

gros ("aux seins gros de batailles") : "Il ne s'agit évidemment pas simplement pour Rimbaud de dire que cette "rouge courtisane" a de gros seins [...] ces seins sont "gros de batailles" au sens où ils "portent les germes des choses à venir" (le TLF donne comme exemples "un silence gros de menaces", "un événement gros de conséquences", "une nuée grosse d'orage")" (Murphy, 2009, p.401).

remagnétisé : littéralement, rendu à nouveau magnétique. Le courant électrique, en l'occurrence plutôt le fluide vital, recommence à circuler dans le corps "quasi-mort" (v.49) de la ville : "Il s'agirait en quelque sorte, écrit Steve Murphy, d'une opération de résurrection magnétique [...], les "vers" refluant par les "veines" de la capitale personnifiée ici en femme : il s'agit des artères de la circulation du sang de cette ville, considérées comme les rues principales — impliquant surtout ici les boulevards" (op. cit. 2009, p.380).

strideurs :terme rare mais aisément compréhensible : bruit perçant, son strident.

 


 

 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple :

     La réception critique de ce poème de Rimbaud a connu des turbulences dans les années 70-80 à partir d'une erreur d'interprétation due à Marcel Ruff (op.cit. 1968) qui s'est largement propagée dans la communauté rimbaldienne jusqu'à ce qu' Yves Reboul, l'année du centenaire (1991), rétablisse dans ses droits la lecture traditionnelle, fondée sur l'identification aux Communeux des "Barbares" du v.3. Je ferai quelques allusions à cette péripétie de l'histoire du rimbaldisme dans les notes qui suivent.
     On ne possède pas de manuscrit de ce poème. Aussi est-on obligé d'éditer le texte à partir des deux premières éditions imprimées (La Plume, 1890 et Vanier, 1895). Le poème est daté "mai 71" dans ces deux éditions, ce qui correspond au témoignage de Verlaine dans Les Poètes maudits (1883). Verlaine y reproduisait quelques vers (v.9-11 et 45-48) et situait la rédaction de l'œuvre au "lendemain de la Semaine sanglante", soit après le 28 mai 1871. Cette précision, qui n'est pas seulement précieuse pour dater le poème mais aussi pour en interpréter le sujet et le sens, a été un temps contestée par la critique. On postulait une date antérieure au 18 mars (début de la Commune), sans doute parce qu'on voulait croire la satire dirigée vers les envahisseurs prussiens alors qu'elle vise, de façon aujourd'hui unanimement admise, les bourgeois de Paris réfugiés à Versailles, au moment où ils rentrent en vainqueurs dans la capitale.
     Louis Forestier (op. cit. p.462) s'appuie notamment sur le titre du poème lorsqu'il explique les raisons qui le poussent à changer sa position sur le sens du poème. Il rappelle qu'il a été de ceux (Marcel Ruff, Antoine Adam, ...) qui interprétaient le poème comme une charge contre les envahisseurs prussiens (les "Barbares" du vers 3). Cependant, écrit-il : "une ville ne peut se repeupler que si elle a été préalablement vidée de ses habitants, ce qui n'avait pas été le cas durant le Siège. En revanche, durant la Commune, quelques transfuges en direction de Versailles et, surtout, les exécutions pouvaient justifier l'idée que Paris s'était dépeuplé : les transferts vers Satory des Communards arrêtés ne faisaient que la confirmer. Plus encore, le vocabulaire utilisé par Rimbaud, dans le titre ou au vers 3, reprend — pour le condamner implicitement — un discours de la presse versaillaise : "Le règne des scélérats est fini. On ne saura jamais par quels raffinements de cruauté et de sauvagerie ils ont clos cette orgie du crime et de la barbarie" (L'Opinion nationale ; c'est moi qui souligne)".
     On peut trouver une évocation de ce retour à Paris des bourgeois réfugiés à Versailles dans les documents de l'époque. Voici par exemple ce qu'écrit Edmond de Goncourt dans son Journal de l'année 1871 :

"Lundi 5 juin — Je suis frappé du provincialisme de tous ces Parisiens rentrant, un petit sac à la main. Je n'aurais jamais pu croire que huit mois d'absence, du centre du chic enlevassent ainsi à des individus le caractère, la marque, dite indélébile, du parisianisme.

Mardi 6 juin — Réapparition de la foule sur l'asphalte désert, il y a quelques jours, du boulevard des Italiens. Ce soir, pour la première fois, on commence à avoir peine à se frayer un chemin entre la badauderie des hommes et la prostitution des femmes."

 

Le soleil :
     Steve Murphy (1985 p.31-32) voyait dans le soleil une allégorie de la Commune : "Dans la symbolique traditionnelle de la République, le soleil de la liberté est l'apanage de Marianne, incarnation du Peuple [...] Le soleil qui purifie par le feu les rues de Paris est celui de la Révolution — ses "poumons ardents" renferment le "souffle du Progrès" (v.58)" Pour Murphy (1985), Rimbaud exaltait donc ici la Commune pour avoir lavé Paris de la souillure laissée par la présence allemande. Murphy a reconnu par la suite s'être trompé sur cette interprétation du poème et a déclaré se ranger sur ce point à l'interprétation d'Yves Reboul (voir Murphy, 2009, p.409-410).
     Yves Reboul écrit : "aux yeux des bourgeois qui dégorgent dans les gares, l'ardeur du soleil printanier a déjà expié en quelque sorte les crimes de la Commune" (op. cit. p.1084).

