Le Cœur
supplicié.
Mon triste cœur bave
à la poupe ...
Mon cœur est plein de caporal!
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal!
Ithyphalliques et
pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l'ont dépravé.
Quand ils auront tari
leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
|
|
Malgré son titre pathétique, le poème
propose une anecdote plutôt grotesque : le narrateur se trouve
sur un bateau et s'est placé à la
poupe pour vomir, sous les
moqueries de ses compagnons (strophe 1) ; mais on comprend bientôt qu'il
est
en train de subir une sodomisation de la part d'un groupe de soldats
priapiques et avinés. Il sent son "cœur" souillé et en
appelle aux flots purificateurs de la mer (strophes 2 et 3).
La
question finale : "comment agir ?" n'est pas facile à
interpréter. On a avancé une interprétation politique du texte, tant les
violences endurées par ce "cœur" rappellent celles que subit la "putain
Paris" dans L'Orgie parisienne. Le viol ne serait-il pas, ici
comme là, une allégorie de la répression de la Commune de Paris ?
D'où la récurrence des allusions à l'univers militaire ("pioupiesque",
"caporal", "troupe", "soupe"). On peut ajouter à cela une lecture biographique de
l'interrogation angoissée sur quoi s'achève le poème
à la lumière de la lettre à Georges
Izambard où le poème trouve place. Rimbaud évoque dans cette
lettre la vie dépravée et la situation précaire qui sont les siennes
à Charleville en ce mois de mai 1871, sans argent, se faisant
"entretenir" par des compagnons qu'il méprise (compagnons de
bistrot et, peut-on supposer, de beuverie et de débauche) :
l'anecdote du poème pourrait fort bien être comprise sous ce rapport comme une
représentation allégorique de la situation vécue. Par ailleurs,
comme l'autre "lettre du voyant", celle-ci témoigne du besoin
d'agir, d'agir politiquement, qui s'impose au jeune poète en ces temps
de révolution communeuse. Ce que nous savons des activités politiques
de Rimbaud pendant son séjour à Douai de septembre-octobre 70,
confirme cette préoccupation. Or, la lettre qui contient "Le Cœur
supplicié" montre aussi les hésitations du jeune homme. Il se
sent englué dans une vie médiocre et dégradante, et coupable de s'y
complaire alors que tout (ses convictions politiques, l'idée qu'il se
fait de la poésie) devrait le porter vers cette :
"bataille de
Paris, où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je
vous écris !"
D'où, sans doute, ce cri de désarroi :
"Comment agir, ô cœur volé ?"
Le texte est représentatif de la poésie
nouvelle que Rimbaud est en train d'élaborer au printemps 1871 :
antilyrisme, polysémie du vocabulaire, multiplication des niveaux de
lecture et des perspectives symboliques. Mais ce qui frappe par dessus
tout dans "Le Cœur supplicié", c'est la façon dont la
tonalité pathétique finit par l'emporter sur tout l'arsenal parodique
(la fantaisie évoquée par Rimbaud dans sa présentation du
poème). Le contraste est saisissant, sur ce point, entre l'atmosphère
du poème et le ton provocateur et plein de superbe de la lettre par
laquelle Rimbaud l'adresse à son ancien professeur, Georges Izambard.
Ce qui nous émeut dans le poème tient moins au texte lui-même qu'au
lien que nous établissons entre ce qui nous est raconté et ce que nous
savons ou croyons deviner de la vie et de la personnalité de l'auteur.
Peu importe, de ce point de vue, que les clés biographiques alléguées
par les uns ou les autres aient un fondement ou pas. Peu importe que le
narrateur ne puisse pas être totalement identifié à l'auteur. Car
nous sentons que dans ce poème Rimbaud parle de lui, du "mouchoir
de dégoût qu'on [lui] a enfoncé dans la bouche" (lettre à
Demeny du 28 août 1871). Et, du coup, la trivialité forcée du texte
nous apparaît comme un masque, et les efforts faits par l'auteur pour
se cacher derrière ce masque renforcent en réalité chez le lecteur
l'intuition de sa détresse. Paradoxalement, ce poème de combat
antilyrique est un puissant exemple de lyrisme personnel, d'un genre
nouveau.
>>> Panorama
critique et commentaire
|