 

un soir :
     Selon l'interprétation qu'ils donnent à cette première strophe, les commentateurs procurent une glose différente pour cette indication temporelle du vers 3. 
    Ainsi, Steve Murphy (1985) rappelait que les armées prussiennes victorieuses n'avaient passé qu'une journée au plus sur les boulevards parisiens (le 1er mars 1871). Comme signalé ci-dessus, il a aujourd'hui abandonné cette interprétation, ainsi que la plupart des spécialistes rimbaldiens. 
     Yves Reboul, pour qui les "Barbares" sont les "Communeux" commente la chose autrement : "Le vers dans son ensemble fait donc allusion à l'occupation du centre de Paris, au soir du 18 mars, par les hommes qui allaient faire la Commune" (op. cit. p.1084).

 

les Barbares :
     La plupart des commentateurs sont d'accord aujourd'hui pour voir dans ces "barbares" les insurgés de la Commune. En effet, la métaphore était conventionnelle au XIXe siècle pour désigner le peuple révolutionnaire :

Jules Michelet, Le Peuple, Préface : "Souvent, aujourd'hui, l'on compare l'ascension du peuple, son progrès, à l'invasion des Barbares. Le mot me plaît, je l'accepte [...]".

Ou encore : "Que veut dire jeune ? Cela veut dire actif, vivant, concret, le contraire de l'abstrait ; cela veut dire chaleureux et sanguin, encore entier, spontané de nature ; enfin, comme on nous a aussi appelés, nous autres sortis du peuple, barbare ; ce mot m'a toujours plu." (Michelet, L'Étudiant, deuxième leçon, 23 décembre 1847).

Edmond de Goncourt, Journal. Mardi 28 mars 1871 : "Les journaux ne voient, dans ce qui se passe, qu'une question de décentralisation. Ce qui arrive est tout uniment la conquête de la France par la population ouvrière, et l'asservissement, sous son despotisme, du noble, du bourgeois, du paysan. Le gouvernement quitte les mains de ceux qui possèdent, pour aller aux mains de ceux qui ne possèdent pas, de ceux qui ont un intérêt matériel à la conservation de la société, à ceux qui sont complètement désintéressés d'ordre, de stabilité, de conservation. Après tout, peut-être dans la grande loi du changement des choses d'ici-bas, pour les sociétés modernes, les ouvriers sont-ils, comme je l'ai déjà dit, dans IDÉES ET SENSATIONS, ce qu'ont été les barbares, pour les sociétés anciennes, de convulsifs agents de destruction et de dissolution."
 

     Ernest Delahaye, en 1906, considérait les Barbares du poème comme étant les insurgés de la Commune (cité par Murphy, op.cit. p.31 et note 24 p.38).
     Pour Yves Reboul (op.cit), aucun doute, ce sont les Communeux : "L'usage de ce mot pour désigner les classes dangereuses du prolétariat urbain est courant dans les milieux conservateurs pendant une grande partie du XIXe siècle : en l'utilisant, Rimbaud mime le discours habituel aux bourgeois qu'il met en scène".
     Cependant, certains commentateurs, même parmi ceux qui estimaient le poème écrit après la Semaine sanglante et centré sur le thème de la Commune, ont longtemps pensé que le vers 3 du poème évoquait probablement le défilé des soldats prussiens sur les Champs Élysées, le 1er mars 1871. Ainsi, Steve Murphy écrit en 1985 : "En fait, la lecture habituelle est la bonne : l'entrée à Paris des Prussiens, le 1er mars, est expiée par la Commune incendiaire, qui naît de cette "souillure" (leitmotiv de la presse française), comme la République, de la débâcle de Sedan. La banalité de l'insulte dispense de rattacher l'expression "Barbares" à une source, fût-elle discursive. On devine, par le contexte, que l'ironie subsiste, sa saveur provenant d'une comparaison entre la barbarie imputée aux Prussiens et celle que les Versaillais déchaînent contre leurs compatriotes." (op.cit. p.31). Comme indiqué ci-dessus, Steve Murphy a aujourd'hui changé d'avis sur ce point.  
     

Cachez les palais morts dans des niches de planches !  :
    Jean-Luc Steinmetz (op. cit. p.255) précise que ces "palais morts" entourés de planches sont sans doute le Palais des Tuileries et le Palais Royal, qui "avaient été incendiés les 23 et 24 mai 1871". On les "avait recouverts de planches pour cacher leurs ruines".


cataplasmes :
     Certains critiques essaient d'expliquer ce terme mystérieux : Claude Jeancolas propose : "soupe épaisse et grossière" (op. cit. p.124) ; et Louis Forestier : "on peut entendre cataplasme dans l'acception que lui donnait l'argot faubourien : épinards. Rimbaud opposerait la vie de misère à la vie fastueuse." (op. cit. p.463). Steve Murphy (2009) précise d'abord que les "chiennes en rut" ne sont pas selon lui les "tordeuses de hanches" comme le croient certains commentateurs mais les Versaillais. Pour ce qui est des sens possibles de "cataplasmes" il ajoute aux hypothèses précédentes un emploi du mot dans le vocabulaire horticole ("Préparation de terreau gras et de bouse de vache", les Versaillais seraient des bouffeurs de m.....) et, c'est ce qui lui paraît finalement le moins alambiqué, le sens médical usuel : les Versaillais, vieillards lubriques et rongés par les maladies vénériennes (cf. "syphilitiques" (v.37) "ulcère" (v.63)), soulageraient leurs maux par des compresses à la moutarde (op.cit. 2009 p.390-392)
 

le troupeau roux :
     "Rimbaud pense à des prostituées dont les cheveux sont teints au henné" (Steve Murphy, op.cit. 2009, p.387)

     

maisons d'or :
    "Ces "maisons d'or", suggère Antoine Adam, font allusion à la Maison dorée, le luxueux restaurant où Proust devait plus tard placer certaines scènes de la Recherche" (op. cit. p.893). En transformant en nom commun, par antonomase, ce nom de la "Maison d'or" ou "Maison dorée", bien connue tout au long du XIXe siècle pour représenter le type même de l'établissement de luxe, et en l'appliquant aux maisons de prostitution, Rimbaud en fait en quelque sorte le symbole de l'exploitation sexuelle de la femme par la bourgeoisie (cf. Murphy, 2009, p.389).


La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir :
     Dans ce vers 50, nous dit Antoine Fongaro, "il faut être aveugle pour ne pas voir La Liberté guidant le peuple de Delacroix" (Compte rendu de la Pléiade d'Antoine Adam, Studi francesi, mai-août 1974, p.308).

 

Stryx
     "Démons féminins ailés, doués de serres semblables à celles des oiseaux de proie, et qui se repaissent du sang et des entrailles des enfants" (Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, 1951). Cité par Steve Murphy (1985), qui pense que Rimbaud rapproche à travers ce mot un symbole mythologique et un motif conventionnel de la caricature républicaine sous le Second Empire : "Rimbaud connaissait l'imagerie révolutionnaire d'avant la Commune, où Thiers et ses complices étaient déjà métamorphosés en hiboux et en chauves-souris". Son article de Parade sauvage (op. cit.) offre plusieurs reproductions de ces gravures satiriques.

 

Cariatides :
     Les Cariatides représentent sans doute ici, allégoriquement, la ténacité dans la résistance et l'héroïsme des opprimés, des vaincus.
    Les "cariatides" sont des colonnes à figure de femmes utilisées par les architectes de l'antiquité pour supporter une corniche ou une architrave. Une étymologie controversée y voit la représentation des femmes de Karyes (Laconie) emmenées captives après la destruction de leur ville qui avait soutenu les Perses lors de l'invasion de Xerxès. Dans le poème qui donne son titre à son recueil de 1843, Théodore de Banville fait des Cariatides le symbole de ces héros et dieux antiques, immortelles victimes de leurs destins tragiques, qu'il se donne pour mission de chanter dans ses poèmes : "Saluez ces martyrs, ô mes Cariatides !" dit le dernier vers du poème. Elles sont à la fois un symbole de souffrance et de ténacité : elles ne courberont jamais "leur tête fraternelle", dit Banville, et l'on voit bien ce qu'elles ont en commun, pour Rimbaud, avec les victimes de la contre-révolution versaillaise. Voici les premières strophes du poème :

                       Les Cariatides

C'est un palais du dieu, tout rempli de sa gloire.

Cariatides sœurs, des figures d'ivoire
Portent le monument qui monte à l'éther bleu,
Fier comme le témoin d'une immortelle histoire.

Quoique l'archer Soleil avec ses traits de feu
Morde leurs seins polis et vise à leurs prunelles,
Elles ne baissent pas les regards pour si peu.

Même le lourd amas des pierres solennelles
Sous lesquelles Atlas plierait comme un roseau,
Ne courbera jamais leurs têtes fraternelles.

[...]

     Le lecteur aura remarqué les rapprochements possibles avec l'évocation des vers 59-60 du poème de Rimbaud : "Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides / Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés."
     - L' "œil des Cariatides" rimbaldiennes rappelle les "regards" et les "prunelles" des Cariatides de Banville. 
     - Les "bleus degrés" rappellent "l'éther bleu".
     - Les "pleurs d'or astral" rappellent les "traits de feu" de "l'archer Soleil", 
     - qui ne parviendront pas à faire baisser, dit Banville ("éteindre" dit Rimbaud), le regard des Cariatides. 
     On pourrait donc interpréter l'image rimbaldienne comme une allégorie de la résistance des opprimés recyclant une évocation mythologico-architecturale issue de Banville, sans y chercher nécessairement un allégorisme plus spécifiquement rimbaldien. Mais il est vrai que les "Stryx" ne sont pas chez Banville ...

     Yves Reboul propose la glose suivante : "Les Cariatides symbolisent donc ici Paris, et le sens de la strophe dès lors devient clair. L'œil des Cariatides, nous dit Rimbaud, ne saurait être éteint à jamais par les Stryx dans la mesure où, même noyé de pleurs, il retient, comme disent les vers 47-48, quelque chose du fauve renouveau apporté par la Commune : ce renouveau, c'est l'or astral qui le symbolise ici, non pas en vertu de spéculations alchimiques quelconques, comme on l'a prétendu [Gengoux, Adam, et même Murphy], mais parce que la lumière du Progrès vient de l'astre solaire, c'est à dire du ciel (les bleus degrés), en vertu d'une symbolique née au temps de la Révolution et qui restait profondément vivante à l'époque de la Commune." (op. cit. p.1085).

 

clairon :
     " L'appel à la Cité choisie : "Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd" (ou "sourd" lecture de 1890) rappelle sans doute un poème célèbre des Châtiments (VII, I), ouverture de la dernière section du livre qui prévoit la revanche contre Napoléon-le-Petit : "Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée". Les strideurs du clairon ne menacent-elles pas les murailles rougies de cette ville violée, comme les clairons du Peuple choisi firent s'écrouler, jadis, les murailles de Jéricho, référent du texte de Hugo ?" (Steve Murphy, 1985, op. cit. p.37).

 

Société, tout est rétabli :
     "Société, tout est rétabli" rappelle les titres de deux sections des Châtiments, "La Société est sauvée" et "L'ordre est rétabli"." (Steve Murphy, 1985, op. cit. p.34).


 

 

Commentaire

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Version choisie :

     Nous adoptons le texte de l'édition Vanier des Poésies complètes (1895). Le choix d'une version pose problème. En effet, en l'absence de tout manuscrit, et devant les imperfections des premières versions imprimées, les seules pouvant se prévaloir d'une quelconque autorité (celles de La Plume, 1890, et de Vanier, 1895), les éditeurs ont opéré des choix divergents. Ils ont souvent pris la liberté de corriger ces éditions l'une par l'autre, de choisir parmi les variantes celles qui leur agréaient le mieux, ce qui a généré des versions hybrides dépourvues de légitimité. Les éditeurs récents (Murphy, Guyaux) ont rompu avec cette pratique. Ils reproduisent fidèlement les deux éditions primitives. Ils considèrent la seconde (celle de Vanier) comme la plus satisfaisante des deux.  

Questions sur le texte :

1) Relevez dans le texte de possibles allusions à la Commune de Paris.

Pour repérer ces indices, le lecteur doit pouvoir s'appuyer sur une connaissance minimum du contexte historique, sans quoi le poème reste incompréhensible. Voici quelques dates qu'il faut avoir en tête :

28 janvier 1871 : la France, battue par la Prusse, signe l'armistice.
1er mars : les troupes allemandes défilent aux Champs Elysées.
18 mars : début de la Commune.
7 avril : le gouvernement d'Adolphe Thiers, réfugié à Versailles, fait bombarder Neuilly. Début de la campagne militaire visant à reprendre Paris.
21 mai : les Versaillais pénètrent dans Paris.
21-28 mai : semaine sanglante (30.000 morts).

2) En vous fondant sur les indices d'énonciation, montrez que l'on peut déceler plusieurs parties dans le texte.

3) Étudiez l'ironie dans les huit premières strophes.

4) Étudiez l'obscénité dans le poème. Quelle est sa fonction selon vous ?

     Vous comprendrez le mot "obscénité" dans un sens élargi (c'est à dire que vous ne le limiterez pas au domaine sexuel). Vous pouvez prendre appui sur cette définition du Trésor informatisé de la langue française, deuxième sens donné pour le mot (le premier étant évidemment le sens sexuel, plus courant):

     "OBSCÉNITÉ : Caractère de ce qui offense le bon goût par son inconvenance, son manque de pudeur ; caractère de ce qui est choquant. Synon. grossièreté, indécence. 
     Il existe dans ces effrayantes profondeurs morales si peu sondées, on ne sait quel étalage atroce et agréable qui est l'obscénité du crime
(HUGO, Travaill. mer, 1866, p.213)"

5) Quel vous semble être le message du texte, celui que Rimbaud souhaiterait transmettre à son lecteur ?

6) Une éminente rimbaldienne, Suzanne Bernard, auteur de la première édition critique munie de notes explicatives de l'œuvre de Rimbaud (collection des Classiques Garnier), s'est déclarée surprise par le dernier quatrain du poème au point d'écrire : "Verlaine et Vanier n'auraient-ils pas déplacé cette strophe par erreur ? Elle ne semble guère être à sa place en conclusion". Qu'en pensez-vous ?

________________

 

1) Un tableau de Paris, au lendemain de la Semaine sanglante.

     On peut prélever dans le texte plusieurs allusions à la situation de Paris dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante. Le titre "Paris se repeuple" est déjà une indication : le tableau de Paris proposé par le texte se situe au moment où les populations chassées de Paris par la guerre civile, le gouvernement réfugié à Versailles et ses troupes rentrent dans la capitale et la "repeuplent". Au vers 1, l'expression "dégorgez dans les gares" désigne également le retour à Paris des versaillais. Au vers 3, le mot "Barbares" désigne vraisemblablement les insurgés tels que les nommaient les partisans de l'ordre. Le verbe "combler" peut s'entendre comme un synonyme d'"envahir" ou encore de "bloquer par des barricades". Au vers 5, l'"incendie" est celui qu'ont allumé, pendant la Semaine sanglante, les bombardements et surtout les insurgés eux-mêmes, s'en prenant aux symboles du pouvoir et de la richesse. Le thème reparaît au vers 9 : on avait entouré de palissades les monuments endommagés pendant la Commune ("niches de planches"), notamment le Palais royal et les Tuileries, qui avaient brûlé les 23 et 24 mai 1871 (d'où l'expression "palais morts"). Les "bombes" du vers 9 sont celles que l'armée du gouvernement a lancées sur la capitale. À partir du vers 11, Rimbaud évoque les prostituées ("les tordeuses de hanches") qui recommencent à exercer leur commerce dans la capitale. Ce qui pourrait être considéré comme un détail par un historien prend aux yeux de Rimbaud valeur de symbole (symbole d'asservissement, de corruption). Et l'évocation adopte une coloration de plus en plus subjective. Quelques indications concrètes continuent cependant à apparaître. Ainsi, au vers 14, les "maisons d'or" ne sont peut-être pas seulement les maisons des riches : les commentateurs mentionnent l'existence à Paris, sous le second Empire, d'un restaurant de luxe dénommé : "La Maison dorée". Le passage décrirait donc la réouverture des lieux de plaisirs fermés pendant "les événements". Le mot "Vainqueurs" (v.28) désigne clairement les Versaillais. De même, toute la strophe 45-48 s'explique bien à partir du moment où l'on a décelé le thème de la Commune dans le poème : Rimbaud évoque le Paris de la "colère", du "fauve renouveau" (c'est à dire des révoltes, des révolutions prometteuses d'un avenir meilleur). Les "coups de couteau" sont les blessures reçues de la part des troupes officielles pendant la guerre civile. De même, une évocation comme celle du vers 50, rappelant étrangement la "République guidant le Peuple" de Delacroix ("La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir") ou une expression comme "souffle de Progrès" (v.58) sont des allusions transparentes à l'idéologie communarde. Enfin, dans la dernière strophe, les "murailles rougies" pourraient désigner le fameux "mur des fédérés", au cimetière du Père-Lachaise, contre lequel furent exécutés des centaines d'insurgés aux derniers jours de la Semaine sanglante. Et la formule "tout est rétabli", souvenir du titre utilisé par Hugo dans l'une des sections de ses Châtiments ("L'ordre est rétabli") évoque bien la fin d'une guerre civile, le rétablissement de l'ordre social.
     Le sujet de ces vers est donc très vraisemblablement la Commune de Paris. Plusieurs indices nous ont permis de vérifier cette lecture du poème comme discours sur un sujet d'actualité.

2) Un mouvement en deux parties :

     Le(s) destinataire(s).
    L'observation rapide des indications de destinataire (pronoms personnels, personnes des verbes) permet de repérer deux mouvements distincts suivis d'une conclusion. Soit trois parties de longueurs inégales : 11 quatrains pour la première, sept pour la seconde, un pour la conclusion :

     - Du vers 1 au vers 44 : 
      Le discours est adressé à divers destinataires (ceux qui "dégorgent dans les gares", les "chiennes en rut") ou à un destinataire collectif (les "lâches", v.1 ; les "vainqueurs", v.28 ; repris, à la fin du texte, par l'apostrophe : "bandits", v.72). Ces destinataires sont désignés par des mots au pluriel : adjectifs ou pronoms, personnels ou possessifs (vous, vos, votre) et les verbes à l'impératif 2° personne du pluriel (dégorgez, cachez, Mangez, buvez, Avalez, Écoutez, fonctionnez, trempez, etc.). Le poème se présente comme une harangue, c'est à dire un discours prenant à partie ses destinataires. 
     
      - Du vers 45 au vers 72 : 
     Le destinataire change. Les indices personnels sont singuliers (tes, tu, ta, te, t', ton) et désignent Paris, la ville personnifiée : "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris !", v.45-46. 
     
     - La dernière strophe, séparée par un tiret du corps du poème, peut être mise à part : on y décèle moins les caractéristiques du discours que celles d'un texte narratif ; pas de destinataire explicitement désigné ; syntaxe plus traditionnelle, sans apostrophes, sans effets d'anaphore ou d'énumération ; on peut y voir une sorte de conclusion mélancolique (cf. "pleurent", "sinistrement").      

     L'énonciateur :
     Aux vers 32, 64 et 69, l'utilisation par l'énonciateur de la formule "le Poète" pour se désigner lui-même permet d'assigner la parole du poème moins à l'auteur particulier Arthur Rimbaud qu'à une figure symbolique, une catégorie générale dans laquelle il s'inclut et dont il se veut le porte-parole : tous ceux qui, comme l'auteur, se reconnaissent poètes, se revendiquent d'un idéal poétique, ont pour valeurs suprêmes l'art et la poésie. Dans cette catégorie, on pourrait éventuellement reconnaître les véritables destinataires du poème (au delà de ceux rhétoriquement inscrits dans le texte) : les vaincus, les parisiens partisans de la Commune, ceux qui partagent l'idéal poético-politique, la tristesse et la rage de l'auteur. Car c'est à eux que s'adresse le message d'espoir qui, comme nous le verrons, est inclus dans le texte.
     Remarque : des guillemets paraissant ouvrir et fermer le discours du poète sont visibles aux vers 34 et 60. Mais leur exploitation est délicate, voire impossible, étant donné leur caractère apparemment aberrant, surtout pour le second. En fait, tout le texte est un discours du poète.

3) L'ironie des premières strophes :

     Les huit premières strophes, scandées par l'anaphore des impératifs, les v.1-30 plus exactement, doivent être compris par antiphrase : le poète fait mine d'adopter le point de vue des "vainqueurs" et d'encourager l'orgie avant de passer dans les strophes suivantes à une menace plus directe et à l'annonce prophétique d'une revanche.
     L'énonciateur du texte (le Poète donc) fait semblant d'inviter ses destinataires à fêter Paris libéré. Dans le premier quatrain, il semble partager la joie des exilés retrouvant la "Cité belle" débarrassée de la souillure qu'a été pour elle la révolution communarde (l'invasion des "Barbares"). Dans la seconde, il les rassure : il n'y aura pas de retours de flamme (de nouvelles révoltes) ; ils peuvent profiter des boulevards ensoleillés (notons la jolie formule : "l'azur léger qui s'irradie"). La troisième strophe n'est pas des plus claires : le poète semble encourager les Versaillais à cacher les dégâts de la guerre civile pour retrouver au plus vite "l'ancien jour", c'est à dire l'apparence traditionnelle de la ville. Il les encourage à faire les "fous" avec les "tordeuses de hanches" (les putains) qui reprennent leur activité. Puis le poète s'adresse aux prostituées (4° strophe) : il les incite à abandonner la nourriture de pauvres qui étaient la leur pendant la Commune (leurs "cataplasmes"), à manger et boire en compagnie des nantis (dans les "maisons d'or"). Il s'adresse ensuite aux "buveurs désolés" (v.16), c'est à dire aux poivrots tristes ou solitaires, peut-être les ouvriers, les orphelins de la révolution : il leur demande de quitter leur regard "perdu" et de profiter de la "lumière intense et folle" de ce renouveau printanier. Il leur suggère d'"avaler", c'est à dire de manger et de boire, de trinquer en l'honneur de la "Reine aux fesses cascadantes", c'est à dire la grande prostituée qu'est redevenue Paris. Il leur ordonne d'"écouter" (v.23) les "râles" de plaisir des imbéciles qui fêtent leur victoire, les vieillards (peut-être les vieux politiciens du gouvernement) avec leurs "pantins" (leurs ministres ? leurs fonctionnaires ?) et leurs "laquais" (ceux qui leur obéissent). Il leur ordonne de manger (7° strophe) et de renifler la puanteur des vomissures (strophes 8). Cette suite d'exhortations est rythmée par la répétition anaphorique des Impératifs 2° personne du pluriel : pas moins de douze.
    Mais l'apparente adhésion de l'auteur à la joie des vainqueurs est contredite, dans le texte même, par la violence des apostrophes : "Ô lâches" (v.1 et vers 32), "Ô cœurs de saleté" (v.25). Ainsi que par la grossièreté outrancière des termes avec lesquels l'auteur décrit la liesse générale. C'est pourquoi il faut parler d'ironie. L'ironie est un registre de discours fondé sur l'antiphrase. L'antiphrase consiste à faire entendre le contraire de ce qu'on dit. C'est exactement le résultat visé par ce début de texte.

4) Une poétique de l'obscénité :

     Ce poème se signale par son réalisme brutal, le caractère cru et choquant de ses notations descriptives.
     On remarque l'omniprésence de ce qu'on appelle parfois les basses fonctions du corps : manger, boire, baver, avaler, digérer, hoqueter, dégorger (c'est à dire vomir). Diverses parties du corps sont nommées sans pudeur, souvent assorties de qualificatifs suggestifs : "fesses cascadantes", "bouches épouvantables", "bouches de puanteur", "ventres fondus de honte", "tordeuses de hanches", "seins gros de batailles", "entrailles", "flancs", "narine", "cous", "nuques", "poings", etc. Le vocabulaire du corps est surabondant. Le tableau s'assombrit encore lorsque le corps de la ville assassinée est décrit à la manière d'un cadavre en putréfaction : les "doigts glaçants" de la mort sont assimilés à la circulation liquide ("flux") de "vers livides" (l'expression est répétée à quelques vers de distance), évocation reprise de façon plus abstraite mais pas plus ragoûtante par la formule : "l'immense remuement des forces". Un peu plus loin, ce corps est encore assimilé à un "ulcère puant" (qui rappelle le dernier vers de "Vénus anadyomène").
     Les références sexuelles ne sont pas moins significatives : le poème entier est fondé sur une métaphore sexuelle, la ville de Paris étant personnifiée en une femme du peuple que les bourgeois obligent à se prostituer. La "putain Paris" (v.38), encore nommée au v.43 "la rouge courtisane" ("rouge" à cause du drapeau ou à cause du fard ?). La violence sexuelle imposée à cette femme symbolique est désignée par un vocabulaire des plus violents : "Parce que vous fouillez le ventre de la femme" (v.33) ; ou bestial : "Quoique ce soit affreux de te revoir couverte / Ainsi" (v.61-62). Les allusions à la copulation et à l'orgasme sont fréquentes : "chiennes en rut", "nuit aux profonds spasmes" ; "pleurent leur ancien râle aux ardents lupanars" ; "idiots râleux".
     L'effet produit par cet ensemble de notations obscènes, au sens large du terme, est amplifié par la figure de l'hypotypose. Selon Quintilien, rhétoricien de l'Antiquité, l'hypotypose est une figure de style consistant à décrire une scène de manière si vive, si énergique et si bien observée qu'elle s'offre aux yeux avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité. Les procédés de l'hypotypose sont manifestes dans le poème. Il y a d'abord, en début de texte, l'utilisation des présentatifs : "la voilà !", "voilà la Cité belle", "Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà / Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie" , "voici le troupeau roux des tordeuses de hanches". Le poète donne littéralement à voir (vois-là, vois-ci) le spectacle décrit par ses vers. Nous avons signalé déjà l'anaphore des impératifs : ajoutons que ce procédé permet de faire succéder, en une énumération rapide, toute la série des compléments : "Avalez pour la Reine aux fesses cascadantes ! / Écoutez l'action des stupides hocquets / Déchirants ! Écoutez sauter aux nuits ardentes etc." ; "Ouvrez votre narine ... / Trempez de poisons forts ..." Conjointement, Rimbaud utilise à plusieurs reprises la phrase énumérative : "Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !" ; "Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques" etc. Tous ces procédés contribuent à accumuler devant les yeux du lecteur les notations pittoresques qui lui permettent d'imaginer le tableau de cette "orgie parisienne".
    Cette véritable poétique de l'obscénité vise un effet essentiellement satirique : il s'agit de manifester avec plus de force, avec une expressivité maximale, le dégoût de l'auteur pour la contre-révolution versaillaise, pour les crimes qui lui ont permis de triompher, pour la corruption et l'exploitation que cette victoire va nécessairement ramener dans la ville. Rimbaud parvient d'autant mieux à ses fins qu'il nourrit d'une inspiration très personnelle la rhétorique traditionnelle de ce type de diatribes (fréquentes chez Hugo et chez les Parnassiens). On reconnaît en effet dans le texte les sentiments mêlés d'attraction et de répulsion qui sont habituellement les siens face aux femmes : idéalisation de la Femme libre, aimante, maternelle (voir Les mains de Jeanne-Marie par exemple), dégoût quasi physique, viscéral, pour la femme aliénée, la bigote, l'oie blanche, la putain, la femme du monde, l'épouse bourgeoise ... (voir Mes petites amoureuses, Les sœurs de charité, etc ...). Or, dans le texte, Paris est à la fois l'une et l'autre, la putain qui se donne au vainqueur et la "Cariatide" qui saura faire triompher le Progrès. Cette dualité est plusieurs fois mentionnée dans le texte, notamment quand Rimbaud affirme, à propos de "la putain Paris" : "Elle se secouera de vous, hargneux pourris !" C'est la même putain qui se donne et qui se vengera. Et il exprime très clairement aussi l'ambiguïté de son attitude vis à vis des femmes lorsqu'il écrit : "Et ses rayons d'amour (ceux du Poète) flagelleront les Femmes". Autrement dit, il poursuivra les femmes de son courroux par amour pour elles, ou du moins par amour de ce qu'elles devraient être : des "Cariatides", des "Jeanne-Marie". Cette superposition, que sent le lecteur rimbaldien tant soit peu aguerri, entre une problématique personnelle au sens psychologique du terme et une problématique politique, n'est pas pour rien dans la force du texte.

5) Un discours de revanche et d'espoir :

     Nous pouvons maintenant préciser l'enjeu argumentatif du poème. 
     Nous avons divisé le texte en deux grandes parties : le but de Rimbaud dans cette organisation du discours est d'opposer les deux classes sociales, les deux camps qui se disputent la ville.
     - La première partie s'en prend aux Versaillais en les présentant caricaturalement comme des jouisseurs, exclusivement occupés à manger, boire et forniquer. Le ton est souvent violent ("ô lâches", v.1 ; "tas de chiennes" v.13 ; "ô cœurs de saleté", v.25 ; etc.), c'est majoritairement le ton de la satire et de l'invective mêlées d'ironie.
     - La seconde, nous l'avons noté, s'adresse à Paris personnifiée et décrite comme une femme subissant les outrages de la réaction. Le ton est majoritairement celui de la compassion ("Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte"), ou de l'éloge ("Le Poète te dit : "splendide est ta Beauté !" ; "L'orage a sacré ta suprême poésie (ou "L'orage t'a sacrée suprême poésie", version de La Plume 1890)" ; "Cité choisie"). On y trouve aussi par endroits une tonalité épique, lorsque le poète évoque une future revanche (v.68 ; 72). 
     Le message principal de Rimbaud semble être en effet un message d'espoir. Espoir de résurrection fondé sur la capacité de résistance de la ville, c'est à dire du peuple de Paris. 
     Cette résistance est déjà clairement annoncée à partir du vers 40, lorsque le poète prophétise que la "putain Paris" saura un jour se débarrasser de ses parasites versaillais : "Elle se secouera de vous, hargneux pourris !" C'est pourquoi, le Poète peut encourager cyniquement les tombeurs de la Commune à se vautrer dans la débauche et à s'acharner sur leur victime (comme on le voit dans l'accumulation des impératifs : "dégorgez", "cachez", "soyez fous", "mangez", "buvez", etc.). Car il sait qu'ils préparent ainsi leur perte. Les vers 31-32 dévoilent en quelque sorte le sens de cette "politique du pire" en montrant le poète appuyant "ses mains croisées" sur les "nuques d'enfants" des débauchés, comme pour les mettre à genoux. La référence aux enfants est là pour indiquer l'affaiblissement prévisible des vainqueurs d'aujourd'hui, qui auront été joués comme des enfants. Les réactionnaires eux-mêmes sont conscients de ce risque. C'est ce qu'indique la strophe des vers 33-36 : "Parce que vous fouillez le ventre de la Femme, / Vous craignez d'elle encore une convulsion / Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme / Sur sa poitrine, en une horrible pression." La "convulsion" aura bien lieu et ce sera une nouvelle révolution. 
     Dans la seconde partie du texte Rimbaud développe le même thème en reprenant, à sa manière plus naturaliste, l'apologue spiritualiste de La Charogne de Baudelaire. Il décrit le grouillement de la vermine sur le cadavre de Paris ("les vers livides" sont mentionnés trois fois aux v.55 et 57). "Et ce n'est pas mauvais" s'écrie le poète au vers 57, car "l'immense remuement des forces te secourt" (v.66). Autrement dit, avec la vie qui recommence, c'est le processus d'accumulation de forces nouvelles qui reprend : "ton oeuvre bout, la mort gronde" (v.67). Des allégories empruntées à la tradition littéraire confortent cette idée d'une revanche déjà en marche : les Cariatides (v.59), symboles de de la résistance des vaincus chez Théodore de Banville (voir note), ou les "strideurs" du "clairon" (v.68), symbole biblique de la victoire du bien sur le mal, des faibles sur les forts (les murs de Jéricho s'effondrant au simple son des trompettes des prêtres). L'idée est d'ailleurs exprimée en clair dans la strophe 57-60 : "Tes vers, tes vers livides / Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès / Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides". La marche du Progrès ne sera pas interrompue par la défaite de la Commune. 
     Écrit, au dire de Verlaine, au lendemain de la Commune, "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple" est un grand discours satirique versifié dans la tradition du Hugo des Châtiments. Au centre de cette diatribe et la vertébrant, une idée : aujourd'hui vaincue, la Commune reste vivante et prendra sa revanche. 

6) La chute du poème :
     
     Une éminente rimbaldienne, Suzanne Bernard, auteur de la première édition critique et explicative de l'œuvre de Rimbaud (collection des Classiques Garnier), s'est déclarée surprise par cette conclusion au point d'écrire : "Verlaine et Vanier n'auraient-ils pas déplacé cette strophe par erreur ? Elle ne semble guère être à sa place en conclusion" (op. cit. p.401). 
     Il est certes difficile de soutenir une telle hypothèse. Nous avons déjà noté que cette strophe finale, détachée du corps du poème par un tiret, constitue une sorte de conclusion, possédant par rapport au reste du texte une sorte d'autonomie. La syntaxe s'assagit (pas d'apostrophes, d'effets anaphoriques ou énumératifs). La tonalité, essentiellement mélancolique ("pleurent"; "sinistrement"), contraste avec les strophes précédentes où dominent l'exaltation, la colère, et même l'espoir : le poète décrit un paysage d'après la bataille où ressort l'image des "murailles rougies", c'est à dire du "mur des fédérés", où se déroula effectivement le dénouement de la bataille de Paris. L'effet de chute est donc manifeste et voulu.
    Cependant, la réaction de Suzanne Bernard est compréhensible et elle a l'intérêt d'attirer notre attention sur une particularité de cette conclusion. Ce qui peut paraître étrange, en effet, dans cette strophe, c'est qu'après avoir dressé un tableau des jours qui ont suivi la Commune, et après nous avoir conduit de la colère contre les vainqueurs à l'espoir d'une revanche, Rimbaud semble nous renvoyer en arrière dans le temps (exécutions de la Semaine sanglante) et dans les sentiments (désespoir consécutif à la défaite). Au fond, ce que suggère Suzanne Bernard, non sans quelque logique, c'est que ce quatrain aurait été mieux à sa place en introduction. Mais tel n'a pas été le choix fait par Rimbaud. 
     Il est donc intéressant de se demander (et c'est ce que Suzanne Bernard aurait dû faire plutôt que de "corriger" Rimbaud) quelle a été l'autre logique ayant présidé au choix de l'auteur. Rimbaud a probablement souhaité une fin déceptive, faisant retomber l'exaltation des strophes précédentes et ramenant à la morne réalité. Il est coutumier de ce genre de chutes. À la lumière de cette clôture de texte, le discours du poème apparaît rétrospectivement comme une flambée rhétorique sans poids sur le réel. Venant immédiatement après un mouvement du texte qui tend à présenter la poésie comme une arme et personnifie les strophes elles-mêmes sous l'apparence de passionarias sautant à la gorge des bourreaux ("Ses strophes bondiront : voilà ! voilà ! bandits !"), le contraste est saisissant. Le poème n'aura été au fond qu'un accès de rage sans efficace, un exutoire de la violence intérieure du poète, un rêve de revanche, un emportement d'enthousiasme chimérique. Cette fin pourrait rappeler celle d'un poème comme "Qu'est-ce pour nous mon cœur que les nappes de sang..." où, après avoir rêvé à haute voix de faire sauter la planète avec tous ses méchants, le poète s'écrie : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours !"


 

 

 

Bibliographie

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